Beethoven - Symphonie n°3, «Héroïque»
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Programme détaillé
LAMENTATION ON THE DISASTERS OF WAR
[LAMENTATION SUR LES DÉSASTRES DE LA GUERRE]
[10 min]
Concerto pour violon n° 2, en sol mineur, op. 63
I. Allegro moderato
II. Andante assai
III. Allegro, ben marcato
[26 min]
--- Entracte ---
Symphonie n° 3, en mi bémol majeur, op. 55, «Sinfonia eroica»
I. Allegro con brio
II. Marcia funebre : Adagio assai
III. Scherzo : Allegro vivace – Alla breve – Tempo primo
IV. Finale : Allegro molto – Poco Andante – Presto
[50 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Sergueï Krylov violon
France 3 AURA partenaire de l’événement.
Al-Zand, Lamentation sur les désastres de la guerre
Composition : 2006.
Création : Houston (Texas, États-Unis), Zilkha Hall, 30 avril 2006, par l’Enso String Quartet (Maureen Nelson et John Marcus, violon | Robert Brophy, alto | Richard Belcher, violoncelle), Katherine Lewis (alto) et Valdine Ritchie (violoncelle).
Lamentation on The Disasters of War [Lamentation sur les désastres de la guerre], pour sextuor à cordes, repose sur de poignantes gravures inspirées à Francisco de Goya par les guerres napoléoniennes de 1808 en Espagne. L’œuvre a été composée en 2006 en réponse à l’invasion américaine de l’Irak, un pays où résident encore des membres de ma famille. C’est une élégie pour les victimes de la guerre et un plaidoyer pour la paix à notre époque. Il en existe également une version pour orchestre à cordes.
L’entrée de Napoléon en Espagne en 1808 a marqué le début d’une guerre brutale et finalement vaine. Même si l’armée française était alors la superpuissance mondiale, les six années de conflit sanglant qui suivirent prouvent que même «l’envahisseur le plus déterminé, doté d’armées puissantes et de renseignements abondants sur l’ennemi, peut commettre des erreurs de jugement confinant à la folie» (1). La décision malheureuse prise par Napoléon de marcher sur l’Espagne est en partie due à sa propre arrogance, qui l’a empêché de prévoir la résistance que son occupation allait susciter. Comme il l’a écrit à l’un de ses officiers supérieurs, il trouvait le peuple espagnol «vil et lâche, à peu près comme j’ai trouvé les Arabes» et il était convaincu que lorsqu’il apporterait «les mots liberté, libération de la superstition, destruction de la noblesse, [il] serai[t] bien accueilli», ajoutant : «Vous verrez comment ils me considèrent comme le libérateur de l’Espagne.»
Entre autres choses, la guerre a fait entrer un nouveau mot dans le lexique militaire : guérilla. Des bandes d’insurgés opéraient dans les montagnes, sapant continuellement les forces françaises en hommes et en moral par des enlèvements, des tortures, des exécutions et des mutilations publiques. La population civile espagnole a été brutalisée par les deux parties au conflit, prise dans un cycle «d’oppression et d’outrage, d’atrocité et de contre-atrocité ; de pillage, de maraude, de famine, de mutilation, de torture et de meurtre» (2). Les habitants ont été battus et violés par les soldats, terrorisés et exécutés pour cause de traîtrise et chassés de chez eux par une violence et un bain de sang incessants. Finalement, des milliers de personnes ont fui ; leurs villes ont été conquises et reconquises, leurs maisons brûlées et rasées, leurs églises pillées et souillées. La campagne militaire a également provoqué une famine dévastatrice et généralisée. Au total, des dizaines de milliers de personnes sont mortes. Finalement, Napoléon a été chassé et la monarchie espagnole rétablie, mais s’est ouvert une nouvelle ère de pouvoir impitoyable et despotique sous la couronne de Ferdinand VII.
Francisco de Goya (1746-1828) a réalisé de 1812 à 1820 la série de 82 gravures connue sous le nom de Désastres de la guerre. Cette œuvre est à la fois une réponse à l’horrible conflit dont il a été témoin et un commentaire sur les ravages de la guerre en général. Ce qui distingue Désastres de la guerre des traitements antérieurs de sujets belliqueux, c’est le réalisme inébranlable de sa représentation (il s’agit presque d’une sorte de documentaire, d’un témoignage oculaire) et le refus de Goya de considérer l’une ou l’autre des parties au conflit comme ayant une supériorité morale absolue. L’imagerie est sombre et violente, son message profondément pessimiste.
