Notes de programme

BEETHOVEN, SYMPHONIE N° 9

Jeu. 15 juin | sam. 17 juin 2023

Retour aux concerts des jeudi 15 juin et samedi 17 juin 2023

La soprano Miah Persson est malheureusement contrainte d’annuler sa participation au concert du samedi 17 juin pour des raisons médicales. Elle sera remplacée par Sarah Wegener.

Programme détaillé

Gustav Mahler (1860-1911)
«Blumine», extrait de la Symphonie n° 1, en ré majeur, «Titan»

[8 MIN]

Richard Strauss (1864-1949)
Lieder

Heimliche Aufforderung, op. 27/3
(Poème de John Henry Mackay)

Zueignung, op. 10/1
(Poème d’Hermann von Gilm) 
Orchestration de Robert Heger

Morgen !, op. 27/4
(Poème de John Henry Mackay)

Cäcilie, op. 27/2
(Poème de Heinrich Hart)

[11 MIN]

 

--- Entracte ---

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Symphonie n° 9, en ré mineur, op. 125

I. Allegro ma non troppo, un poco maestoso
II. Molto vivace – Presto – Molto vivace – Presto
III. Adagio molto e cantabile – Andante moderato – Tempo I° – Andante moderato – Adagio – Lo stesso tempo
IV. «Hymne à la joie» : Presto – Allegro ma non troppo – Allegro assai – Allegro assai vivace alla Marcia – Andante maestoso – Adagio ma non troppo, ma divoto – Allegro energico, sempre ben marcato – Allegro ma non tanto – Prestissimo (Poème : Ode à la joie de Friedrich Schiller)

[70 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Spirito 
(préparation Nicole Corti)
Chœur Messager (préparation Pierre-Louis de Laporte)
Jeune Chœur d’Auvergne (préparation Noé Chapolard)
Jeune Chœur symphonique (préparation Clara Baget)
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Miah Persson soprano
Virginie Verrez mezzo-soprano
Dovlet Nurgeldiyev ténor
Oliver Zwarg baryton-basse

Gustav Mahler, Blumine

Composition : 1884-1888.
Création : Budapest, 20 novembre 1889, par l’Orchestre philharmonique de Budapest sous la direction du compositeur.

En 1884, Mahler compose une musique de scène pour Der Trompeter von Säkkingen [Le Trompettiste de Säkkingen] de Victor von Scheffel, représenté à Cassel où il était chef d’orchestre. Quatre ans plus tard, il en reprend le matériau dans sa Première Symphonie, qu’il compose rapidement, entre janvier et le début du printemps 1888. «C’était devenu trop puissant, il fallait que cela sorte de moi en jaillissant, comme un torrent de montagne ! D’un seul coup, toutes les vannes se sont ouvertes», confie-t-il. Mais tous les orchestres refusent la partition, trop complexe et trop novatrice. Nommé directeur de l’Opéra de Budapest à l’automne 1888, Mahler parvient à la programmer, sans imaginer qu’elle déclenchera des critiques d’une violence inouïe.

«Un vacarme assourdissant»

À l’issue de la création, le 20 novembre 1889, Viktor von Herzfeld dénonce ainsi un «vacarme assourdissant de dissonances atroces» et une «absence de goût monstrueuse» dans le Neues Pester Journal. Mahler reconnaîtra ensuite qu’il avait mal évalué son public : «Dans mon inconscience totale, j’avais alors écrit l’une de mes œuvres les plus hardies, et je pensais encore naïvement qu’elle était d’une facilité enfantine, qu’elle allait plaire immédiatement et que j’allais pouvoir vivre tranquillement de mes droits d’auteur

À ce moment-là, l’œuvre porte le titre de Poème symphonique. Lors de sa deuxième exécution, à Hambourg en 1893, elle est intitulée Titan, poème musical en forme de symphonie, en référence au monumental roman de Jean Paul publié entre 1800 et 1803. Mahler évite encore de la rattacher au genre de la symphonie traditionnelle, tant sa structure s’en éloigne : deux grandes parties, comprenant respectivement trois et deux mouvements. Plus tard, il éliminera ces précisions littéraires et refusera le sous-titre de «Titan», que la postérité a pourtant conservé. 

