◁ Retour au concert du mar. 26 nov. 2024
Programme détaillé
Concerto en si bémol majeur op. 8/7, «Alla Portuguesa»
Extrait du recueil Le Bizzarie universali (1728)
I. Allegro
II. Largo e pia[no]
III. Allegro
[10 min]
Concerto à quatre avec clavecin obligé en sol mineur
I. Allegro
II. Adagio
III. Allegro assai
[14 min]
Sonate pour clavecin en sol mineur, K 8
[3 min]
[4 min]
[5 min]
Concerto à quatre avec clavecin obligé en la majeur
I. Allegro
II. Adagio
III. Giga allegro
[6 min]
--- Entracte ---
Concerto grosso n° 5, en ré mineur, d’après Domenico Scarlatti
Extrait de Twelve Concertos in seven parts done from two Books of Lessons for the harpsichord composed by Sign. Domenico Scarlatti, 1744
I. Largo
II. Allegro
III. Andante moderato
IV. Allegro
[8 min]
Sonate pour clavecin en mi majeur, K 380
[5 min]
[4 min]
Quintettino en ré mineur op. 30/6, «La musica notturna delle strade di Madrid»
Transcription pour clavecin et orchestre d’Andreas Staier
I. Ave Maria : Imitando il tocco dell’Ave Maria della Parrochia
II. Minuetto
III. Rosario : Largo assai
IV. Los manolos : Passa Calle – Allegro
V. Ritirata con variazioni : Tempo di marcia
[16 min]
Distribution
Orquestra Barroca Casa da Música
Andreas Staier clavecin et direction
Introduction
Le projet À portuguesa ! [À la portugaise !], qui s’est concrétisé en 2018 dans un album chez Harmonia Mundi, révèle les influences croisées entre la péninsule Ibérique et les musiciens italiens et anglais, notamment sous le brillant règne de Jean V du Portugal (de 1706 à 1750). On découvre deux concertos pour clavier du Portugais Carlos de Seixas, pionnier du genre avec Johann Sebastian Bach, dont malheureusement la plupart des manuscrits ont disparu lors du tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Le violoniste et compositeur britannique William Corbett a rapporté de ses voyages des concertos dans tous les goûts rassemblés dans le recueil Le bizzarie universali [Les Bizarreries universelles] (1728), celui «à la portugaise» étant toutefois de style italien. Rien d’étonnant si l’on voit le prestige de Domenico Scarlatti à la cour du Portugal puis à celle de Madrid, où il suivit sa royale élève Maria-Barbara – élève extrêmement douée pour laquelle il composa ses 555 sonates ou Essercizi pour clavecin. Très en vogue à Londres, où elles furent publiées en 1738-1739, ces pièces furent adaptées pour certaines sous la forme de douze concerti grossi par le compositeur britannique Charles Avison (1744). Dans la génération suivante, un autre compositeur italien, Luigi Boccherini, fit carrière en Espagne, au service notamment du frère du roi Charles III, l’infant Don Luis. La Musique nocturne des rues de Madrid (1780), dont la version originale est pour quintette à cordes avec deux violoncelles, est une vive peinture sonore des rues de Madrid et se termine par la pittoresque retraite aux flambeaux d’un régiment.
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Les œuvres
Au XVIIIe siècle, la péninsule ibérique vit dans un relatif isolement culturel, par rapport aux autres nations d’Europe. Les cours d’Espagne et du Portugal se caractérisent alors par une certaine austérité, régentées par une étiquette rigide. Mais leurs souverains respectifs (notamment Philippe V, petit-fils de Louis XIV qui a régné sur l’Espagne de 1700 à 1746, et Jean V du Portugal, souverain absolutiste et fastueux, de 1706 à 1750) souhaitent une plus grande ouverture au monde, et aspirent à se hausser au niveau de prestige des autres cours européennes. Pour cela, ils vont faire appel à des artistes étrangers, notamment des musiciens italiens dont le style s’exporte alors largement dans l’Europe entière. Rappelons la place prééminente du castrat Farinelli, appelé à Madrid en 1737 pour distraire les accès de neurasthénie de Philippe V, qui était devenu à la cour d’Espagne, sous le règne de son successeur Ferdinand VI, une sorte de ministre officieux des relations internationales.
