Programme détaillé
La Source d’Yggdrasil*
[12 min]
* Œuvre jouée uniquement le samedi 29 mai.
Concerto pour piano n° 3, en ut mineur, op. 37
I. Allegro con brio
II. Largo
III. Rondo : Allegro
[40 min]
L’Oiseau de feu
(Suite d’orchestre de 1919)
Introduction – L’Oiseau de feu et sa danse – Variation de l’Oiseau de feu – Ronde des princesses (Khorovode) – Danse infernale du roi Kastcheï – Berceuse – Final
[25 min]
Orchestre national de Lyon
Ben Glassberg direction, chef invité associé
Benjamin Grosvenor piano
Concert sans entracte.
Pépin, La Source d’Yggdrasil
Composition : 2018.
Première exécution : Paris, salle Wagram, 09/06/2018, par l’Orchestre Colonne et Debora Waldman (direction).
Dédicace : à Guillaume Connesson.
«Yggdrasil, l’arbre-monde»
Yggdrasil est l’arbre-monde de la mythologie scandinave. À la source de cet arbre cosmique pilier de l’univers, trois racines prennent naissance et connectent entre eux différents mondes : le monde du ciel et des dieux – Asgard ; le monde terrestre des hommes et de la guerre – Midgard ; et le monde souterrain des morts – Hel.
Yggdrasil symbolise ainsi la lutte perpétuelle entre les forces de vie et les puissances destructrices. C’est ce que j’ai voulu représenter dans cette pièce.
La pièce débute par un épisode brumeux et froid aux textures floues (Brumeux, flou). Il s’agit du monde des morts nimbé d’un brouillard glaçant.
Puis, les textures se transforment et de cette brume givrante naît un thème aux altos et violoncelles qui nous emmène progressivement dans le monde terrestre (Émerge de la brume). Plus chaud et lumineux (Plus lumineux – Fluide, nébuleux), ce monde est aussi celui où règne la guerre (Martial – Nerveux, pulsé). Il est en effet menacé par un immense serpent entourant cette terre du milieu.
Après un nouvel épisode dans le monde souterrain (Brumeux, flou), nous passons dans la cité céleste des dieux (Magique). La racine d’Yggdrasil de ce monde prend naissance dans une source blanche teintée de nacre. C’est cette eau sacrée qui est à l’origine des gouttes de rosée tombant dans les vallées. Vibraphone, marimba et harpe se mêlent en une texture scintillante, flottante, mais toujours en mouvement dans tout cet épisode.
De cette cité céleste hors du temps, nous reprenons progressivement le voyage vers le monde terrestre (Nébuleux, fluide – Céleste – Plus lyrique – Lumineux – Martial – Nerveux, pulsé). Véritable «terre du milieu» entre le ciel et le monde souterrain, Midgard abrite une espèce à la fois créée par les dieux mais destinée à mourir et à rejoindre le monde des morts. Elle représente donc à la fois les forces de vie et de destruction et participe ainsi à l’équilibre cosmique d’Yggdrasil.
La pièce est dédiée au compositeur Guillaume Connesson, qui a également été mon professeur d’orchestration et à qui je dois tant.
– Camille Pépin
Pour aller plus loin :
Biographie de Camille Pépin sur le site des éditions Lemoine.
Site internet de Camille Pépin.
Beethoven, Concerto pour piano n° 3
Composition : 1800-1803.
Première exécution : Vienne, Theater an der Wien, 5 avril 1803.
Première édition : Vienne, 1804, au Bureau d’art et d’industrie.
«Quelques hiéroglyphes égyptiens incompréhensibles»
La première idée du Troisième Concerto remonte à 1796, quand Beethoven imagina d’associer le piano aux timbales, créant l’effet de tension mystérieuse que l’on trouvera à la fin du premier mouvement. La création publique de l’œuvre eut lieu lors d’un concert organisé par Beethoven, où le public entendit également les deux premières symphonies, ainsi que l’oratorio Le Christ au mont des Oliviers. Le jeune musicien Ignaz van Seyfred, chargé de tourner les pages au compositeur, livra le récit suivant : «Je ne voyais presque rien d’autre que des pages blanches ; c’est tout juste si sur une page par-ci, par-là, apparaissaient quelques hiéroglyphes égyptiens incompréhensibles à mes yeux, qu’il avait gribouillés pour lui servir d’indications ; en effet, il joua pratiquement toute la partie de soliste par cœur, car, comme cela se produisait souvent, il n’avait pas eu le temps de tout retranscrire sur le papier.»
