NOTES DE PROGRAMME

Boléro

Ven. 3 mai | Sam. 4 mai 2024

Retour aux concerts des ven. 3 mai et sam. 4 mai 2024

Programme détaillé

Mel Bonis (1858-1937)
Suite orientale, op. 48/2

I. Prélude
II. Danse d’almées

[8 min]

Les partitions de la Suite orientale de Mel Bonis ont été éditées et mises à disposition par le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française.

Georges Bizet (1838-1875)
Le Retour de Virginie, cantate

Livret d’Auguste Rollet d’après le roman Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. Création mondiale.

Scène 1 : Introduction instrumentale –  Récitatif de Paul – Air de Paul
Scène 2 : Scène et Récitatif de Marguerite et Paul – Duo de Marguerite et Paul
Scène 3 : Orage et Récitatif du Missionnaire des Pamplemousses – Prière de Paul, Marguerite et le Missionnaire – Reprise de l’Orage, Scène et Trio final

[35 min]

Enregistrement du Retour de Virginie par Bru Zane Label. À paraître en 2025 au sein d’une publication discographique dédiée à Georges Bizet. 

--- Entracte---

Maurice Ravel (1875-1937)
Rapsodie espagnole

I. Prélude à la nuit
II. Malagueña
III. Habanera
IV. Feria

[16 min]

Boléro, ballet pour orchestre

[13 min]

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En collaboration avec le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française.

Dans le cadre d’Unanimes ! Avec les compositrices, une initiative de l’Association française des orchestres.

Distribution

Orchestre national de Lyon
Ben Glassberg 
direction
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur mezzo-soprano
Cyrille Dubois ténor
Patrick Bolleire basse

PALAZZETTO BRU ZANE – CENTRE DE MUSIQUE ROMANTIQUE FRANÇAISE

Le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française a pour vocation de favoriser la redécouverte du patrimoine musical français du grand XIXe siècle (1780-1920) en lui assurant le rayonnement qu’il mérite. Installé à Venise, dans un palais de 1695 restauré spécifiquement pour l’abriter, ce centre est une réalisation de la Fondation Bru. Il allie ambition artistique et exigence scientifique, reflétant l’esprit humaniste qui guide les actions de la fondation. Les principales activités du Palazzetto Bru Zane, menées en collaboration étroite avec de nombreux partenaires, sont la recherche, l’édition de partitions et de livres, la production et la diffusion de concerts à l’international, le soutien à des projets pédagogiques et la publication d’enregistrements discographiques.

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Introduction

Avant d’être l’immortel compositeur de Carmen, Georges Bizet fut le brillant élève de Charles Gounod. Pour le préparer au prix de Rome, sésame alors précieux de toute carrière musicale pour un compositeur français, Gounod fit plancher l’adolescent à partir de 1853 sur le texte imposé l’année précédente, qui avait valu une amère désillusion à Camille Saint-Saëns : Le Retour de Virginie, d’après la fin du roman de Bernardin de Saint-Pierre Paul et Virginie. Sur l’île Bourbon, Paul et sa mère, Marguerite, attendent le retour de leur sœur et fille. Une lettre annonce l’arrivée de Virginie. Mais les réjouissances sont de courte durée : un orage éclate et, malgré leur fervente prière, menée par le Missionnaire des Pamplemousses, la mer rejette bientôt le corps de la jeune fille. Cette partition, œuvre d’un Bizet de 15 ans, n’avait jamais été publiée ni jouée.
Même si elle fut donnée du vivant de son autrice, Mélanie Bonis (qui opta pour le diminutif Mel afin de se frayer une place dans l’univers si masculin de la composition au XIXe siècle), la capiteuse Suite orientale (orchestration en 1906 des deux premiers mouvements de la pièce homonyme pour piano, 1899), est elle aussi une redécouverte. Deux pages inusables de Maurice Ravel, Boléro (1928) et Rapsodie espagnole (1908) complètent cette plongée dans le répertoire français.

Bonis, Suite orientale

Composition : 1899.
Orchestration : 1906.
Création (version orchestrale) : Paris, 15 décembre 1906, sous la direction de Pierre Monteux.

