◁ Retour au concert du sam. 20 avril 2024
Programme détaillé
Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis
[17 min]
Concerto pour clavecin, «Busoni’s Chickering»
Commande de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon et du Royal Liverpool Philharmonic Orchestra – création française
[30 min]
--- Entracte ---
Symphonie n° 5, en ut mineur, op. 67
I. Allegro con brio
II. Andante con moto
III. Allegro – Attacca :
IV. Allegro
[30 min]
En partenariat avec le Théâtre de La Renaissance – Oullins Lyon Métropole.
Distribution
Orchestre national de Lyon
Andrew Manze direction
Mahan Esfahani clavecin
Introduction
Quelque part entre Philip Glass et Michael Nyman, entre Tom Waits et Lucinda Childs ou Merce Cunningham, Gavin Bryars trace sa voie singulière de postminimaliste aux partitions mystiques et envoûtantes. Celui qui a mis en musique le naufrage du Titanic (1972) est chez lui à Lyon depuis la création de son Médée à l’Opéra (1984) et de multiples collaborations avec les institutions culturelles de la métropole. Il conçoit son nouveau concerto (donné en création mondiale à Liverpool le 23 mars 2023) à la manière d’un compositeur baroque, laissant à Mahan Esfahani le soin de fleurir la partition d’envolées improvisées. Deux pièces purement orchestrales complètent le programme : la ballade symphonique que Ralph Vaughan Williams fait en 1910 dans l’œuvre de son aîné de la Renaissance Thomas Tallis ; puis la mythique Cinquième Symphonie (1808) de Beethoven et ses pom-pom-pom-pooom victorieux.
Vaughan Williams, Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis
Composition : 1910.
Création : Gloucester (Angleterre), cathédrale, 6 septembre 1910, par le London Symphony Orchestra sous la direction du compositeur.
Conçues à l’origine pour s’adapter aux effectifs orchestraux parfois réduits à la disposition des compositeurs, héritières – en partie – de l’esthétique du concerto grosso baroque, les pièces pour cordes seules ont représenté une part non négligeable des symphonies préclassiques. Par la suite, l’évolution des possibilités symphoniques, liées à l’augmentation du nombre des musiciens dans un orchestre type et en particulier au recours de plus en plus fréquent aux pupitres de bois et de cuivres, n’a pas eu pour effet la disparition totale des symphonies pour cordes. Pensées à l’occasion comme un moyen d’aborder l’orchestre (ainsi pour les symphonies de jeunesse de Mendelssohn ou pour certaines pièces d’Elgar), elles furent pratiquées par un certain nombre de compositeurs, tel Tchaïkovski ou Dvořák, et ce jusqu’au XXe siècle, de Bartók ou Stravinsky jusqu’à Berio. L’Angleterre de la toute fin du XIXe siècle et du début du XXe voit ainsi fleurir plusieurs partitions consacrées à cet effectif par Elgar, Vaughan Williams ou encore Britten.
«Indiscutablement une œuvre de Vaughan Williams, et de nul autre»
(James Day)
Les pièces pour cordes seules de cette époque apparaissent souvent tentées par l’hommage, sous une forme ou une autre ; hommage à une personne en particulier ou hommage à un style, voire aux deux à la fois. C’est le cas de la Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis de Ralph Vaughan Williams, qui exhale un parfum définitivement Renaissance. Et pour cause : le thème qu’elle varie est du compositeur élisabéthain Thomas Tallis et fut composé pour le psautier de 1567 de l’archevêque de Canterbury Matthew Parker. L’inspiration historique, fréquente chez Vaughan Williams (le compositeur était aussi historien et s’intéressait beaucoup aux mélodies populaires), motive vraisemblablement l’instrumentation de la pièce, plus élaborée que chez certains de ses contemporains. Il divise en effet son orchestre à cordes en trois parties : un premier orchestre de taille «habituelle» ; un second composé d’un pupitre par partie seulement ; enfin un quatuor à cordes. Il en résulte des effets sonores spatialisés (les deux orchestres devant être clairement séparés, afin de pouvoir se faire écho – ce fut le cas lors de la première, dans la cathédrale de Gloucester, lors du Three Choirs Festival de 1910) pour évoquer l’orgue et ses différents claviers. Comme le musicologue Michael Kennedy le fait remarquer, «l’utilisation aérée et sonore d’accords déployés, les cadences majestueuses et la grande étendue des dynamiques, ainsi que l’antiphonie entre les deux ensembles de cordes […], le contraste avec le quatuor et les passages pour violon solo et alto solo se combinent pour créer un effet lumineux».
