Symphonie n° 4 de Carl Nielsen
◁ Retour au concert du jeu. 14 déc. 2023
Programme détaillé
Grand Poème alpestre pour cor et orchestre, «Nach Garmisch», op. 115
Commande de l’Orchestre national de Lyon – création mondiale
[17 min]
Concerto pour piano n° 4, en sol majeur, op. 58
I. Allegro moderato
II. Andante con moto
III. Rondo : Vivace
[35 min]
-- Entracte --
Symphonie n° 4, op. 29, «L’Inextinguible»
Allegro – Poco allegretto – Poco adagio quasi andante – Allegro
[35 min]
Rafał Blechacz, qui avait accepté de remplacer Maria João Pires souffrante, est à son tour obligé d’annuler sa venue pour des raisons de santé. C’est Marie-Ange Nguci qui sera finalement la soliste du Quatrième Concerto de Beethoven. Le public de l’Auditorium a pu admirer à plusieurs reprises, en récital et en concerto, la virtuosité et l’engagement de cette jeune artiste franco-albanaise avec laquelle Nikolaj Szeps-Znaider a noué de puissants liens artistiques. Du reste, elle sera de nouveau à ses côtés et à ceux de l’Orchestre national de Lyon dans le Deuxième Concerto de Saint-Saëns (15 juin), preuve de la confiance que lui fait le directeur musical de l’ONL.
Distribution
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Marie-Ange Nguci piano
Guillaume Tétu cor
Bechara El-Khoury, Grand Poème alpestre
Composition : 2023.
Commande : Orchestre national de Lyon.
Éditions : Durand.
Création mondiale.
Dédicace : à Guillaume Tétu, cor solo de l’Orchestre national de Lyon, et en hommage à Richard Strauss.
«Notre art est celui de l’expression», affirmait le jeune Richard Strauss à propos d’Aus Italien, refusant de faire de sa «fantaisie symphonique» une simple description des beautés romaines ou napolitaines. L’assertion n’est pas nouvelle, et rappelle le projet beethovénien de la Symphonie pastorale comme celui, balzacien, de faire de la littérature un moyen d’expression plutôt que d’imitation. Et c’est là encore la première intention de Bechara El-Khoury qui revendique ouvertement l’héritage straussien. «Je devais avoir 14 ans quand j’ai découvert le poème symphonique Ainsi parlait Zarathoustra, se souvient le compositeur franco-libanais. J’en avais acheté l’enregistrement chez un disquaire de Beyrouth, un enregistrement réalisé à la fin des années soixante par Zubin Mehta avec l’Orchestre philharmonique de Los Angeles pour la firme Decca. Ce fut pour moi un véritable choc. Non seulement l’introduction, mais aussi la troisième section sur les joies et les passions. Il y avait en cette musique un sentiment d’ivresse incomparable. Cinquante ans plus tard, cette interprétation compte toujours parmi mes préférées. J’ai alors lu Nietzsche. Tout ce qu’il m’était donné de lire de lui, et plus particulièrement Zarathoustra dans trois traductions différentes. Désormais, je suis totalement imbibé de cette culture. Elle m’a construit et, quand bien même je n’y penserais plus, elle demeure en moi.»
Le catalogue de Bechara El-Khoury réunit plus d’une centaine d’œuvres, parmi lesquelles de nombreuses pièces symphoniques programmées par les plus prestigieuses phalanges : l’Orchestre national de France et l’Orchestre symphonique de Londres, les Orchestres de Paris et du NDR de Hambourg, plus récemment l’Orchestre symphonique national Danois. C’est à travers son écriture orchestrale que le compositeur se raconte et évoque son enfance dans un pays en guerre. Peignant en symphonies ou en poèmes symphoniques «le Liban en flammes» ou «les ruines de Beyrouth», il considère que la musique se doit d’être belle pour faire face aux horreurs des conflits. Il confie ne pas savoir si la guerre est au centre de son œuvre, mais suppose que son œuvre était au centre de toutes les guerres. Jusqu’à traduire la sidération qui a été la sienne après les attentats du 11 novembre, puis citer un poème d’Émile Verhaeren pour rendre hommage aux victimes de l’attaque terroriste au Bataclan, à la demande de parents qui y ont perdu leur enfant. Aujourd’hui, c’est toutefois un retour à l’essence même de l’orchestre que propose Nach Garmisch [Vers Garmisch]. L’idée de l’œuvre a émergé d’une discussion avec Ronald Vermeulen, ancien délégué artistique de l’Orchestre national de Lyon, au cours de laquelle Bechara El-Khoury partageait son admiration pour Richard Strauss. Vers Garmisch plutôt qu’à Garmisch, insiste le compositeur à propos du titre, n’ayant lui-même jamais eu l’occasion de visiter cette petite ville des Alpes bavaroises ni de gravir les 2962 mètres de la Zugspitze. À Garmisch, Strauss avait fait bâtir une magnifique villa dans le style Art nouveau. Un lieu de vacances devenu sa résidence principale. Pourtant, ce n’est pas le décor qui a retenu l’attention de Bechara El-Khoury. Loin de lui l’idée d’une seconde Symphonie alpestre ; le cor solo incarne Richard Strauss lui-même, témoigne de sa solitude dans ce paysage de montagne. L’orchestre est accompagnement et écho, dit voire amplifie les réflexions du personnage, lui répond en déformant ses motifs parfois. Qualifiée de «grand poème», l’œuvre ne raconte pas une histoire, ne décrit pas un lieu, mais témoigne d’un état d’âme straussien que Bechara El-Khoury imagine proche du sien au moment où lui-même a conçu sa pièce : «un mélange de mélancolie et de sérénité propre à un certain âge, une acceptation d’un monde qui nous déçoit un peu». Le compositeur aurait-il décidé de jouer le premier rôle comme Strauss dans Une vie de héros ?