Le Troisième Concerto marque un changement de style par rapport aux deux précédents concertos. Il est dominé par la sombre tonalité de do mineur, présente dans les deux mouvements extrêmes. On a souvent comparé le début du Troisième Concerto avec celui du concerto de Mozart, dans la même tonalité, KV 491. Mais les contours thématiques sont plus simples et plus tranchants dans le concerto de Beethoven. Celui-ci subit l’influence de la musique française de cette époque : goût pour les tonalités mineures, thématique virile et rude, aux rythmes martiaux, conduite formelle énergique et lapidaire, autant de traits que l’on retrouve chez Méhul et Cherubini.
Ce caractère est particulièrement présent dans le thème de l’Allegro con brio initial, qui donne naissance, au cours du mouvement, à d’impressionnants tutti, notamment dans la coda. Le piano s’impose lui-même, dans sa première intervention, par d’impérieuses gammes, dans un style abrupt et austère. Mais le compositeur oppose à ce rude versant de l’œuvre une autre face, beaucoup plus lyrique et tendre. Dans l’organisation générale de l’œuvre, le Largo central, dans la tonalité contrastante de mi majeur, assure le rôle d’intermède lumineux.
Au sein du premier mouvement, ces contrastes existent également, que Beethoven choisit de mettre en lumière de façon originale, notamment dans l’introduction. En effet, il choisit d’éclairer le second thème, beaucoup plus chantant et gracieux, par la tonalité relative de do mineur, mi bémol majeur, alors que dans la conception traditionnelle du concerto, les thèmes principaux sont donnés à la tonique dans l’introduction, et que l’opposition des tonalités, caractéristique de la forme sonate, est réservée à l’exposition avec le soliste. Cette dernière met en lumière le rôle que Beethoven accorde à la partie de piano : celui d’une interprétation subjective et lyrique du matériau orchestral.
Dans la même perspective, le mouvement central s’ouvre par une longue méditation au piano, empreinte de recueillement et animée de fervents accents de prière. L’orchestre commente la parole du soliste, dans une atmosphère lointaine et éthérée, créée par les violons et altos en sourdines, ainsi que les couleurs modales. Comme dans le Deuxième Concerto, le plan formel (ici plus ambigu car mêlant à une forme tripartite des éléments de sonate) s’efface au profit d’un déroulement plus spontané, propre à l’effusion et au temps suspendu.
Le Rondo, conduit avec rigueur, dans l’esprit d’une forme sonate, affiche moins de référence à la musique populaire que les finales des deux premiers concertos. Le refrain, initialement présenté au piano, offre une ligne passionnée mais élégante, qui n’est pas sans rappeler le thème du rondo de la Sonate pour piano «pathétique». Le premier couplet, en mi bémol majeur, contraste par sa volubile cascade de notes. Le deuxième couplet s’ouvre en la bémol majeur, par un thème énoncé à la clarinette, tiré du refrain. Il se poursuit par un fugato sur le thème principal. La coda, presto en do majeur, s’appuie sur une variante du refrain, et fait triompher la dialectique beethovénienne menant de l’ombre et de l’adversité à la lumière et à la joie.
– Anne Rousselin
Stravinsky, L’Oiseau de feu
Composition : de l’automne 1909 au 18 mai 1910 (ballet) ; février 1919 à Morges (Suisse) (suite n° 2).
Première représentation (ballet) : Paris, Opéra, 25 juin 1910, par Tamara Karsavina (l’Oiseau de feu), Véra Fokina (la belle Tsarevna), Michel Fokine (Ivan Tsarévitch) et Alexeï Boulgakov (Kastcheï), dans une chorégraphie de Michel Fokine, des décors d’Alexandre Golovine et des costumes de Léon Bakst, orchestre dirigé par Gabriel Pierné.
Dédicataires : l’Orchestre de la Suisse romande et Ernest Ansermet.
