Le Tombeau de Couperin de Ravel
◁ Retour au concert des jeu. 25 et sam. 27 nov. 2021
Programme détaillé
Concerto brandebourgeois n° 1, en fa majeur, BWV 1046
I. (sans indication de tempo)
II. Adagio
III. Allegro
IV. Menuet – Trio I – Polonaise – Trio II
[20 min]
Le Tombeau de Couperin
I. Prélude. Vif
II. Forlane. Allegretto
III. Menuet. Allegro moderato
IV. Rigaudon. Assez vif
[20 min]
Concerto pour violon et instruments à vent op. 12
I. Andante con moto
IIa. Notturno
IIb. Cadenza
IIc. Serenata
III. Allegro molto, un poco agitato
[33 min]
Orchestre national de Lyon
Gordan Nikolić violon et direction
Concert sans entracte.
Introduction
Cette semaine, l’Orchestre national de Lyon accueille Gordan Nikolić, qui le dirigera du pupitre. Nikolić : un maître du violon, une montagne d’énergie, un iconoclaste, un poète… un musicien en constante recherche de liberté dans sa pensée et dans sa pratique musicale.
Gordan Nikolić vous fait entendre les œuvres familières avec des oreilles neuves. Il cherche toujours ce qui peut se cacher derrière les notes et fait ensuite ce qu’il appelle souvent «une proposition» à ses collègues sur scène et au public. Comme s’il voulait nous dire : écoutez, vous pensez que Bach ressemble à cela, mais que se passerait-il si je le jouais de cette manière ?
Cette liberté par rapport aux conventions fait que c’est une joie de monter des programmes avec lui. Le secret est de ne rien prendre pour acquis. Pourquoi ne pourrions-nous pas mélanger musique de chambre et pièces orchestrales, ou commencer par la symphonie ? Il s’agit de changer les manières conventionnelles d’écouter pour s’ouvrir à un nouveau monde d’expériences.
Dans le programme de ce soir, toutes les œuvres reliées à de multiples niveaux. Le Premier Concerto brandebourgeois de Bach est lié au Concerto pour violon de Kurt Weill en raison de l’utilisation du violon comme instrument soliste. Les trois œuvres du programme contiennent toutes des formes liées aux suites de danses baroques – ou tout au moins des allusions à ces formes. Et Ravel est lié à Weill, car leurs œuvres ont été écrites pendant et immédiatement après la Première Guerre mondiale et peuvent être considérées comme des souvenirs musicaux d’amis et de collègues.
– Ronald Vermeulen
Délégué artistique
Bach, Concerto brandebourgeois n° 1
Composition : Köthen, avant 1721 (1718-1720 ?).
Dédicace : au margrave Christian Ludwig de Brandebourg en mars 1721.
Après plusieurs années passées à la cour de Weimar, Johann Sebastian Bach obtint en 1717 le poste de Kapellmeister (maître de chapelle) auprès du prince Léopold d’Anhalt-Köthen. Calviniste, ce dernier proscrivait la musique religieuse à la cour mais offrit en contrepartie à Bach de travailler avec d’excellents musiciens d’orchestre : la période de Köthen (1717-1723) fut donc pour lui particulièrement fertile en œuvres instrumentales.
Retouchant et complétant une série d’œuvres plus anciennes, le compositeur rassembla en 1721 six Concerts avec plusieurs instruments pour les offrir au margrave de Brandebourg rencontré deux ans plus tôt, sans doute dans l’espoir d’obtenir une charge à Berlin.
Jamais publiées du vivant de Bach – et peut-être jamais jouées non plus –, ces œuvres s’inscrivent dans la mouvance du concerto grosso, genre instrumental élaboré en Italie dans le dernier quart du XVIIe siècle. Associant les principes de la suite française et de la sonate italienne à ceux du style concertant vénitien, le concerto grosso fait s’opposer un petit groupe de solistes virtuoses, le concertino, et un groupe plus important, le ripieno, les deux groupes s’unissant dans des moments de tutti.
Dans les Concertos brandebourgeois, Bach s’émancipe cependant de la forme originelle du concerto grosso pour lui conférer une densité nouvelle. S’inspirant de ses propres cantates et du concerto avec soliste de Vivaldi, il mêle contrepoint rigoureux, virtuosité débridée et combinaisons instrumentales inédites pour créer six œuvres très originales, chacune marquée par des couleurs différentes.
Ainsi, le Concerto brandebourgeois n° 1, écrit pour deux cors, trois hautbois, basson, violon (à l’origine un violon piccolo) et orchestre à cordes, s’inscrit assez nettement dans l’univers du plein air et de la chasse. Par sa pompe évoquant les fêtes versaillaises de Michel-Richard de Lalande, c’est le plus français des six concertos. Aux trois mouvements vif, lent, vif du concerto italien, Bach associe d’ailleurs un quatrième mouvement en forme de suite de danses typique du style instrumental français.