Fils de corniste, Richard Strauss a destiné deux concertos au cor ainsi que diverses pièces écrites à l’intention de son père. «C’est Richard Strauss qui m’a fait aimer cet instrument», précise Bechara El-Khoury, déjà auteur d’un concerto pour cor sous-titré The Dark Mountain, écrit pour David Guerrier. Avec Nach Garmisch, il en explore toute la virtuosité, exploite son registre aigu dans les nuances les plus exigeantes, réclame de lui de grands sauts et des traits rapides, mais s’attache surtout à le faire chanter sans recourir à des modes de jeu particuliers. Derrière les notes, aucun mot. Le titre de poème doit s’entendre au sens le plus général, du point de vue formel plutôt que littéraire. Le principe rhapsodique repose sur une invention continue, «à partir de motifs unificateurs sans cesse métamorphosés, presque des leitmotive à la fonction essentiellement dramatique». Et Bechara El-Khoury d’ajouter que Richard Strauss l’a accompagné dans une autre ascension, celle du Mont Hermon, la montagne sacrée dans la chaîne de l’Anti-Liban – le titre d’un concerto pour orchestre (l’auteur préfère l’appellation de «concerto symphonique») dont la création est annoncée le 18 avril 2025 par l’Orchestre national de France : «Cette fois-ci, ce sont Zarathoustra et son violon nimbé de bois qui se sont rappelés à moi.» Pour l’heure, Nach Garmisch s’achève sur un clin d’œil. Un emprunt déformé derrière lequel on devinera la silhouette d’un héros straussien, Zarathoustra, Don Juan ou Till l’Espiègle peut-être, sinon le compositeur lui-même…
– François-Gildas Tual
Beethoven, Concerto pour piano n° 4
Composition : 1804-1806.
Première audition privée : Vienne, chez le prince Lobkowitz, en 1807.
Première audition publique : Vienne, Theater an der Wien, le 22 décembre 1808, avec le compositeur au piano.
Dédicace : à l’archiduc Rodolphe.
Sept concertos jalonnent la carrière de Beethoven, de 1795 (Deuxième Concerto pour piano) à 1809 (Cinquième Concerto pour piano, «L’Empereur») : cinq pour piano, un pour violon, et un pour violon, violoncelle et piano. Comme dans la sonate pour piano, le quatuor à cordes ou la symphonie, il y transcende le modèle de Mozart et Haydn et y exprime son tempérament démiurgique. C’en est fini de ces compositeurs bénis des dieux, tel Mozart, desquels la musique jaillit comme l’eau d’une fontaine. Les œuvres de Beethoven naissent au prix d’un travail acharné ; pas une note qui ne soit investie d’une mission, un détail infime qui ne se révèle essentiel. À la publication de ses concertos pour piano, en 1809, Beethoven les pourvoira – pour la première fois dans l’histoire de la musique – de cadences écrites, privant le soliste de son traditionnel espace de liberté et d’improvisation. Commencé en 1805, terminé au début de l’année suivante, le Quatrième Concerto sera créé le 12 décembre 1808 à Vienne, lors d’un concert marathon ; ce sera la dernière apparition comme pianiste de Beethoven, miné par la surdité.
Beethowen [sic] est le seul homme qui me fasse connaître la jalousie. J’aurais voulu être plutôt Beethowen que Rossini et que Mozart. Il y a dans cet homme une puissance divine.
Honoré de Balzac
Exact contemporain de Friedrich Hegel, le théoricien de la dialectique, Beethoven incarne mieux qu’aucun autre compositeur la puissance de ses préceptes. Sa musique est tendue vers un but par la logique de la forme et la force de la démonstration, et il a porté à sa quintessence la forme sonate, à savoir la confrontation entre deux thèmes successivement exposés, développés et réexposés ; un avatar musical de la confrontation hégélienne entre «position» (être) et «opposition» (environnement), jusqu’à leur réconciliation.
Quelle plus belle métaphore de cette dialectique que celle du concerto, où le soliste est aux prises avec un orchestre qui, sur le papier, le surpasse ?