L’Andante en deuxième position provient de la musique de scène composée à Cassel. Il s’intitule «Blumine», vocable emprunté aux Herbst-Blumine [«floraisons automnales»] de Jean Paul. Son effectif réduit et ses solos de trompette rappellent sa destination initiale, puisque le morceau, dans Der Trompeter von Säkkingen, figurait la sérénade que le héros, trompettiste de son état, donnait à sa bien-aimée. Le mouvement est ensuite évincé pour des raisons qui restent sujettes à caution. Mahler l’aurait jugé trop éloigné stylistiquement des autres volets : cette musique gracieuse, au charme immédiat et au lyrisme sans arrière-pensée, semble effectivement évoluer dans un univers différent. On entend également qu’elle est antérieure au reste de la symphonie. Dès lors, à Berlin en 1896, Mahler présente la version en quatre mouvements qui est de nos jours la plus jouée.

La renaissance de «Blumine»

Pendant plusieurs décennies, «Blumine» disparaît des programmes de concert. Mais en 1966, Donald Mitchell en redécouvre le manuscrit à l’Université de Yale. Le 18 juin 1967, Benjamin Britten amorce la renaissance de la pièce en la dirigeant au Festival d’Aldeburgh. Dans la foulée, certains chefs la réintègrent à la Première Symphonie, ou la jouent séparément, comme un court poème symphonique (option choisie aujourd’hui). À l’image des autres mouvements de la «Titan», cette page révèle les pensées intimes d’un jeune compositeur de 24 ans, qui déclarait au sujet de ses deux premières symphonies : «[Elles] expriment tout le contenu de ma vie. Tout ce que j’y ai mis, je l’ai vécu et souffert. Elles sont vérité et poésie dans le langage des sons

– Hélène Cao

Richard Strauss, lieder

Heimliche Aufforderung, op. 27 n° 3
[Invitation secrète]
Poème :
John Henry Mackay.
Composition : 1894. 
Orchestration : Robert Heger, 1929.

Zueignung, op. 10 n° 1
[Dédicace]
Poème :
Hermann von Gilm.
Composition : 1885. 
Orchestration : Robert Heger, 1932.

Morgen!, op. 27 n° 4
[Demain !]
Poème :
John Henry Mackay.
Composition : 1894. 
Orchestration : Richard Strauss, 1897.

Cäcilie, op. 27 n° 2 
Poème :
Heinrich Hart.
Composition : 1894. 
Orchestration : Richard Strauss, 1897.

«On ne pouvait pas toujours suivre tous les sujets de conversation de Strauss : il fallait être aussi fort en littérature qu’en musique pour rivaliser avec lui.»
Karl Böhm
 

Le lied constitue l’alpha et l’oméga de la création straussienne. Du Weihnachtslied [Chant de Noël], composé en 1870 par un garçonnet de 6 ans, à Malven [Mauves] en novembre 1948, terme d’une production de plus de deux cents numéros, que de chemin parcouru ! Un peu plus de soixante-dix lieder se succèdent jusqu’en 1888 : une quarantaine de pièces de jeunesse entre 1870 à 1883, puis trente-quatre lieder de la première maturité entre 1884 et 1888. Ils constituent le laboratoire du style vocal qui s’épanouira ensuite sur la scène lyrique. Exigeant souvent la projection et la longueur de souffle d’un air d’opéra, tout en conservant l’introspection du lied, ils sont à la fois un refuge dans la sphère intime et un atelier pour le théâtre.