La péninsule ibérique entretient aussi des liens commerciaux avec l’Angleterre (comme l’exportation des vins de Porto), et ce trafic maritime a sans doute favorisé les échanges culturels. La musique ibérique (y compris celle des Italiens exilés) trouve un écho favorable en Angleterre : l’édition de partitions originales et d’arrangements, ainsi que les programmes de concerts contribuent à sa diffusion.
Le compositeur britannique William Corbett, violoniste et directeur des orchestres des principaux théâtres londoniens au début du XVIIIe siècle, est l’un des premiers en Angleterre à écrire des concertos, genre italien par excellence. Entre 1711 et 1740, Corbett a vécu par intermittence en Italie, revenant occasionnellement dans sa patrie pour publier de la musique et se produire en concert. Il avait accumulé une certaine fortune et collectionnait les violons précieux et les partitions. Son recueil Le bizzarie universali [Les Bizarreries universelles] rassemble des concertos pour cordes et basse continue dont les sous-titres forment une sorte de carnet de voyage («alla genovese», «alla turinese», «alla parmegiana» «alla olandese», «alla veneziana», «alla spagniola» …). On y trouve aussi un concerto «alla portuguesa», qui a inspiré le titre du programme de ce concert. Cependant, à l’écoute de cette œuvre, d’un style résolument italien, il est difficile de discerner un quelconque particularisme lusitanien : selon le Britannique Corbett, c’est bien l’Italie qui semble avoir musicalement colonisé le Portugal !
Pourtant, il y a bien des compositeurs autochtones au Portugal à cette époque. Le plus remarquable d’entre eux est certainement Carlos de Seixas, claviériste virtuose qui avait été nommé organiste de la cathédrale Coimbra en succédant à son père à l’âge de 14 ans. Deux ans plus tard, en 1720, il fut nommé organiste de la cathédrale de Lisbonne et claveciniste de la cour de Jean V. La même année, il y rencontra Domenico Scarlatti, engagé pour enseigner le clavecin au frère cadet du roi et surtout à sa fille, Maria-Barbara, au talent musical exceptionnel. Le roi aurait souhaité que Seixas prenne des leçons auprès de Scarlatti, mais celui-ci, constatant la virtuosité, l’ingéniosité et les capacités d'improvisation de son jeune collègue, lui aurait dit que c’était à lui de lui demander des leçons. Scarlatti et Seixas eurent le temps de croiser leurs expériences et s’influencer mutuellement, jusqu’au départ de l’Italien pour Madrid en 1729.
Seixas est l’un des premiers compositeurs à écrire des concertos pour clavecin soliste et cordes, à la même époque que Johann Sebastian Bach (et certainement sans connaître les œuvres de celui-ci). Deux nous sont parvenus, rescapés de la destruction des manuscrits de Seixas lors du tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Dans celui en sol mineur, d’un caractère impétueux et plein d’énergie, le clavecin virtuose laisse la place, dans le bref mouvement lent central, à un violon solo qui joue une cantilène expressive. Le bref concerto en la majeur est certainement plus ancien, datant sans doute des années 1730, ce qui en ferait l’un des tout premiers concertos pour clavecin jamais écrits. Il se termine par une joyeuse gigue d’un dynamisme chorégraphique irrésistible.