Au contraire des concertos de Mozart, où un piano volontiers lyrique dialoguait avec un orchestre aux dimensions modestes, le clavier affronte chez Beethoven des formations plus robustes et se fait plus athlétique pour devenir leur égal. Leur rivalité s’exprime dès les premières mesures des concertos. Alors que Mozart avait fixé le principe de la double exposition initiale (les deux thèmes exposés par l’orchestre, puis repris par le soliste), Beethoven refuse cette hiérarchie et lui cherche, dans chacun de ses concertos, une nouvelle alternative.
Dans le cas du Quatrième Concerto, le piano entre sur la pointe des pieds ; mais il est malgré tout le premier à imposer sa loi. En termes hégéliens, Beethoven détermine l’être, la position avant de déterminer l’environnement, l’opposition : d’abord le soliste, puis l’orchestre. Et tout cela sur un motif qui en est à peine un (des notes répétées, des gestes brefs) mais engendrera le premier thème guère plus chantant (à l’orchestre), lequel révélera à son tour son prodigieux potentiel de développement et de transformation. Et c’est cela, avant toute autre considération, qui compte aux yeux de Beethoven.
Après un premier mouvement d’une telle densité et d’une telle envergure (il tient à lui seul la moitié de la durée globale du concerto), l’Andante con moto central se présente comme un récitatif d’opéra : aux interrogations pressantes de l’orchestre à cordes répond la douceur du chant du soliste. Le rondo final s’enchaîne directement, joyeux embrasement qui, à l’instar de nombreux finales beethovéniens, puise son énergie dans l’exemple de la danse populaire ; l’entrée en scène des trompettes et timbales, jusque-là muettes, lui apporte un surcroît d’éclat.
– Claire Delamarche
Nielsen, Symphonie n° 4
Composition : de 1914 à 1916.
Création : Copenhague, Odd Fellow Pallæet, 1er février 1916, dans le cadre de la société de concert Musikforeningen, sous la direction de l’auteur.
«La musique est la vie, et la vie est inextinguible.»
«La musique est la vie, et la vie est inextinguible», explique Carl Nielsen dans une note d’intention publiée dans le programme de la création, en 1916. Par le sous-titre qu’il donne à sa quatrième symphonie, «L’Inextinguible», il tente «de suggérer par un mot unique ce que seule la musique a le pouvoir d’exprimer pleinement : la volonté élémentaire de vie».
Avec cette symphonie, le compositeur danois signe son plus grand chef-d’œuvre. À l’instar de son voisin finlandais Jean Sibelius, né comme lui en 1865, Nielsen s’est imposé hors de son pays avant tout comme un symphoniste, à une époque où ce genre avait quitté son berceau historique, le monde germanique, pour fleurir dans des territoires moins attendus : la Finlande et le Danemark, donc, mais aussi la Russie (Chostakovitch) ou l’Angleterre (Vaughan Williams). Au contraire de Sibelius, si viscéralement finlandais, Nielsen refuse toutefois de mettre en avant un ton spécifiquement danois, surtout en ces temps troublés (les trois premières années de guerre) où naquit la symphonie. «Le sentiment national, confia-t-il, est devenu une sorte de syphilis intellectuelle, qui a dévoré le cerveau et sort en souriant à travers les globes oculaires vides, dans une haine démente.»
Peu d’œuvres musicales traduisent à un tel degré les forces vitales, qui prennent dans les mouvements extrêmes le tour d’une lutte forcenée contre le chaos et les forces destructrices. Dès la première mesure, l’auditeur est pris dans un mouvement irrépressible qui le mènera jusqu’à la conclusion, au fil de quatre mouvements enchaînés sans interruption et sans véritable répit.
L’Allegro oppose deux éléments dissemblables – le chaos (l’embrasement initial, à la tonalité incertaine) et la vie (le second thème, lyrique, introduit par les clarinettes à la tierce). Le développement central fait entendre le chant des oiseaux et le rugissement des fauves, au cœur d’une matière particulièrement instable, avant la réexposition du thème du chaos.
Le grand decrescendo qui, dans l’exposition, menait au second thème conduit cette fois au second mouvement, Poco allegretto. Les bois y entament une discussion badine, et les cordes font intrusion en pizzicati dans la partie centrale de cette charmante réunion.
L’angoisse étreint le troisième mouvement, Poco adagio quasi andante. Le chant intense des deux pupitres de violons unis, puis un moment intime de musique de chambre sont tour à tour contrecarrés par les timbales et les cuivres. La polyphonie enfle sous ces assauts contraires jusqu’à un sommet intense.
Après un silence, l’Allegro final s’élance sur le retour du thème du chaos. La lutte pour la vie prend ici toute sa dimension, avec d’incessantes ruptures, tandis que les deux paires de timbales se livrent un duel homérique.
– C. D.
Carl Nielsen, La Musique et la Vie, Actes Sud, Arles, 1988.
Jean-Luc Caron, Carl Nielsen, Bleu Nuit éditeur, Paris, 2015.