«La musique de Strauss pose des problèmes de respiration, pas de phrasé. Il y a généralement une telle adéquation entre le texte et la musique que le phrasé coule de source.» 
Natalie Dessay, 2000

Les opus écrits entre 1891 et 1906 sont destinés à Pauline de Ahna, l’épouse de Strauss, qui les chante souvent en concert accompagnée par le compositeur : l’amour pour la voix féminine va alors de pair avec l’amour pour l’interprète. Strauss met en musique quelques poèmes de Goethe, Heine et Rückert. Aux grandes figures de la littérature allemande, absentes jusqu’ici de sa production (si l’on excepte quelques pages d’adolescence), il avait jusque-là préféré des romantiques mineurs (Adolf Friedrich von Schack, Hermann von Gilm, Felix Dahn) ou des poètes de la même génération que lui (John Henry Mackay, Otto Julius Bierbaum). Strauss est sensible aux vers qui expriment les sentiments sans détour, dont les images et les situations déclenchent immédiatement son imagination. 

En 1896, il aborde pour la première fois le lied avec orchestre (Quatre Chants op. 33). À partir de 1897, il orchestre certains lieder initialement conçus avec accompagnement de piano afin de les parer de nouvelles couleurs. Ce faisant, il les adapte à des salles de concert plus grandes, tout en parvenant à conserver l’intimité de climat inhérente au genre. Par la suite, il composera les opus 44, 71 et les Quatre Derniers Lieder (sur des poèmes d’Eichendorff et Hesse) directement pour voix et orchestre.

Entre 1906 et 1917, sa production de lieder s’interrompt, car à partir de Salomé (1905), l’opéra accapare son attention et lui vaut de retentissants succès. En outre, Pauline se retire de la scène en 1906. Strauss renoue avec le lied en 1918, année du satirique Krämerspiegel [Le Miroir de l’épicier] (sur des poèmes d’Alfred Kerr qui épinglent les éditeurs de musique) et des virtuoses Brentano-Lieder op. 68, destinés à la voix de colorature d’Elisabeth Schumann. Dans les trente dernières années de sa carrière, il en compose moins. En 1948, ses Quatre Derniers Lieder, aux couleurs flamboyantes et crépusculaires, chantent l’adieu au lied romantique. 

«L’œil et l’art de Strauss s’enchantent des merveilles du monde que l’on peut voir, entendre et toucher.» Gerhart Hauptmann

C’est avec les Huit Poèmes op. 10 que le lied straussien accède à une première maturité. Alliant l’intensité du lyrisme au respect de la prosodie, les trois strophes de Zueignung [Dédicace] commencent sur une mélodie identique, avant que leur musique ne les singularise. De fait, si les quatrains se terminent par les mêmes mots pleins de gratitude («Habe Dank», «Sois remerciée»), leur conclusion prend à chaque fois une connotation différente. Dans l’orchestration de ce lied, réalisée en 1932 par le chef d’orchestre et compositeur Robert Heger (1886-1978), la dernière strophe culmine sur des sonorités cuivrées.

Le 10 septembre 1894, le jour de leurs noces, Richard Strauss offre à Pauline de Ahna les Quatre Lieder op. 27. Un don qui allait sceller cinquante-cinq années d’une union parfois orageuse, toujours passionnée. Pauline, après des études de chant à Munich, avait continué sa formation avec le compositeur, rencontré en 1887. À Weimar, en mai 1894, elle incarne Freihild lors de la création de Guntram, le premier opéra de son futur époux. Les quatre poèmes de l’opus 27 confient les sentiments d’un locuteur masculin pour que la voix de l’aimée les exalte. Ils dessinent un chemin menant du sombre Ruhe, meine Seele [Sois tranquille, mon âme] (non chanté aujourd’hui) à la félicité de Morgen! [Demain !]. Cette trajectoire ne correspond pas à l’ordre de composition, laquelle s’achève avec Cäcilie, titre qui se réfère, non à la patronne des musiciens, mais au prénom de la femme du poète Heinrich Hart. Dans ce lied où la passion s’exprime sans réserve, Strauss atteint un degré d’effusion rare dans sa musique. Contrairement à Zueignung, dont les trois quatrains terminaient sur le même vers, l’élément commun aux trois strophes est ici le premier vers («Wenn du es wüßtest», «Si tu savais»). Mais dans Cäcilie, le sommet de l’intensité émotionnelle est également atteint lors de la conclusion. 