Mel Bonis (pseudonyme de Mélanie-Hélène Bonis) s’est exprimée dans de nombreux genres, pièces pour piano, musique de chambre, mélodie, musique chorale, etc. Quant à la musique orchestrale, comme nombre de ses contemporains français, elle l’a abordée par de petites pièces ou des suites plutôt que par le genre imposant de la symphonie. Elle écrit notamment une Suite en forme de valses, Trois Femmes de légende (Ophélie, Salomé, Cléopâtre) et la Suite orientale. Cette dernière existe sous deux formes, l’une pour piano, violon et violoncelle, l’autre pour orchestre, sous le titre Prélude et Danse d’almées.

Mel Bonis s’inscrit avec aisance dans la veine orientaliste dont les Français sont friands et qui touche aussi bien la musique que la peinture ou la littérature. Depuis Félicien David, le grand rénovateur de l’exotisme musical, jusqu’à Ravel, l’Orient, plus fantasmé que réel, est l’occasion de recherches de couleurs particulières, tant du point de vue du timbre que du point de vue du langage. Les tournures mélodiques, comme l’harmonie et les accompagnements, peuvent s’imprégner de modes, d’ornementations et de rythmes, entendus par certains à l’occasion de voyages, ou inspirés d’œuvres faisant modèle, comme Le Désert de Félicien David. Reyer, Saint-Saëns, Delibes, Massenet, parmi d’autres, ont enrichi ce corpus séduisant, comme peut l’être une toile de Jean-Léon Gérôme.

L’introduction du «Prélude» est un véritable topos des évocations exotiques. Avec les accords de harpe et le chant mélismatique de cor anglais, que l’auditeur du temps associait à la sonorité d’un instrument oriental. Les violons puis les bois amplifient ce dessin mélodique avant la section centrale, qui présente de nouvelles idées, enchaînées avec un grand naturel. Le thème du cor anglais revient, contrepointé par la ligne des violons dans l’aigu, et cède la place à la première flûte qui ferme cette page, brève apparition d’un orient rêvé, teinté de mélancolie. On appréciera l’usage chambriste de l’orchestre, avec les interventions solistes du hautbois et du violoncelle, en plus de la flûte et du cor anglais, comme autant de nuances de couleur sur la palette du peintre.

«Danses d’almées» met en scène une figure incontournable de ce type d’évocation, la danseuse orientale*. Triangle, tambour de basque, cymbales et timbales, très sollicitées, apportent une scansion rythmique marquée à cette pièce très joliment menée, manifestant une grande sûreté d’écriture.

– Hervé Lacombe

* Les almées étaient des danseuses, chanteuses et musiciennes qui se produisaient dans les harems des riches seigneurs égyptiens pour divertir leurs femmes [n. d. r.].

Le mot de l’éditeur

La genèse de la Suite orientale s’avère pour le moins complexe. Le titre de cette œuvre apparaît dans le programme d’un concert du 23 mars 1899 donné salle Pleyel. Elle comporte alors quatre mouvements : «Prélude», «Danse d’almées», «Ronde de nuit» et «Nocturne». Son effectif (hautbois, cor, violoncelle et harpe chromatique) est identique à celui d’une Suite de 1898 considérée comme perdue. Mel Bonis a-t-elle adapté sa partition pour un trio avec piano et supprimé le dernier mouvement ? Plus tard, elle a orchestré le «Prélude» et la «Danse d’almées», dirigés par Pierre Monteux le 15 décembre 1906. La version symphonique de la «Ronde de nuit», qui existe en parties séparées, semble avoir été écartée avant ce concert. Dans cette œuvre teintée d’exotisme, Mel Bonis sacrifie à l’une des sources d’inspiration favorites des artistes français de son temps. L’évocation de l’Orient se manifeste par des pédales harmoniques, des couleurs modales résultant souvent de l’élision de la note sensible, des contours mélodiques étranges, des mélismes et figures ornementales. Mais l’exotisme reste discret. Dans le mouvement central, les almées dansent avec décence, sans oser la sensualité qui caractérise généralement la femme orientale pour les Français. La Suite orientale se distingue toutefois par sa construction qui fait fi de l’unité tonale : les mouvements (tous en mineur) sont respectivement en mineur, la mineur et fa mineur. Elle termine en outre avec un mouvement lent, beaucoup plus long que les autres. Cette «Ronde de nuit» comporte une indication qui le rend un peu plus programmatique : «Minuit sonne dans le lointain», la main gauche figurant alors les coups de cloche.

– Texte de présentation de la partition © Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française

Bizet, Le Retour de Virginie

Composition : 1853 (?)
Création mondiale.

