Notes de programme

Alexander Melnikov

Lun. 30 sept. 2024

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Programme détaillé

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Fantaisie chromatique et Fugue en ré mineur, BWV 903

[12 min]

Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) 
Fantaisie en fa dièse mineur, Wq 67, H 300

[12 min]

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Fantaisie en ut mineur, KV 475

[13 min]

Felix Mendelssohn Bartholdy (1809-1847)
Fantaisie en fa dièse mineur, op. 28, «Sonate écossaise»

I. Con moto agitato
II. Allegro con moto 
III. Presto

[11 min]

 

--- Entracte ---

Frédéric Chopin (1810-1849)
Fantaisie en fa mineur, op. 49

[10 min]

Alexandre Scriabine (1872-1911)
Fantaisie en si mineur, op. 28

[10 min]

Alfred Schnittke (1934-1998)
Improvisation et Fugue

[6 min]

Distribution

 

Alexander Melnikov clavecin, pianoforte et piano

Instruments joués :

  • Clavecin à deux claviers, copie de P. Donzelague / Christoph Kern, 2020
  • Pianoforte copie de Anton Walter, Wien 1795 / Christoph Kern, 2007
  • Pianoforte copie de Conrad Graf, Wien 1826 / Christoph Kern, 2020
  • Pianoforte d’Ignace Pleyel, instrument original, Paris 1848
  • Piano Steinway & Sons modèle D
     

Introduction

Sur cinq instruments différents (un clavecin, trois pianoforte et un piano moderne), Alexander Melnikov embrasse deux siècles et demi de répertoire et de facture instrumentale, dans une exploration du genre de la fantaisie. En allemand, fantasieren signifie tout à la fois imaginer, inventer ou délirer. En musique, le terme se traduit par une liberté formelle donnant parfois l’impression de l’improvisation, mais traduit aussi une plongée souvent bouillonnante dans les méandres les plus profonds de l’âme. Chez Bach, vers 1720, la fantaisie s’oppose à la fugue, forme complexe et construite s’il en est. Chez Mozart (1785), elle est offerte à une élève et amie proche, Theresa von Trattner. Deux ans plus tard, la Fantaisie en fa dièse mineur reflète les impressionnants talents d’improvisateur de Carl Philipp Emanuel Bach. Souvenir de son «grand tour» en Écosse, la Fantaisie op. 28 de Mendelssohn (1830) prend le tour d’une sonate en trois mouvements. La Fantaisie op. 49 de Chopin (1841) est qualifiée parfois de «cinquième Ballade» en raison de son caractère épique. La Fantaisie op. 28 de Scriabine (1900) s’inscrit dans son sillage, marquant le romantisme finissant, tandis qu’en Union soviétique l’Improvisation et Fugue (1965) montre Alfred Schnittke avide de découvrir les avant-gardes occidentales.

(Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon)

Les œuvres

Johann Sebastian Bach
Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur, BWV 903
Composition :
vers 1720, révision vers 1730.

Carl Philipp Emanuel Bach
Fantaisie en fa dièse mineur, Wq 67, H 300
Composition :
1787.

Wolfgang Amadeus Mozart
Fantaisie en ut mineur, KV 475
Composition :
achevée à Vienne le 14 octobre 1785.
Dédicace : à Theresa von Trattner.

Felix Mendelssohn Bartholdy
Fantaisie en fa dièse mineur, op. 28, «Sonate écossaise» 
Composition :
1830, 1833.
Dédicace : à Ignaz Moscheles.

Frédéric Chopin
Fantaisie en fa mineur, op. 49
Composition :
1841.

Alexandre Scriabine
Fantaisie en si mineur, op. 28
Composition :
1900.

Alfred Schnittke
Improvisation et Fugue
Composition :
1965.
Création : Moscou, avril 1973, par Vladimir Krainev au piano.

La fantaisie, qui sert de fil conducteur au programme de ce récital, est un genre instrumental protéiforme qui a traversé les siècles et les styles, en conservant toutefois quelques constantes : la mise en avant de l’imagination (en allemand, fantasieren signifie imaginer, inventer, fantasmer, délirer…), la liberté formelle, l’imprévisibilité des enchaînements, l’impression d’une improvisation en train de se créer. Il ne s’agit pas là d’œuvres «fantaisistes», légères et humoristiques mais, le plus souvent, de créations profondes et personnelles, dont le caractère peut passer rapidement de l’introspection à une extériorisation exacerbée des affects.

L’une des plus célèbres fantaisies pour clavier est celle qui a fonction de prélude dans le diptyque de Johann Sebastian Bach intitulé Fantaisie chromatique et Fugue, page singulière par l’audace de son langage, son intensité expressive et sa virtuosité flamboyante. Le chromatisme acquiert dans le style baroque une puissance théâtrale pour exprimer la douleur et les tourments de l’âme. Dans la cadre du langage tonal solidement établi de l’époque de Bach, il permet de créer des ambiguïtés dans l’enchaînement des accords, jusqu’au paradoxe, produisant des effets rhétoriques extrêmes. Contrairement à la fantaisie où règnent la discontinuité et l’esprit d’improvisation, la fugue qui la suit est une construction contrapuntique foisonnante à trois voix d’une continuité absolue, sur un sujet aux inflexions chromatiques ascendantes, qui marque la reconquête de l’objectivité, de l’ordre et la raison. 