Heimliche Aufforderung [Invitation secrète] poursuit dans cet esprit, avec un peu plus de retenue toutefois. Après l’évocation du banquet (que Strauss a de toute évidence envisagé comme celui de ses noces), l’homme attend la nuit qui lui permettra d’être seul avec l’aimée. Les valeurs rythmiques de la partie vocale se dilatent, tandis que l’accompagnement s’alanguit de conserve : à la faveur de la nuit, l’apaisement gagne le jardin parfumé de roses. 

Trois ans après avoir achevé cet opus 27, Strauss orchestre Morgen!, puis Cäcilie, les deux lieder les plus contrastés (en 1929, Robert Heger se chargera de Heimliche Aufforderung). Pour Morgen!, il choisit l’intimité d’un orchestre à cordes coloré par une harpe et trois cors. Il confie la mélodie extatique de l’introduction au violon solo, prélude à un envoûtant «duo d’amour» avec la soprano. Le poème commence au milieu d’une phrase (le premier mot est même précédé de trois petits points), de même que la voix, confiant ses sentiments à fleur de lèvres, donne l’impression de rejoindre la mélodie que le violon est en train de déployer.

– H. C.

Beethoven, Symphonie n° 9

Beethowen [sic] est le seul homme qui me fasse connaître la jalousie. J’aurais voulu être plutôt Beethowen que Rossini et que Mozart. Il y a dans cet homme une puissance divine. Il semble qu’un enchanteur vous enlève dans un monde merveilleux, au milieu des plus beaux palais qui réunissent les merveilles de tous les arts et là, à son commandement, des portes tournent sur leurs gonds et vous laissent apercevoir des beautés d’un genre inconnu, les fées de la fantaisie, ce sont les créatures qui voltigent avec les beautés de la femme et les ailes diaprées de l’ange […]. Non, l’esprit de l’écrivain ne donne pas de pareilles jouissances, parce que ce que nous peignons est fini, déterminé, et ce que vous jette Beethowen est infini.
Honoré de Balzac, Lettres à Madame Hanska, novembre 1837


S’il fallait désigner une partition comme emblème de Beethoven, voire de la musique classique tout entière, peut-être serait-ce cette Neuvième Symphonie au finale si illustre, l’«Hymne à la joie». La symphonie s’est imposée comme une œuvre universelle, résonnant lors de concerts symboliques devant les décombres du mur de Berlin ou sur les ruines encore fumantes de Sarajevo ; et l’«Hymne à la joie», avec ses vibrants appels à la fraternité, est devenue l’hymne européen.

Qu’est-ce qui rend la Neuvième Symphonie si exceptionnelle ? Des pages entières ont été écrites sur le sujet. Elles montrent comment le génie de Beethoven s’y révèle dans ce qu’il a de plus visionnaire : plus encore qu’aucune des huit autres symphonies, celle-ci rompt avec le modèle de Joseph Haydn et jette vers l’avenir des jalons dont certains ne seront pas exploités avant près d’un siècle. Mais on se rend compte également que cette perfection est le fruit d’un long processus. La Neuvième Symphonie n’est pas née tout armée du crâne de Beethoven, telle Minerve de celui de Jupiter. Elle s’est forgée à travers une foule d’esquisses, de brouillons, d’œuvres prémonitoires, couronnant une vie de création. 

La Neuvième Symphonie continue de nous frapper par sa monumentalité et son caractère transcendant : œuvre d’un compositeur usé par les désillusions et la surdité, elle sublime toute douleur terrestre pour atteindre à la joie divine et cosmique. Écouter la Neuvième Symphonie au concert reste une expérience inoubliable, qu’on soit néophyte ou mélomane chevronné.