Sans relever du concerto grosso au sens strict, puisque la partition ne distingue pas de concertino, il en utilise le principe d’opposition de textures sonores : après un premier mouvement rapide et virtuose qui joue des oppositions de masse, un mouvement lent au ton relatif mineur met en avant hautbois, basson et violon dans de longues lignes mélodiques cantabile. À l’image du premier, le troisième mouvement, virtuose et allègre, fait la part belle aux cors et violon, avant le quatrième mouvement, qui conclut joyeusement l’œuvre en faisant alterner un menuet avec deux trios et une polonaise, danses de style populaire et léger, à l’instar du deuxième trio conçu sur de brillantes sonneries de chasse.
– Coline Miallier
Ravel, Le Tombeau de Couperin
Composition : de 1914 à 1917 (version piano), 1919 (version orchestrale).
Création : Paris, salle Gaveau, 11 avril 1919, par Marguerite Long, concerts de la Société de musique indépendante (version piano). Paris, 28 février 1920, aux Concerts Pasdeloup (version orchestrale).
Dédicaces : à la mémoire du lieutenant Jacques Charlot (Prélude), à la mémoire du sous-lieutenant Jean Cruppi (Fugue), à la mémoire du lieutenant Gabriel Deluc (Forlane), à la mémoire de Pierre et Pascal Gaudin (Rigaudon), à la mémoire de Jean Dreyfus (Menuet), à la mémoire du capitaine Joseph de Marliave (Toccata).
Tombeau : composition poétique à la mémoire d’un personnage défunt, le tombeau prend couramment place parmi les pièces de caractère dans la suite de danse baroque française, du milieu du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle.
Lorsqu’il s’attela à la composition d’une Forlane pour piano, en 1914, Maurice Ravel (1875-1937) cherchait moins à rendre hommage à François Couperin (1668-1733) qu’au répertoire de clavier français du XVIIIe siècle dans son ensemble. S’appuyant sur le passé dans une démarche néoclassique, à l’image de plusieurs de ses contemporains (parmi lesquels Claude Debussy), Ravel explorait ainsi de nouveaux horizons musicaux bien éloignés du postromantisme déployé alors dans une grande partie du monde musical européen.
Fervent patriote, Ravel ne versa cependant jamais dans l’anti germanisme, alors fréquent chez les compositeurs du début du XXe siècle : dégagé de toute xénophobie, son goût pour la musique baroque française résidait dans ses seules qualités – clarté des formes, transparence des harmonies, virtuosité tintée d’élégance et de légèreté. La musique ancienne ouvrait ainsi pour lui un nouveau champ d’inspiration, en marge du lyrisme romantique.
Interrompue par l’engagement militaire de Ravel, la composition de la pièce reprit lorsqu’il fut réformé, au printemps 1917. L’œuvre s’étoffa alors, Ravel adjoignant à cette première forlane d’autres pièces évoquant la musique baroque par leur forme ou leur principe de composition : même si Le Tombeau de Couperin n’adopte pas l’ensemble des codes régissant la suite de danse française, il s’en inspire largement.
Ravel conserve ainsi le principe d’alternance de courtes pièces de tempos et caractères variés, unies par des liens tonals forts. De même, il ouvre l’œuvre par un prélude de forme libre, à la manière des Ordres de Couperin ou des suites pour clavier de Rameau, et l’achève par une toccata, pièce habituellement placée en début de suite mais néanmoins caractéristique du répertoire de clavier depuis la fin du XVIe siècle.
Le projet prit une profondeur nouvelle lorsque Ravel dédia chacune des pièces à un camarade tombé sur le front. Deux ans plus tard, il orchestra quatre des six pièces pour petit orchestre symphonique, version créée à Paris sous la direction de René-Bathon.
Un motif tourbillonnant traverse le «Prélude », énoncé d’abord par le hautbois puis circulant vivement d’un pupitre à l’autre de l’orchestre. Le tissu orchestral s’émaille d’ornements rappelant les agréments de la musique baroque française.
Structurée par un rythme pointé d’inspiration baroque, la «Forlane» manifeste toute la pompe d’une danse de cour, mais parsemée de nombreuses dissonances, accords grinçants et modulations audacieuses qui lui confèrent un caractère grimaçant et primesautier.
D’inspiration pastorale – là encore le hautbois joue un rôle prépondérant –, le «Menuet» conserve la structure tripartite de la forme originale en déployant en son centre une musette rêveuse. L’œuvre s’achève sur un «Rigaudon» virtuose, volontairement alourdi d’épais accents marquant les accords parfaits – une manière de renforcer son côté populaire. Là encore, Ravel fait chanter le hautbois dans une partie centrale contrastante d’une grande douceur, avant le retour abrupt et joyeux de la danse paysanne.
– CM
Le podcast
Weill, Concerto pour violon
Composition : Berlin, printemps 1924.