Cet ensemble de variations libres, qui reste aujourd’hui l’une des œuvres préférées des Anglais, enthousiasma les auditeurs dès sa création : «Tout du long, on se demande si l’on entend quelque chose de très vieux ou de très neuf. La pièce est merveilleuse car elle semble nous élever vers des pensées et sentiments musicaux inconnus», écrivait alors le critique du London Times. Sa création apporta à Vaughan Williams, qui avait alors une trentaine d’années, une indéniable visibilité. Il faut dire qu’il s’agit de la première œuvre où son style personnel apparaît parfaitement clairement – comme quoi le jeu de l’hommage ne signe en aucun cas la disparition du compositeur derrière celui qui l’inspire…
– Angèle Leroy
Bryars, Concerto pour clavecin
Commande : Royal Liverpool Philharmonic Orchestra et Orchestre National de Lyon.
Création : Liverpool (Angleterre), 23 mars 2023, par le Royal Liverpool Philharmonic Orchestra sous la direction d’Andrew Manze, avec en soliste Mahan Esfahani.
Création française.
Le lien entre Lyon et Gavin Bryars remonte à 1984, année où le compositeur britannique y crée son premier opéra, en collaboration avec Bob Wilson. Bryars est depuis lors l’invité régulier des salles et ensembles de la ville – tels Opéra Underground ou Superspectives ces dernières années. Rien d’étonnant donc à ce que l’Orchestre national de Lyon soit commanditaire (avec le Royal Liverpool Philharmonic Orchestra) de son tout récent Concerto pour clavecin, qui a été donné en création mondiale à Liverpool au printemps 2023 et dont le concert de ce soir marque la création française.
Venu à la composition de manière «autodidacte, peu orthodoxe et empirique», comme il l’expliquait récemment à Jean-Louis Tallon dans un passionnant recueil d’entretiens (Gavin Bryars : en paroles, en musique), Bryars a commencé par fréquenter les scènes expérimentales, et notamment minimalistes, rencontrant et/ou collaborant avec Brian Eno, John Cage ou Terry Riley. Ces premières amours continuent de féconder son langage : plusieurs passages du Concerto pour clavecin rappellent ainsi des atmosphères minimalistes dans leur gestion du matériau musical. Mais, soucieux de ne pas se répéter et mené par une curiosité inlassable pour d’autres artistes ou d’autres univers, Bryars intègre à son travail dès les années 1980 des références à des compositeurs (entre autres !) d’époques très diverses. Il revisite ainsi quelque neuf siècles d’histoire de la musique, de Pérotin à Webern, dans une démarche que l’on pourrait qualifier avec David Christoffel de «posthistorique»*. Il a d’ailleurs pratiqué tous les genres traditionnels de la musique savante : opéra, bien sûr (de la Medea de 1984, avec laquelle il plonge tout entier dans un univers qui lui est alors inconnu, aux Collected Works of Billy the Kid, également créé à Lyon, en 2018), mais aussi quatuor à cordes, requiem, madrigal… ainsi que concerto. Ces trente dernières années, il a en effet consacré des partitions concertantes à chacun des instruments à cordes ainsi qu’au piano, avec The Solway Canal en 2010. Par son choix iconoclaste d’effectif (qui intègre également un chœur), cette partition faisait référence à Busoni ; c’est également le cas du Concerto pour clavecin, dont le sous-titre évoque le clavecin Chickering and Sons que jouait le compositeur italien. Comme le note Andrew Hugill Thomson, «la question de la mémoire constitue l’un des thèmes principaux de l’œuvre de Bryars, qu’il s’agisse de la mémoire collective (The Sinking of the Titanic, The Invention of Tradition), de la mémoire personnelle (Jesus’ Blood Never Failed Me Yet, Cadman Requiem) ou du mythe (Medea).»