Dès 1811-1812, Beethoven projeta une symphonie en mineur pour former une trilogie avec les Septième et Huitième, qu’il était en train de composer. Quatre ans plus tard, il notait le thème du futur scherzo. En 1817-1818, le travail s’intensifia. Le thème du scherzo se para d’habits de cordes, sous la forme d’une fugue à cinq voix ; et Beethoven esquissa le premier mouvement. À cette époque, la symphonie devait être exclusivement instrumentale. Mais Beethoven songeait en même temps à une Dixième Symphonie faisant intervenir la voix. Dans cette œuvre laissée en friches, le mouvement lent ou le finale auraient été chantés. Il n’était pas encore question du poème de Schiller, plutôt de textes liés à la mythologie grecque et à la liturgie catholique. Beethoven tâtonnait. La composition de la Missa solemnis, des Variations Diabelli et des trois dernières sonates pour piano interrompit ces projets. Il fallut que la Société philharmonique de Londres passe commande d’une nouvelle œuvre, en 1822, pour que la Neuvième Symphonie prenne sa forme définitive.

L’ode de Schiller An die Freude [À la joie] hantait depuis longtemps les pensées du compositeur. Ce poème, écrit en 1785 comme un hymne à la liberté à l’usage des loges maçonniques, jouissait alors d’une énorme faveur. À 23 ans, déjà, Beethoven avait envisagé d’en tirer un lied ; vers 1814, il songea à une ouverture intitulée Freude schöner Götterfunken – c’est finalement la «grande ouverture» Pour un jour de fête qui vit le jour. Quant à la mélodie de l’«Hymne à la joie», si simple, si pure, elle est le fruit d’intenses tâtonnements. On en voit les prémices (sur d’autres paroles) dans un lied de 1795, Seufzer eines Ungeliebten und Gegenliebe [Soupirs d’un mal-aimé et Amour mutuel], puis dans la Fantaisie pour piano, chœur et orchestre op. 80, de 1808, première tentative de mêler le chant à une structure symphonique.

«Une monstrueuse folie»

C’est finalement Vienne qui eut la primeur de la nouvelle symphonie, le 7 mai 1824. La création fut un succès retentissant mais, passé l’effet de nouveauté, elle laissa les auditoires perplexes, comme le relate Hector Berlioz : «Certains critiques la regardent comme une monstrueuse folie ; d’autres n’y voient que les dernières lueurs d’un génie expirant ; quelques-uns plus prudents déclarent n’y rien comprendre quant à présent, mais ne désespèrent pas de l’apprécier, au moins approximativement, plus tard ; la plupart des artistes la considèrent comme une conception extraordinaire dont quelques parties néanmoins demeurent encore inexplicables ou sans but apparent. Un petit nombre de musiciens naturellement porté à examiner avec soin tout ce qui tend à agrandir le domaine de l’art, et qui ont mûrement réfléchi sur le plan général de la symphonie avec chœurs après l’avoir lue et écoutée attentivement à plusieurs reprises affirment que cet ouvrage leur paraît être la plus magnifique expression du génie de Beethoven : cette opinion […] est celle que nous partageons

L’Allegro, ma non troppo initial illustre le côté démiurgique de Beethoven. Tel un dieu cosmogonique, le compositeur modèle la matière informe surgie du néant initial (représenté ici par l’intervale mystérieux et indécis de quinte à vide, la-mi). La musique prend forme peu à peu, jusqu’à engendrer une architecture magistrale de près de vingt minutes (le plus long premier mouvement de symphonie écrit jusque-là).

Propulsé par une force brute, le scherzo (Molto vivace) prend place en seconde position, cas unique parmi les neuf symphonies de Beethoven. Lui aussi d’une longueur inédite, il offre un rôle nouveau à la timbale, que l’on entend à découvert. 

Les cordes ont la part belle dans le mouvement lent, qui combine habilement l’esprit d’une forme lied (ABA) avec celui du thème et variations. 

Le finale constitue le pinacle de l’édifice. Pour bien en comprendre la portée, il faut se remémorer ce qu’était, encore dix ans plus tôt, le finale d’une symphonie de Haydn. Après les savants jeux musicaux du premier mouvement, les affres métaphysiques du mouvement lent, la vigueur rustique et contrastée des menuets, ces finales faisaient souffler un vent de fraîcheur vivifiante, et adoptaient une structure simple, généralement celle d’un rondo (c’est-à-dire l’alternance de thèmes «couplet» et d’un thème «refrain»). La symphonie haydnienne, généralement, progressait de l’ombre à la lumière, et du dense au léger. Au contraire, après trois mouvements déjà conséquents, Beethoven ose ici un finale aux proportions encore plus vastes et à l’architecture très complexe, à mi-chemin entre une cantate et une symphonie miniature condensée en un seul mouvement. Ce finale est à la fois l’apothéose de l’œuvre entière et sa justification, mettant en scène la lutte que constitua sa gestation. 