La Fantaisie en fa dièse mineur de Carl Philipp Emanuel Bach est une œuvre tardive, composée en 1787, un an avant sa mort. L’abondance des notations de nuances figurant sur le manuscrit autographe indique sans ambiguïté qu’elle est destinée à l’instrument expressif qu’est le pianoforte. Le deuxième fils de Johann Sebastian Bach a été évidemment marqué par l’apprentissage musical reçu de son père. Il possède néanmoins un style personnel, cultivant l’empfindsamer Stil (style sensible) et les emportements préromantiques du Sturm und Drang. Comme la plupart des claviéristes de son temps, c’était un grand improvisateur, et cette fantaisie semble être l’écho des séances où il hypnotisait son auditoire privé avec l’audace de son inspiration. Mais malgré son apparence décousue, cette œuvre d’une durée inusitée (environ 12 minutes.), d’une liberté telle qu’elle abandonne la plupart du temps les barres de mesures, est solidement structurée sur la récurrence de trois motifs fortement caractérisés. 

Avec Mozart, nous changeons d’univers esthétique : en 1785, le style classique viennois est déjà parvenu à son plein épanouissement. Et pourtant, la Fantaisie en ut mineur KV 475 est antérieure de deux ans à celle de Carl Philipp Emanuel Bach ! Tout en conservant une grande liberté formelle et un vaste éventail de tonalités, la pensée musicale de Mozart semble moins soumise à l’humor fluctuante de l’improvisation, au profit d’une plus grande profondeur dans l’expression. Mozart a publié cette fantaisie en préambule à la Sonate en ut mineur KV 457, et a dédié les deux œuvres à une amie chère, Theresa von Trattner, à laquelle des sentiments profonds l’attachaient dans doute. C’est aussi l’époque où il se tourne vers la franc-maçonnerie ; des interrogations métaphysiques trouvent peut-être également un écho dans cette œuvre inspirée. 

À l’orée du romantisme, le jeune Mendelssohn sait ce qu’il doit à la figure tutélaire de Johann Sebastian Bach, qu’il a contribué à faire redécouvrir au grand public, et au style pianistique délié de Mozart. Sa Phantasie op. 28, intitulée également Sonate écossaise, hésite entre la liberté de l’improvisation (premier mouvement où alternent des arpèges aériens et un motif à la nostalgie pénétrante) et la construction rigoureuse d’une forme sonate (le Presto final). Elle est dédiée au pianiste et compositeur Ignaz Moscheles, qui l’a reçu à Londres en 1829 lors de son «grand tour». Cet été-là, Mendelssohn a eu l’occasion de découvrir l’Écosse, dont les paysages sauvages et les légendes ossianiques ont inspiré quelques-unes de ses œuvres les plus célèbres (ouverture Les Hébrides, Symphonie «écossaise»).

La Fantaisie op. 49 de Chopin est une grande pièce isolée, œuvre magistrale extrêmement construite (mais selon une forme non conventionnelle) que l’on considère parfois comme la «cinquième Ballade». Elle en adopte en effet le ton épique, l’héroïsme pianistique, et une couleur souvent tragique et funèbre. Aucun récit extra-musical ne la sous-tend : c’est une pure imagination musicale qui s’épanche, selon l’inspiration profonde du compositeur, dans la rêverie élégiaque comme dans l’exaltation.

Les œuvres du premier Scriabine doivent beaucoup à Chopin, dont il prolonge la veine épique et passionnée. Sa Fantaisie op. 28 est une sorte de mouvement de sonate fondé sur deux thèmes contrastés qui demande à l’interprète un héroïsme hors du commun. L’écriture pianistique est sans cesse en quête de paroxysme : la moindre ligne mélodique, le moindre motif de basse se présentent au minimum en octaves, souvent remplies d’accords appuyés, conquérant tout l’ambitus du clavier dans une puissance résolument orchestrale. La théâtralité du geste se veut l’expression de la démesure d’un romantisme finissant en apothéose. 

Quand le compositeur soviétique Alfred Schnittke a composé son Improvisation et Fugue, en 1965, il était avide de découvrir les innovations introduites par les avant-gardes occidentales qui pouvaient parvenir à sa connaissance à travers le rideau de fer. Il en étudiait les codes et les techniques, pour les adopter ou bien les rejeter en connaissance de cause. Quoi de plus éloigné, en principe, qu’une improvisation et une fugue, cette dernière étant censée mettre en œuvre le type d’écriture le plus élaboré de la musique savante occidentale ? (Pourtant, les claviéristes improvisateurs se livrent fréquemment à l’exercice de l’improvisation d’une fugue, à l’instar de leur père à tous, Johann Sebastian Bach !) Dans cette œuvre de Schnittke, l’improvisation et la fugue ont des rapports de contraste et complémentarité : la première est essentiellement harmonique, à base d’accords riches allant peu à peu vers le cluster (grappe de sons chromatiques agrégés), alors que la seconde développe un contrepoint pointilliste, très rythmé, à partir d’un sujet dodécaphonique (utilisant le total des douze notes de la gamme chromatique). Mais au paroxysme de ce développement, le compositeur réintroduit les clusters, amplifiant les résonances harmoniques introduites dans l’improvisation initiale. Clusters et carillons atonals sont ici deux manières complémentaires d’incarner le chromatisme que l’on trouvait déjà chez Bach ! 

– Isabelle Rouard