Lamentation on the Disasters of War utilise une trentaine de gravures de Goya, qui peuvent être projetées derrière les musiciens avant l’exécution de la musique. Si ma pièce s’inspire des œuvres de Goya, elle ne cherche pas à représenter littéralement les événements et les actions décrits dans les images. Cette pièce est dédiée à mon cousin Husam Al-Zand (1966-2005), qui a été tragiquement tué en Irak l’année dernière, à sa femme et à ses enfants survivants, ainsi qu’au reste de ma courageuse famille à Bagdad. Que la paix soit avec eux.
– Karim Al-Zand (2006)
Traduction Auditorium-Orchestre national de Lyon
(1) Hughes, Robert : Goya (2003), p. 261.
(2) Best, Geoffrey : War and Society in Revolutionary Europe, 1770-1870 (1982), p. 174.
Le compositeur canado-américain Karim Al-Zand est né en 1970 à Tunis et a grandi à Ottawa, au Canada. Il a fait ses études à Montréal (Université McGill) et à Cambridge (Université Harvard). Depuis 2000, il enseigne la composition et la théorie musicale à Houston, à la Shepherd School of Music de la Rice University. Sa musique a des influences et des sources d’inspiration très variées, explorant les liens entre la musique et les autres arts, notamment les arts graphiques, les mythes et fables, la musique folklorique du monde entier, le cinéma, le jazz et son propre héritage moyen-oriental. Karim Al-Zand est membre fondateur de Musiqa, le premier ensemble de musique contemporaine de Houston.
Site de Karim Al-Zand.
Texte original de Karim Al-Zand.
Site présentant quelques-unes du cycle de gravures de Goya Désastres de la guerre.
Prokofiev, Concerto pour violon n° 2
Composition : 1935.
Création : Madrid, Teatro Monumental, 1er décembre 1935, par Robert Soetens et l’Orchestre symphonique de Madrid sous la direction d’Enrique Fernández Arbós.
«Je voulais que [le Second Concerto] fût tout à fait différent du Premier, par la musique comme par le style.»
Prokofiev
En regard des cinq concertos pour piano, les deux pour violon (1917 et 1935) semblent presque sages. Le compositeur Georges Auric, membre du groupe des Six, prétendait que le Premier sonnait comme du Mendelssohn. Le Second n’a pas non plus la modernité assumée des concertos pour piano, et les circonstances de sa genèse ne sont pas étrangères à ce fait.
Alors que la décennie 1930 vit tant d’artistes européens prendre le chemin de l’exil, elle marqua pour Prokofiev le retour sur la terre natale. Après la révolution d’Octobre, en 1917, il avait fui à New York, où il demeura jusqu’à son installation à Paris en 1923. Nostalgique des hivers russes et persuadé qu’un compositeur ne pouvait trouver sa véritable inspiration que dans ses racines, il accepta plusieurs tournées de concerts en URSS avant de s’installer à Moscou en 1936, assuré d’un poste au conservatoire.
Lui qui incarnait une avant-garde si audacieuse, ne se jetait-il pas dans la gueule du loup ? La perspective d’une vie confortable semble l’avoir emporté, d’autant que Prokofiev paraissait croire sincèrement à sa nouvelle mission : offrir au peuple soviétique une musique à la fois séduisante et ambitieuse, dont il formula la «nouvelle simplicité» dans un credo artistique, «Les Chemins de la musique soviétique», publié fin 1934 dans la revue Izvetsia. Il y appelait de ses vœux une musique «essentiellement mélodique», dont les thèmes – comme la forme et la technique – devaient être «clairs et simples» sans être «répétitifs ni triviaux», une musique qui parle «aux millions de gens qui auparavant, [en Union soviétique], n’avaient aucun contact avec la musique». Il balayait en outre toute tentation de néo-classicisme : «On ne doit pas rechercher la simplicité d’antan, mais une nouvelle forme de simplicité.»