D’entrée de jeu, une dissonance vrille les oreilles. «Toutes les notes de la gamme diatonique mineure se trouvent frappées en même temps et produisent l’épouvantable assemblage de sons : fa, la, do dièse, mi, sol, si bémol, ré», commentera Berlioz. De cet accord discordant naît un puissant motif, énoncé par l’orchestre entier. Il est balayé d’un revers de main par un récitatif des violoncelles et contrebasses, dont on ne comprendra qu’un peu plus tard la signification, lorsqu’il sera repris par la basse solo sur ces paroles : «O Freunde, nicht diese Töne ! …» [«Amis, pas de ces sons ! Faites-nous en entendre de plus harmonieux et de plus joyeux !»]. Difficile d’être plus explicite.

L’orchestre fait d’autres tentatives, évoquant successivement les trois mouvements précédents. Mais à chaque fois, impitoyablement, le récitatif de cordes graves rejette ces propositions. Lorsqu’est effleuré le thème de l’«Hymne à la joie», le récitatif change soudain de physionomie : il perd de sa véhémence pour devenir solennel et optimiste, modulant de ré mineur à majeur. Entériné, le thème de l’«Hymne à la joie» peut à présent se déployer sous formes de variations, d’un somptueux entrelacs de cordes et de basson à la majesté de l’orchestre au complet.

Après cette longue introduction orchestrale, la basse solo entonne son récitatif, sur les paroles mentionnées plus haut. Puis le chœur chante la première strophe de Schiller. Solistes et chœur alternent pour exposer les strophes suivantes. Après un sommet sur le mot «Gott» [«Dieu»], un silence soudain amène une parodie de marche turque, avec grosse caisse, triangle et cymbales. Ténor et chœur d’hommes chantent leur joie : «Froh, froh…» [«Joyeux, joyeux…»]. Cette irruption incongrue d’une certaine trivialité est comme un clin d’œil avant une démonstration magistrale du style savant et sévère par excellence : un grandiose développement fugué. Le retour du thème à pleine force précède la majestueuse péroraison, qui exhorte à la fraternité universelle sur fond d’un catholicisme marqué de panthéisme, infléchi par l’esprit des Lumières : «Seid umschlungen, Millionen…» [«Étreignez-vous, millions d’êtres…»]. L’humanité réconciliée se dresse devant son Créateur, présenté comme un père tendre et bienveillant qui veille sur la multitude des êtres depuis le haut de la voûte étoilée.

– Claire Delamarche

Heimliche Aufforderung : poème

Auf, hebe die funkelnde Schale empor zum Mund,
Und trinke beim Freudenmahle dein Herz gesund.
Und wenn du sie hebst, so winke mir heimlich zu,
Dann lächle ich und dann trinke ich still wie du...

Und still gleich mir betrachte um uns das Heer
Der trunknen Zecher [Schwätzer] – verachte sie nicht zu sehr.
Nein, hebe die blinkende Schale, gefüllt mit Wein,
Und laß beim lärmenden Mahle sie glücklich sein.

Doch hast du das Mahl genossen, den Durst gestillt,
Dann verlasse der lauten Genossen festfreudiges Bild,
Und wandle hinaus in den Garten zum Rosenstrauch,
Dort will ich dich dann erwarten nach altem Brauch,

Und will an die Brust dir sinken, eh du's gehofft [erhofft],
Und deine Küsse trinken, wie ehmals oft,
Und flechten in deine Haare der Rose Pracht.
O komm [komme], du wunderbare, ersehnte Nacht!
O komm, du wunderbare, ersehnte Nacht!