Domenico Scarlatti, qui avait passé sa jeunesse dans l’ombre de son glorieux père Alessandro, était, en arrivant dans la péninsule ibérique, un compositeur italien parmi bien d’autres. Sa musique vocale religieuse et ses quelques opéras ne montraient presque rien du talent que le compositeur allait révéler plus tard en se consacrant exclusivement à la musique pour clavecin. En 1729, après avoir passé presque une décennie au Portugal, Domenico Scarlatti suivit à Madrid sa royale élève Maria-Barbara, lorsque celle-ci épousa l’infant Ferdinand d’Espagne. Ils furent couronnés souverains d’Espagne en 1746, et Scarlatti resta à leur service exclusif jusqu’à sa mort en 1757. Il avait en la personne de Maria-Barbara une élève d’une aptitude hors du commun qui avait mis la musique au centre de son existence, et il lui consacra tout son talent en composant un corpus de quelque 555 sonates pour le clavecin. Les seules sonates que Scarlatti a fait paraître de son vivant se trouvent dans le recueil des Essercizi per gravicembalo [Exercices pour clavecin] publié à Londres en 1738 et dédié au roi Jean V de Portugal, en reconnaissance de son admission dans l’ordre de chevalerie de Santiago. Ces 30 sonates en un mouvement, et quelques autres publiées en 1739 par le musicien anglo-irlandais Thomas Roseingrave (ami, admirateur et collectionneur des œuvres Scarlatti qu’il avait connu à Venise), sont les seules pages que pouvaient alors connaitre le public. Le reste était un trésor exclusivement réservé à Maria-Barbara, et Scarlatti, qui vivait dans le somptueux isolement des palais royaux, développa un style d’une originalité sans pareille.
Ses sonates sont des joyaux qui brillent d’un éclat étincelant : tantôt d’une éblouissante virtuosité ou bien d’une pénétrante nostalgie, elles intègrent des tournures hispanisantes, en imitant parfois les résonances de la guitare ou en adoptant des rythmes de danses populaires. On y trouve l’écho de joyeux carillons, des sonneries de chasse, ou encore des envolées giratoires où les mains se croisent et voltigent avec la plus grande dextérité.
«Lecteur, ne t'attends pas, que tu sois dilettante ou professeur, à trouver dans ces compositions une intention profonde, mais plutôt un ingénieux badinage de l’art pour t’exercer au jeu hardi sur le clavecin […]. Peut-être te seront-elles agréables, et plus volontiers alors obéirai-je à d’autres ordres de te complaire par un style plus facile et plus varié. Ne te montre donc pas plus juge que critique, et tu accroîtras ainsi ton propre plaisir. […] Vis heureux.»
Domenico Scarlatti, préface des Essercizi per gravicembalo
À la suite des publications londoniennes, une véritable vogue des sonates de Scarlatti s’est emparée de l’Angleterre. Le compositeur britannique Charles Avison en a adapté un certain nombre, en les transformant en douze Concerti grossi, adaptation fort réussie pour cette véritable gageure consistant à passer du clavier aux cordes, dont la technique et le rendu sonore sont très différents. Si elles perdent quelque peu leur écriture idiomatique originale, elles gagnent ainsi en ampleur, en matérialisant les contrastes d’écriture par les alternances de soli et tutti.
Un autre compositeur italien, Luigi Boccherini, fit plus tard une carrière en Espagne, de 1768 à sa mort en 1805, étant notamment au service du frère du roi Charles III, l’infant Don Luis. Violoncelliste de formation, il promut son instrument en composant des concertos, et surtout une abondante production de musique de chambre diffusée par l’édition dans toute l’Europe. Son œuvre la plus célèbre, outre un galant Menuet, est sans doute cette étonnante Musica notturna delle strade di Madrid [Musique nocturne des rues de Madrid] dont la version originale est pour quintette à cordes avec deux violoncelles. Ses cinq brefs mouvements constituent une sorte de tableau sonore des rues de Madrid, composé à l’intention de l’infant Don Luis qui était alors exilé de la cour et vivait retiré à Avila. Comme dans un tableau de Goya (que Boccherini rencontrera quelques années plus tard), les silhouettes des passants, manolos ou majos, religieux, mendiants et soldats, se dessinent par le seul jeu de l’évocation sonore. Le décor est planté avec le carillon de l’angélus, les guitares grattent les accords d’un rude menuet à la justesse approximative, de douces prières s’élèvent au son d’une clochette, de joyeux drilles s’égaillent dans les rues en dansant la passacaille, et pour finir une retraite aux flambeaux fait défiler un régiment qui s’approche aux roulements du tambour en une marche aux variations vigoureuses, puis s’éloigne et disparaît.
Comme Domenico Scarlatti, Boccherini, friand de trouvailles instrumentales, de timbres et d’accords insolites, est parvenu à saisir l’esprit de la musique ibérique et à en intégrer les rythmes, les sonorités, le climat sonore dans son propre style.
– Isabelle Rouard