Première commande soviétique, Lieutenant Kijé (1933) est à ses yeux le modèle de cette «nouvelle simplicité» dont il poursuit l’exploration dans le Second Concerto pour violon et le ballet Roméo et Juliette. Composé à la demande d’admirateurs du violoniste français Robert Soetens, le Second Concerto naquit en 1935. Il frappe par son charme assumé – le même adoucissement marque Roméo et Juliette, comparé à des ballets antérieurs comme Chout (1915/1920) ou Le Pas d’acier (1926). Les tempos sont plus amples, la virtuosité n’est plus une fin en soi ; une clarté nouvelle gouverne l’harmonie, le contrepoint, la forme. Et surtout, dès les mesures initiales, le lyrisme est presque revendiqué : une mélodie profondément russe, énoncée dans le grave du violon solo, qui avait tout pour réconcilier le peuple soviétique avec la musique savante.
Un second thème plus extraverti vient bientôt concurrencer le premier, dans cet Allegro moderato de forme sonate. Prokofiev évite cependant tout sentimentalisme, grâce à une orchestration affûtée et à une pulsation toujours active. Les climats varient au gré des métamorphoses thématiques : ainsi le premier thème engendre-t-il, à la fin de l’exposition, un tournoiement âpre du violon solo (auquel les scintillements du triangle ne résistent pas longtemps), puis éclate-t-il au début du développement en bribes étranges, avant de virer à une course inquiète sous l’impulsion des bassons staccato et des cordes graves en pizzicati… La grosse caisse et la caisse claire apportent çà et là leurs touches d’angoisse.
Exposé par le soliste au-dessus d’une grande «guitare» orchestrale (cordes en pizzicati et bois), le thème du mouvement lent est repris sous différents éclairages parfois exaltés. Un Prokofiev plus rythmique se dévoile dans le rondo final. Les doubles et triples cordes donnent à la danse initiale des accents rustiques. Les castagnettes font un clin d’œil à l’Espagne (l’œuvre fut créée à Madrid en décembre 1935). Le soliste entraîne l’orchestre dans un tourbillon de plus en plus emporté, ponctué de grosse caisse.
La «nouvelle simplicité» adoptée par Prokofiev lui permettra d’être épargné lors de la purge infligée en 1937 au milieu musical. Il ne sera plus inquiété jusqu’en 1947-1948, années où son opéra Histoire d’un homme véritable lui fera rejoindre Chostakovitch, Khatchatourian et Miaskovski sur la liste noire du formalisme bourgeois et anti-prolétaire. Staline et ses sbires auront eu raison de son indépendance d’esprit. Ultime brimade, Staline mourra le même jour que le compositeur, le 5 mars 1953, lui volant la vedette jusqu’au seuil de la tombe.
– Claire Delamarche
Beethoven, Symphonie n° 3, «Sinfonia eroica»
Composition : du printemps 1803 à mai 1804.
Dédicace : à son Altesse sérénissime le prince Lobokwitz.
Création : Vienne, Theater an der Wien, 7 avril 1805.
Création française : Paris, 9 mars 1828, à la Société des Concerts du Conservatoire, sous la direction de François-Antoine Habeneck.
Première édition : 1806, sous le titre de Sinfonia eroica, composta per festeggiare il Sovvenire d’un grand’Uomo [Symphonie héroïque, composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme].
Ce 7 avril 1805, lorsque retentirent les premières notes de la Troisième Symphonie de Beethoven, bien peu d’auditeurs eurent le sentiment d’assister à un événement historique. Ils se plaignirent de la force brutale qui en émanait, si étrangère au raffinement et à la distinction qui faisaient la réputation du style viennois. «Un kreutzer pour que cela finisse», railla un critique, qui jugeait l’œuvre «assommante, interminable et décousue». Pourtant, Beethoven franchissait dans cette partition un pas gigantesque, dont l’on mit quelques décennies à mesurer la véritable portée. Il tournait la page du style hérité de Haydn et Mozart, auxquels les deux premières symphonies empruntaient encore de nombreuses tournures, même si la marque d’une personnalité hors du commun s’y révélait déjà.
«Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire»
En parlant à la première personne, en exaltant la puissance de l’expression, en ouvrant à la musique les portes de la philosophie et de la politique, l’Eroica jetait les prémices du romantisme. C’est le général Bernadotte, ambassadeur de France à Vienne, qui, en 1798, aurait suggéré à Beethoven de composer une symphonie à la gloire de Bonaparte. L’idée ne fut pas sans séduire le compositeur : le Premier Consul incarnait en effet à ses yeux les idéaux de la Révolution française auxquels lui-même était si sensible. Le premier titre de l’œuvre fut Sinfonia grande, intitolata «Bonaparte» [Grande Symphonie, intitulée «Bonaparte»]. Mais Bonaparte devint Napoléon. L’encre de la Symphonie en mi bémol était à peine sèche que, en 1804, le Corse se fit sacrer empereur ; alors, raconte son élève Ferdinand Ries, Beethoven entra dans une colère noire ; il arracha la première page de son manuscrit et le jeta à terre en disant : «Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire, et rien de plus ! Désormais, il foulera au pied les droits de l’homme et ne vivra que pour sa propre vanité ; il se placera au-dessus de tout le monde pour devenir un tyran !» Beethoven donna à l’œuvre un nouveau titre : Sinfonia eroica, composta per festeggiare il Sovvenire di un grand’Uomo [Symphonie héroïque, composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme] ; c’est sous ce nom qu’elle serait publiée, deux ans plus tard, et qu’elle entrerait dans l’histoire.
Dans cet ouvrage aux dimensions inusitées (le double de la Première Symphonie), Beethoven s’affirme comme une sorte de démiurge, de titan maîtrisant les éléments, modelant la matière pour en extraire tout le suc. Alors même qu’il s’enfonce= dans la surdité, il transforme son drame personnel en triomphe des forces créatrices : c’en est fini de ces compositeurs bénis des dieux, tel Mozart, desquels jaillissait la musique comme l’eau d’une fontaine. Comme tant de chefs-d’œuvre de la maturité, l’Eroica est née de haute lutte, au prix d’un travail acharné. Son histoire est un combat permanent semé d’esquisses, de ratures et de repentirs : pas une note qui ne soit investie d’une mission, pas un ornement qui trouve, tôt ou tard, une justification fonctionnelle, ni un détail infime qui n’acquière par la suite une valeur essentielle.
Les deux accords initiaux de l’Eroica (accords parfaits de mi bémol majeur) insufflent leur énergie à l’œuvre entière ; sur la lancée, Beethoven tend une arche grandiose, fermement appuyée sur le monumental pilier central de la «Marcia funebre», jusqu’au flamboyant finale. Dans ce thème et variations, on reconnaîtra un thème déjà utilisé par Beethoven à trois reprises : dans deux pièces de l’hiver 1800-1801 – la septième des Douze Contredanses pour orchestre, WoO 14 et le finale du ballet Les Créatures de Prométhée, op. 43 – et dans les Variations et Fugue pour piano en mi bémol majeur, op. 35, plus connues sous le titre de Variations «Eroica» (1802). Comme dans la partition pour piano, Beethoven en présente tout d’abord la basse, avant d’en énoncer la mélodie et de procéder à de brillantes variations.
La mainmise de Beethoven sur le matériau musical et sur le déroulement du temps, qui sera poussée plus loin encore dans les Cinquième et Neuvième Symphonies, impressionna considérablement les générations suivantes, partagées entre vénération (Berlioz ou Brahms) et incompréhension, voire rejet (Chopin). Deux siècles après leur apparition, les neuf symphonies de Beethoven continuent de former l’épine dorsale du répertoire orchestral occidental ; chacune d’entre elles a ouvert une voie nouvelle, dont plusieurs générations ont exploré les détours. Avec l’Eroica, la musique devenait pour la première fois vectrice d’idées politiques et philosophiques. Et l’on reste aujourd’hui encore stupéfait par sa force incandescente, son orchestration parfois presque brutale, sa puissance surhumaine. Elle marque un tournant dans l’œuvre de son auteur, qui s’y révèle pour la première fois dans sa splendeur ; mais elle signe avant tout le commencement d’une nouvelle ère musicale et, au-delà, une nouvelle vision du monde.
– Claire Delamarche