– John Henry Mackay (1864-1933)

Invitation secrète

Lève la coupe étincelante jusqu’à ta bouche,
Et bois dans ce festin joyeux pour guérir ton cœur.
Et quand tu la lèveras, fais-moi un signe secret :
Alors je sourirai et boirai silencieusement comme toi…

Et en silence comme moi, regarde autour de nous la foule
Des buveurs [bavards] ivres – ne les méprise pas trop.
Non, lève la coupe étincelante remplie de vin,
Et laisse-les être heureux au milieu du bruyant repas.

Et quand tu auras bien mangé et étanché ta soif,
Alors quitte la scène joyeuse de ces compagnons bruyants
Et sors dans le jardin te promener vers le rosier,
Où je t’attendrai selon notre ancienne coutume.

Et je plongerai sur ton sein avant même que tu ne l’aies espéré,
Et je boirai tes baisers comme si souvent jadis,
Et j’entrelacerai dans tes cheveux la splendeur de la rose.
Oh, viens, nuit merveilleuse, tant désirée !

– Traduction © Auditorium-Orchestre national de Lyon 2023

 

Zueignung : poème

Ja, du weißt es, teure Seele,
Daß ich fern von dir mich quäle,
Liebe macht die Herzen krank,
Habe Dank.

Einst hielt ich, der Freiheit Zecher,
Hoch den Amethysten-Becher,
Und du segnetest den Trank,
Habe Dank.

Und beschworst darin die Bösen,
Bis ich, was ich nie gewesen,
heilig, heilig an's Herz dir sank,
Habe Dank.

– Hermann von Gilm (1812-1864)

Dédicace

Oui, tu le sais, chère âme :
C’est un supplice d’être loin de toi.
L’amour rend les cœurs malades…
Merci à toi.

Jadis, moi, le buveur de liberté, 
Je levais haut la coupe d’améthyste,
Et tu bénissais mon breuvage…
Merci à toi.

Tu en as exorcisé le mal,
Jusqu’à ce que, heureux comme jamais je ne l’avais été, 
Je me noie dans ton cœur…
Merci à toi.

– Traduction © Auditorium-Orchestre national de Lyon 2023

Morgen ! : poème

Und morgen wird die Sonne wieder scheinen
und auf dem Wege, den ich gehen werde,
wird uns, die Glücklichen sie wieder einen
inmitten dieser sonnenatmenden Erde...
und zu dem Strand, dem weiten, wogenblauen,
werden wir still und langsam niedersteigen,
stumm werden wir uns in die Augen schauen,
und auf uns sinkt des Glückes stummes Schweigen...

– John Henry Mackay (1864-1933)

Demain !

Et demain, le soleil brillera de nouveau,
Et sur le chemin que je dois suivre,
Il nous unira, bienheureux, 
Dans ce monde qui respire l’astre du jour !

Et vers la vaste plage aux vagues bleues, 
Nous descendrons paisiblement, sans hâte…
En silence, nous nous regarderons dans les yeux
Et sur nous, descendra, muet, le silence de la félicité.

– Traduction © Auditorium-Orchestre national de Lyon 2023

Cäcilie : poème

Wenn du es wüßtest,
Was träumen heißt von brennenden Küssen,
Von wandern und ruhen mit der Geliebten,
Aug in Auge,
Und kosend und plaudernd,
Wenn du es wüßtest,
Du neigtest dein Herz!

Wenn du es wüßtest,
Was bangen heißt in einsamen Nächten,
Umschauert vom Sturm, da niemand tröstet
Milden Mundes die kampfmüde Seele,
Wenn du es wüßtest,
Du kämest zu mir.

Wenn du es wüßtest,
Was leben heißt, umhaucht von der Gottheit
weltschaffendem Atem,
Zu schweben empor, lichtgetragen,
Zu seligen Höhn,
Wenn du es wüßtest, wenn du es wüßtest,
Du lebtest mit mir.