Élève au Conservatoire dans la classe de composition de Fromental Halévy, Georges Bizet  brigue le prix de Rome, qui permet chaque année à des artistes – un musicien, un peintre, un architecte, etc., – de partir dans la ville éternelle, à la Villa Médicis, aux frais de l’État pour y méditer sur leur art et y créer librement. Le concours pour ce prix se déroule en deux temps. Premier temps : il faut écrire une fugue et un chœur. Second temps : les candidats ayant passé le premier tour doivent composer une cantate pour solistes et orchestre. Très tôt, Bizet s’est exercé à la composition d’une cantate sur des livrets des pièces présentées au prix de Rome : Herminie, Le Chevalier enchanté, L’Ange et Tobie, Loyse de Montfort. Le Retour de Virginie, texte de 1852, est la première cantate intégralement composée par Bizet, probablement en 1853, alors qu’il n’a que 15 ans ! Le livret, d’un certain Auguste Rollet, avait déjà été mis en musique en 1852 par Saint-Saëns (1835-1821). Il se fonde sur la fin du célèbre roman de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, et réunit trois personnages, Paul, jeune créole (premier fort ténor, selon la nomenclature retenue par Bizet), Marguerite, sa mère (première chanteuse), un missionnaire (première basse chantante). Bizet s’inscrit pleinement dans la dimension théâtrale de l’œuvre en notant sur sa partition la description du décor : «Le théâtre représente un site pittoresque de l’île Bourbon.» La pièce se divise en trois grandes scènes.

Scène 1

1A : Introduction instrumentale (Air lointain des danses de nègres mariés aux chants des oiseaux, qui célèbrent la fin du jour)

Elle a la fonction d’un prélude descriptif. Bizet inaugure une de ces pages qui vont contribuer au charme de ses partitions à venir – Les Pêcheurs de perles, Djamileh ou L’Arlésienne. La première section de l’Introduction est un adagio dans lequel le jeune compositeur divise les cordes, pianissimo et avec sourdines, pour créer un effet de bruissement. Le cor, timbre d’espace, déroule une longue mélodie sur des harmonies changeantes pleines de surprises, chargées d’évoquer le mystère de cette nature sauvage. La seconde section, allegro, met en scène la danse, avec figure rythmique obstinée, tambourin et cymbales marquant les temps, le tout posé sur un long unisson des cordes, tandis que le cor anglais déroule une mélopée orientalisante, selon le topos exploité à son tour par Mel Bonis. 

1B : Récitatif de Paul «Virginie, Virginie ô ma sœur, pourquoi rester en France ?»

Paul, assis près du rivage, écoute le bruit des vagues qui viennent se briser contre les rochers. Sa pensée méditative est traduite par une mélodie de hautbois. Puis viens le récitatif à proprement parler. Pourquoi Virginie ne revient-elle pas ? 

1C : Air de Paul «Échos de mon deuil solitaire»

Les oiseaux (la flûte évidemment) pleurent avec lui. La nature tout entière semble attendre Virginie. Dans ce long air, Bizet change habilement la texture orchestrale mais reste plus convenu dans l’écriture mélodique. Concession au goût italien, l’air s’achève par une grande vocalise culminant sur un contre-ut.

Scène 2

2A : Scène et Récitatif de Marguerite et Paul «Paul ! Paul ! ô mon fils, sois heureux !»

Marguerite accourt une lettre à la main, qu’elle tend à Paul. Virginie arrive à bord du Saint-Géran. Larmes de bonheur : les deux voix se mêlent. On entend le chant des bengalis.

2B : Duo de Marguerite et Paul «Bengalis d’alentour»

Le véritable ensemble commence, adagio. C’est un duo concertant avec flûte.

Scène 3

3A : Orage et Récitatif du Missionnaire des Pamplemousses «Amis, entendez-vous la tempête naissante ?»

Formules chromatiques aux violoncelles et contrebasses ; roulement de timbales triple piano ; motif aux bois qui s’amplifie ; traits de la petite flûte dans l’aigu : la tempête approche puis éclate, dans la pure tradition française. Le missionnaire arrive ; il s’inquiète et invite ses amis à prier. 

3B : Prière de Paul, Marguerite et le Missionnaire «Ô roi des cieux»

Cette pièce est presque un numéro obligé, comme il l’est à l’opéra. Bizet composera pour la cantate qui lui vaudra le prix de Rome, Clovis et Clotilde, une magnifique prière pour soprano, tout en intériorité. Ici, le morceau, qui nécessite deux harpes, est plus convenu et repose sur la réunion des trois voix.