Création : Paris, 11 juin 1925, Société internationale de musique contemporaine, par Marcel Darrieux et l'Orchestre des Concerts Walter Straram sous la direction de Walter Straram.
Création allemande : Dessau, octobre 1925, par Stefan Frenkel.
Dédicace : à Joseph Szigeti.
Reconnu avant tout pour sa collaboration avec Bertolt Brecht, Kurt Weill (1900-1950) composa de nombreuses œuvres scéniques – opéras, Songspiele, ballets, comédies musicales, musiques de scène, de films et lieder avec accompagnement d’orchestre. De genres très divers, ces œuvres ont néanmoins en commun d’être élaborées à partir d’un argument, support littéraire ou poétique, souvent très engagé politiquement, qui les structure par-delà la musique. Dès l’âge de 25 ans, Weill commença en effet à écrire pour la scène et s’épanouit dès lors dans cet univers qu’il ne quitta plus de toute sa carrière.
Cependant, quelques œuvres de jeunesse subsistent, qui ne sont structurées par aucun argument extra-musical : c’est le cas du Concerto pour violon et instruments à vent op. 12, œuvre de la première maturité composée en 1924, juste avant la rencontre de Weill avec le théâtre – et dix ans avant qu’il ne s’exile aux États-Unis, poussé par la montée du nazisme.
Élève de Ferruccio Busoni (1866-1924) à l'Académie prussienne des arts de Berlin de 1921 à 1923, Weill était resté très proche de son ancien professeur ; la composition du Concerto pour violon fut donc marquée par la longue maladie de Busoni, auquel le jeune homme rendit visite quotidiennement jusqu’à sa mort, le 27 juillet 1924, un mois après l’achèvement du concerto. L’atmosphère sombre de l’œuvre – en particulier le caractère funèbre du premier mouvement – témoigne de la douleur ressentie par le compositeur.
Weill proposa la création du concerto au violoniste hongrois Joseph (József) Szigeti : enthousiasmé par la proposition, Szigeti ne put néanmoins s’exécuter, occupé par de précédents engagements. Ce fut donc Marcel Darrieux qui assura la création de l’œuvre à Paris, dans le cadre de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925.
Moderne, l’œuvre l’est résolument : par sa formation orchestrale originale, d’abord – violon soliste et orchestre à vents, complété de percussions et quatre contrebasses. Si Weill ne connaissait pas encore le Concerto pour piano et instruments à vent d’Igor Stravinsky, la formation orchestrale s’inspire cependant de l’audition de L’Histoire du soldat, que le compositeur avait entendue durant l’été 1923. Par son orchestration, ensuite, qui utilise de nombreux solos instrumentaux et traite l’orchestre comme un ensemble de chambre, avec une grande clarté de texture ; moderne enfin par la diversité des styles employés au cours de l’œuvre.
Structuré en trois mouvements, le concerto s’ouvre sur un «Andante con moto» expressionniste et violent. D’abord dévolu aux deux clarinettes, un thème atonal se déploie largement avant de passer au violon solo, qui paraît d’abord n’être qu’un soliste parmi les autres ; un contrepoint dense et dissonant s’élabore peu à peu, puis accélère rythmiquement (les croches deviennent doubles, puis triples croches) tandis que la pièce se dirige vers un grand climax, sommet d’un vaste crescendo mené par une ligne de violon véloce et virtuose. Après un moment de suspension marqué par un solo de cor fébrile, le contrepoint réapparaît avant de se disloquer progressivement, gagné par le silence.
Le deuxième mouvement présente trois parties contrastantes. La première est un «Notturno» sautillant et plein d’ironie : aux pizzicati des contrebasses répondent les accents secs du xylophone et le staccato heurté des bois, dans une parodie de danse rappelant la manière néoclassique de Stravinsky ou Paul Hindemith. La deuxième partie, lyrique et enfiévrée, déploie des traits de violon d’une prodigieuse virtuosité. Très libres d’expression comme de tempo, ainsi que le laisse entendre le titre («Cadenza»), ces traits a cappella sont ourlés de longs solos cantabile de la trompette. Dans la troisième partie, «Serenata», Weill semble mêler les textures et styles des deux parties précédentes : le lyrisme émouvant et serein du violon, dans l’aigu de sa tessiture, contraste avec l’ironie mordante des bois en staccatos.
Le dernier mouvement, enfin, renoue avec le caractère violent du premier. Marqué par une scansion incessante de la pulsation, souligné d’accents et traversé de crescendos brutaux, il s’apaise en son milieu, dans un passage presque tonal rendu féerique par un doux clapotis de bois en trémolos. Un soudain retour de l’allegro balaie la douceur centrale et précipite la fin de l’œuvre : après une course haletante du violon en longs traits chromatiques, Weill clôt le concerto, avec beaucoup d’ironie, par des trilles cadentiels esquissant à l’arraché une cadence parfaite refermée par les seules timbales.
– CM