– Heinrich Hart (1855-1906)

Cäcilie

Si tu savais
Ce que c’est que de rêver de baisers brûlants,
Se promener et se reposer avec sa bien-aimée,
Les yeux dans les yeux,
En se câlinant et en bavardant,
Si tu le savais,
Tu y inclinerais ton cœur !

Si tu savais
Ce que c’est que d’avoir peur dans les nuits solitaires,
Assailli par une tempête qui fait rage, sans personne pour réconforter
D’une voix douce l’âme en difficulté,
Si tu le savais,
Tu viendrais à moi.

Si tu savais
Ce que c’est que de vivre entouré 
Du souffle de Dieu, qui créa le monde,
Et de flotter, porté par la lumière
Vers des hauteurs bienheureuses,
Si tu le savais,
Tu vivrais avec moi !

– Traduction © Auditorium-Orchestre national de Lyon 2023

Symphonie n° 9 : poème allemand

ODE AN DIE FREUDE

O Freunde, nicht diese Töne! 
Sondern lasst uns angenehmere anstimmen,
und freudenvollere!

Freude, schöner Götterfunken,
Tochter aus Elysium,
Wir betreten feuertrunken,
Himmlische, dein Heiligtum.

Deine Zauber binden wieder, 
Was die Mode streng geteilt; 
Alle Menschen werden Brüder, 
wo dein sanfter Flügel weilt.

Wem der grosse Wurf gelungen, 
Eines Freundes Freund zu sein,
wer ein holdes Weib errungen,
mische seinen Jubel ein!

Ja, wer auch nur eine Seele
sein nennt auf dem Erdenrund!
Und wer’s nie gekonnt, der stehle
weinend sich aus diesem Bund!

Freude trinken alle Wesen
an den Brüsten der Natur,
alle Guten, alle Bösen
folgen ihrer Rosenspur.

Küsse gab sie uns und Reben, 
einen Freund, geprüft im Tod;
Wollust ward dem Wurm gegeben,
und der Cherub steht vor Gott.

Froh, wie seine Sonnen fliegen 
durch des Himmels prächt’gen Plan,
laufet, Brüder, eure Bahn,
freudig, wie ein Held zum Siegen!

Seid umschlungen, Millionen!
Diesen Kuss der ganzen Welt!
Brüder, überm Sternenzelt
muss ein lieber Vater wohnen!

Ihr stürzt nieder, Millionen?
Ahnest du den Schöpfer, Welt?
Such ihn überm Sternenzelt, 
über Sternen muss er wohnen!

– Friedrich Schiller (1759-1805)

Symphonie n° 9 : poème français

ODE À LA JOIE

Amis, pas ces sons !
Faites-nous en entendre de plus harmonieux
et de plus joyeux !

Joie, belle étincelle divine,
fille de l’Élysée,
nous entrons l’âme enivrée
dans ton temple glorieux.

Ton pouvoir magique réunit
ce que la mode divise ;
tous les hommes sont frères
là ou s’arrête ton aile légère.

Si tu as su créer
des liens d’amitié durables,
et gagner un cœur de femme,
entonne avec nous un chant d’allégresse !

Oui, si tu as su faire tienne
une autre âme sur la terre !
Mais si tu n’y es parvenu,
fuis ces lieux en pleurant !

Tous les êtres boivent la joie,
au sein de la nature ;
tous, bons et méchants,
goûtent ses richesses.

Elle nous donna des baisers et le fruit de la vigne,
un ami que la mort éprouva ;
le ver lui-même voit ses désirs contentés,
et le chérubin est debout face à Dieu.

Joyeux, tels les soleils qui parcourent
les admirables sphères célestes,
suivez, frères, votre voie,
gaiement, tel un héros marchant à la victoire !

Étreignez-vous, millions d’êtres !
Un baiser au monde entier !
Frères ! au-dessus de la voûte étoilée
doit régner un tendre Père.

Vous vous prosternez, millions d’êtres ?
Pressens-tu le Créateur, monde ?
Cherche-le au plus haut des cieux,
au-dessus de la voûte étoilée !

– Traduction © Auditorium-Orchestre national de Lyon 2023

Le podcast de L’AO