De cette trajectoire personnelle résulte un style qui ne cesse de se réinventer – c’est d’ailleurs cette question de la variété et de l’évolution stylistique qui fonde l’admiration que Bryars, jetant entre les deux artistes un pont inattendu, professe pour Saint-Saëns comme pour Duchamp. On retrouve cependant dans le Concerto pour clavecin des constantes de l’univers du compositeur britannique. Outre Busoni, l’œuvre joue de la référence à la musique baroque – et à Bach notamment –, période à laquelle on associe traditionnellement le clavecin (même si l’instrument a connu un grand renouveau à partir du XXe siècle). C’est un parallèle qu’opérait déjà la pièce pour clavecin solo After Handel’s «Vesper», écrite en 1998, où Bryars s’inspirait d’une œuvre de Haendel inventée par l’écrivain Raymond Roussel, en un jeu intéressant sur le vrai et le faux. À propos de Busoni’s Chickering, le compositeur explique dans la préface à la partition : «La partie de clavecin solo du concerto doit être jouée dans l’esprit d’une grande partie de la musique pour clavecin baroque. J’ai délibérément limité la quantité d’ornementations écrites par moi-même afin que l’interprète puisse les ajouter librement de manière imaginative ou improvisée. Cette ornementation peut être aussi austère ou aussi florissante que le souhaite l’interprète.» Il justifie cette décision par la connaissance poussée que le soliste a de son instrument (ici Mahan Esfahani, à destination de qui l’œuvre a été écrite), supérieure à la sienne en tant que compositeur. En outre, Bryars recherche assez peu la virtuosité dans ses concertos (il l’affirme clairement dès le Concerto pour violoncelle), et cette nouvelle œuvre ne fait pas exception. Écrit dans des tempi plutôt lents – une autre tendance chez Bryars –, la pièce s’organise en plusieurs grands pans qui créent des sortes de blocs atmosphériques. L’orchestre est traité de manière à ne jamais couvrir le soliste, faisant usage d’accords tenus ou travaillant le matériau mélodique dans des instrumentations réduites (voire solistes, comme dans le très beau contrechant du hautbois d’amour vers la fin de l’œuvre), avec des textures plutôt transparentes. Associés au sens de la tonalité et au goût des harmonies fonctionnelles de Bryars, le jeu sur l’alternance entre tension et détente, entre similarité et différence, ainsi que le travail sur la pulsation génèrent à la fois une impression cinématique et une sensation d’espace.
– A. L.
* Émission Métaclassique, 30 juin 2021.
Beethoven, Symphonie n° 5
Premières esquisses : 1804.
Composition : 1807-1808 (retouches en 1809, à l’occasion de l’édition chez Breitkopf & Härtel).
Création : Vienne, lors de la Musikalische Akademie du 22 décembre 1808, sous la direction du compositeur.
Premières esquisses : 1804.
Composition : 1807-1808 (retouches en 1809, à l’occasion de l’édition chez Breitkopf & Härtel).
Création : Vienne, lors de la Musikalische Akademie du 22 décembre 1808, sous la direction du compositeur.
Quand on écoute la Cinquième Symphonie de Beethoven, écrit le musicologue Charles Rosen, «on ne sait trop parfois si on entend l’œuvre elle-même ou sa réputation». L’illustre motif de quatre notes initial a fait le tour du monde, voire de l’univers, puisque les vaisseaux spatiaux Voyager 1 et 2 l’emportèrent comme témoin de la civilisation terrestre. Qu’il représente ou non le «Destin qui frappe à la porte» (personne n’a jamais prouvé que Beethoven ait déclaré une telle chose), peu importe après tout. En revanche, il constitue une véritable révolution. Quatre ans d’efforts pour en arriver là, depuis le thème en tierces descendantes ébauché dès 1804, dans le cahier d’esquisses de la Sinfonia eroica. Mais lorsque les quatre notes fatidiques trouvèrent enfin leur forme définitive, la symphonie entière était conçue. Pour la première fois, matériau et forme étaient élaborés simultanément, en totale interdépendance, alors que jusqu’alors le premier avait toujours prévalu sur la seconde.