3C : Reprise de l’Orage, Scène et Trio final «Entendez-vous, le canon tonne ! / Ô douleur infinie»

L’orage reprend et redouble d’intensité. On entend des coups de canon (la grosse caisse triple forte), signal du Saint-Géran en difficulté. Hélas, le malheur arrive. On aperçoit un corps. Septième diminuée à l’orchestre : c’est le signal cette fois de la tragédie. Cri de Marguerite ; désespoir de Paul ; acceptation du missionnaire. Duo des deux voix extrêmes, puis reprise par Paul de la conclusion chrétienne du drame : «Virginie est au ciel !» Cette cantate montre un tout jeune compositeur manipulant parfaitement les codes musico-dramatiques de son temps et maîtrisant déjà parfaitement l’écriture orchestrale.

– Hervé Lacombe

Hervé Lacombe est l’auteur notamment de la principale biographie de Georges Bizet, parue chez Fayard en 2000.

Illustrationdu piano chant de Paul et Virginie de Victor Massé, (c) Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc

Ravel, Rapsodie espagnole

Composition : été-automne 1907 pour deux pianos, février 1908 pour orchestre.
Création : Paris, Concerts Colonne, Théâtre du Châtelet, 15 mars 1908.
Dédicace : à mon cher maître, Charles Bériot.

Ravel tire le n° 3, «Habanera», d’une composition de jeunesse datant de 1895, composée pour deux pianos et éditée, avec Entre cloches, sous le titre de Sites auriculaires. Tandis que le public acclama, lors du concert de 1908, l’ouverture du Roi d’Ys de Lalo, il se montra plus partagé pour l’œuvre de Ravel, mais bissa tout de même la «Malagueña», qu’Édouard Colonne dut répéter.

Comme Lalo, Bizet, Chabrier, Massenet, Debussy, Laparra et tant d’autres compositeurs français, Maurice Ravel a succombé aux charmes de l’Espagne, qu’il a évoqué dans nombre de partitions, le Boléro, L’Heure espagnole, l’Alborada del Gracioso (quatrième pièce des Miroirs), ou encore Don Quichotte à Dulcinée et la Vocalise en forme de habanera. C’est une Espagne pour partie imaginaire, nourrie des musiques du temps, françaises ou espagnoles, de chansons et de danses, de tournures et de formes puisées ici ou là. Une Espagne qui bénéficie de l’harmonie épicée et parfois acide de Ravel, de son sens du rythme époustouflant, comme des couleurs flamboyantes de son orchestre. La réaction du musicographe et critique musical Amédée Boutarel au sortir de la création témoigne de la difficulté qu’il y a alors à accepter une musique ne correspondant pas exactement aux canons du temps : «Bien qu’il y ait dans tout cela peu de musique proprement dite, [le mélomane actuel reste coi devant une telle assertion], il s’en dégage une jeunesse, un coloris, un mouvement contre lesquels on ne résiste pas, une sincérité très grande aussi.» Boutarel trouve malgré sa réserve les mots justes pour traduire l’impression d’enchantement et la vision presque fantasmagorique voulue par le compositeur : «Il semble que M. Ravel, de retour d’Espagne, la tête remplie de rythmes, de bruits de castagnettes, de parfums respirés pendant les belles nuits, ait cherché à extérioriser musicalement toute l’éblouissante poésie dont il se trouvait comme imprégné. Ce sont tour à tour des effluves langoureuses, des rires joyeux, des remous de foules, des danses échevelées où toutes les ressources instrumentales sont habilement employées

Pour accroître l’énergie rythmique de son œuvre, Ravel fait appel à un ensemble de percussions peu habituel : timbales, grosse caisse, cymbales, triangle, tambour de basque, castagnettes, tambour, tamtam (un gong) et xylophone, sans compter le célesta. Du côté des vents, Ravel élargit sa palette du côté des graves avec un tuba, une clarinette basse et un contre-basson. L’orchestre ainsi étoffé lui permet une diversité de couleurs avec toutes les familles instrumentales et dans tous les registres, que ce soit à l’échelle d’une pièce ou à l’échelle des quatre mouvements. Au medium du premier mouvement s’oppose ainsi le grave du deuxième. 