«L’influence du folklore russe et de Rimski-Korsakov»
En 1909, les Ballets russes viennent donner leur première saison à Paris. Émanation du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, cette compagnie reste célèbre pour ses chorégraphes et danseurs prestigieux : Michel Fokine, Léonide Massine, Vatslav Nijinski, George Balanchine ou encore Ida Rubinstein. Leur non moins fameux directeur Serge Diaghilev fait quant à lui preuve d’un goût très sûr dans le choix des artistes (musiciens et plasticiens) collaborant avec les Ballets russes. Ainsi Debussy, Ravel, Falla et Satie composèrent-ils pour cette compagnie, tandis que Picasso, Braque, Matisse et Chirico créèrent pour elle décors et costumes…
C’est après avoir entendu deux de ses œuvres symphoniques (Scherzo fantastique et Feu d’artifice) que Diaghilev commande un ballet à Stravinsky. L’Oiseau de feu, fruit de cette première collaboration, est un immense succès – on raconte que Debussy se rendit même en coulisses pour féliciter le jeune compositeur, alors âgé de 28 ans. Suite à ce triomphe, la compagnie fait de nouveau appel à Stravinsky : Nijinski fait sensation dans le rôle-titre de Petrouchka (1911), puis c’est le coup de tonnerre du Sacre du Printemps (1913), chef-d’œuvre de Stravinsky resté célèbre pour le scandale qu’il occasionna. La musique «barbare» du compositeur russe, aux rythmes brutaux, accompagnait en effet une chorégraphie de Nijinski bafouant des règles sacrées de la danse classique : les danseurs s’y montraient les pieds orientés vers l’intérieur et les genoux pliés.
Dès 1911, Stravinsky tira une suite d’orchestre de L’Oiseau de feu, qu’il révisa à deux reprises (1919 et 1945). Dans la version de 1919, donnée ce soir, l’orchestre est un peu plus «raisonnable» dans ses proportions que celui requis pour le ballet (bois par deux plutôt que par quatre). Stravinsky y suit le cheminement chronologique et dramatique du ballet original, lui-même inspiré d’un conte russe adapté par Michel Fokine, et en condense en quelque sorte l’argument. L’Oiseau de feu est un animal fantastique censé offrir à celui qui le capture un destin exceptionnel (heureux ou malheureux). Le jeune Ivan, apercevant un oiseau de cette noble espèce, se lance à sa poursuite. Il n’est parvenu qu’à lui arracher une plume lorsque sa course l’amène dans le domaine de l’immortel Kastcheï, personnage cruel comptant transformer son hôte en pierre. Tandis que les filles de Kastcheï et les treize princesses qu’il retient prisonnières tentent de faire échapper Ivan, l’Oiseau de feu envoûte le roi et l’ensemble de ses sujets. Ceux-ci sont entraînés dans une danse infernale, puis endormis par une berceuse, avant l’anéantissement final de Kastcheï et de son domaine.
Chaque mouvement dénote l’influence du folklore russe et de Rimski-Korsakov, dont Stravinsky était l’élève, mais aussi le talent propre du compositeur. L’auditeur plonge dans le conte par un inquiétant et captivant «Il était une fois» : les violoncelles dans l’extrême grave nous font entrer dans une brume fantasmagorique, aux vapeurs bientôt dissipées par l’entrée des autres instruments de l’orchestre. La flûte évocatrice de légèreté est certes devenue un lieu commun, mais l’aspect virevoltant que lui confère Stravinsky pour incarner l’oiseau est d’une grâce absolue. Les interventions solistes des bois dans la «Ronde des princesses», dont le thème est emprunté au folklore russe, incitent à la rêverie bucolique.
L’élégance, la fraîcheur et la délicatesse de ce mouvement séduisent, mais le charme est vite rompu par l’enchaînement avec la «Danse infernale du roi Kastcheï», qui pousse l’auditeur à la tachycardie. Difficile de ne pas se laisser entraîner dans ce tourbillon orchestral, éclatant à grands renforts de cuivres. Puis une chape de neige semble tomber sur cette fiévreuse bacchanale : la «Berceuse» commence. Les sons harmoniques graves de la harpe vêtent l’orchestre d’une gaze sonore chatoyante ; le basson donne une mélodie aux couleurs russes, et les cordes, divisées en huit pupitres, chantent avec plénitude et brillance.
Enfin, le «Finale» chemine lentement mais inexorablement vers un climax fabuleux. Après un solo de cor dolce cantabile, et une atmosphère évoquant le retour à la paix et à la sérénité, l’orchestre se densifie progressivement et éclate enfin pour tonner le triomphe d’Ivan : L’Oiseau de feu se conclut en apothéose.
– Mathilde Serraille