La séduction sonore n’est pas, on l’a compris, le but premier de Beethoven. Au contraire d’un Schubert, auteur de longues phrases aussi sublimes qu’autosuffisantes qu’il ne peut guère que paraphraser, Beethoven préfère un matériau de base réduit, mais riche de promesses. Ce que Debussy commentera laconiquement : «Le génie peut évidemment se passer d’avoir du goût, exemple : Beethoven.» Quatre notes, un intervalle, une cellule rythmique et, en germe, une symphonie entière.
La création en 1808, lors d’un concert de quatre heures dans une salle glaciale, laissa le public de marbre et la presse muette. Mais, dès 1810, un article enthousiaste de l’écrivain E.T.A. Hoffmann signala le début d’une timide reconnaissance. Pourtant, certains défenseurs de la symphonie la mutileront l’un après l’autre, qui modifiant l’instrumentation (Mahler), qui coupant le finale (Habeneck), qui corrigeant, pour l’édition parue chez Troupenas, les «fautes» d’harmonie de l’auteur (Fétis), déchaînant l’ire de véritables beethovéniens comme Berlioz.
Certaines nouveautés instrumentales pouvaient surprendre, comme l’apparition des trois trombones, du piccolo et du contrebasson dans le finale, ou les traits véloces des contrebasses dans le scherzo (troisième mouvement). Mais plus déroutante fut l’écoute nouvelle qu’exigeait cette œuvre, inscrite dans le long terme. Alors que la tradition viennoise portait l’accent jusqu’alors sur le premier mouvement, la Cinquième Symphonie se tend, comme plus tard la Neuvième ou le Quatuor op. 130 (que devait clore la Grande Fugue) vers son gigantesque bloc final : en l’occurrence un scherzo tripartite (ABA), auquel Beethoven désirait même adjoindre une reprise supplémentaire oubliée par l’éditeur (ABABA), et, lié à lui par une étrange transition, l’imposant finale au milieu duquel réapparaît l’écho du scherzo. Dans le scherzo comme dans son écho, le motif de quatre notes est omniprésent, jetant une longue arche du début à la fin de la symphonie. Entrevue comme de fugitifs mirages sonores dans les mouvements précédents, en particulier les fanfares du paisible thème et variations (deuxième mouvement), la tonalité d’ut majeur ne ne s’affirme que dans le finale, déferlement de puissance dont l’éclat est rehaussé par l’entrée en jeu d’instruments jusque-là muets. Après tant de tension, l’immense coda qui, selon Rosen, «sature l’oreille de l’accord de tonique» est un nécessaire aboutissement.
Chacune à sa manière, les neuf symphonies de Beethoven ouvrent une voie nouvelle de la musique à venir. La Cinquième Symphonie introduit dans ce genre a priori abstrait la notion de drame, qui jusque-là lui échappait. Toute l’œuvre semble attendre la résolution finale en ut majeur et le triomphe du thème de quatre notes, après trois mouvements d’attente. La Neuvième Symphonie suivra le même genre de progression dramatique, avec des moyens différents. Les grands symphonistes à venir, de Brahms et Bruckner à Mahler et Sibelius, retiendront cette leçon. Mais sans doute Beethoven a-t-il, bien au-delà du genre symphonique, permis à la musique de se construire sur de plus vastes échelles, en faisant coïncider exactement le matériau et son élaboration, comme si l’idée de départ engendrait sa propre forme en dehors de tout moule préétabli : en cela, il est indubitablement le maître à penser de Schönberg, Sibelius ou Bartók.
– Claire Delamarche