«Prélude à la nuit» ne sort pas de la nuance mezzo-forte. Il se construit autour d’un motif hypnotique de quatre notes (fa, mi, , do dièse), rarement interrompu et dont la régularité est trompeuse. Ravel brouille la métrique : quatre notes régulières ici, dans une mesure à trois temps, parfois divisée en deux ! Sur ce ciel nocturne qui semble impassible éclate comme des scintillements mélodiques, confiés aux cordes divisées (doublées par les bois), lancés dans l’espace orchestrale par un trait de harpe. L’enchantement continue, quand le motif obstiné passe au célesta et que violon, alto et violoncelle solos esquissent, sur un frémissement de trémolos, une mélodie tout en délicatesse… 

«Malagueña» émerge de l’extrême grave de l’orchestre et se compose par touches successives, parfois à peine mélodiques, circulant à tous les niveaux de l’orchestre et donnant au rythme la première place. La matière sonore est extrêmement volatile et animée d’élans vites refreinés. La trompette surgit, canaille. Puis ce sera le tour du cor anglais, rompant la pulsion rythmique par une mélopée suspendue à laquelle le motif obstiné du «Prélude» vient se joindre (on le retrouvera encore dans le dernier mouvement). Ravel nous raconte une histoire par les sons et nous laisse imaginer son contenu. Fin de la pièce par évaporation de l’orchestre et du songe.

Contredanse créolisée originaire de Cuba, la habanera, dont Bizet imposa le premier le caractère dans une œuvre de vaste dimension avec sa Carmen, tient essentiellement par le rythme. Comme il le fait en grand pour la valse, Ravel transcende, ou dissout, le genre auquel il se réfère, cette fois dans une vignette sonore. La mélodie se réduit a peu de chose, les registres se répondent, le rythme se désagrège.

Après le «bruissement infiniment subtil» de la «Habanera» (selon Adolphe Jullien dans le Journal des débats), «Feria» conclut cette suite de tableaux par un magistral déchaînement orchestral, «grouillement sonore d’une verve et d’une couleur extraordinaire, avec un intermède alangui et vaporeux, confié aux bois». 

– H. L.

Ravel, Boléro

Composition : de juillet à octobre 1928. 
Création : Paris, Opéra, 22 novembre 1928, sous la direction de Walther Straram, dans une chorégraphie de Bronislava Nijinska. 
Dédicace : à Ida Rubinstein (commanditaire de l’œuvre). 
Première exécution en concert : Paris, 11 janvier 1930, par l’Orchestre Lamoureux dirigé par Ravel.
    
L’ex-danseuse Ida Rubinstein, devenue organisatrice de spectacles, demanda à Ravel de lui composer «un ballet de caractère espagnol et qui serait intitulé Fandango». Pour ce faire, Ravel, en accord avec sa commanditaire, pensait réaliser l’orchestration de pièces tirés d’Iberia d’Albéniz. Pour diverses raisons, ce projet fut abandonné. Ravel retint cependant l’idée d’accorder un rôle essentiel à l’orchestration. Avec Boléro se dessine un projet esthétique dont l’originalité tient dans une sorte de mise en scène sonore d’un presque rien emplissant peu à peu l’espace jusqu’à la saturation et l’apothéose finale. C’est une forme nouvelle de la «gageure» ravélienne bien décrite par Jankélévitch : «Ayant éprouvé que les choses belles sont difficiles, Ravel jouera donc à créer artificiellement les conditions exceptionnelles, ingrates, paradoxales qui rétablissent la belle dureté.» Il invente des obstacles, se crée «des interdictions gratuites et des impératifs arbitraires». Ne trouvez-vous pas que ce thème a de l’insistance ?»

Dans Boléro, le compositeur évacue les moyens ordinaires de la composition : variété du matériau, diversité harmonique, modulations, développement ou variation, ornementation, contrastes, etc. Il part d’une formule rythmique, à la caisse claire, et d’une figure d’accompagnement minimaliste, toutes deux présentées durant les quatre premières mesures. Il ajoute deux thèmes, qu’il qualifie d’«impersonnels», et les inscrits dans un «tissu orchestral sans musique», selon ses propres termes. En 1938, Gustave Samazeuil rapporte que Ravel lui joua la mélodie en lui disant : «Ne trouvez-vous pas que ce thème a de l’insistance ? Je m’en vais essayer de le redire un bon nombre de fois sans aucun développement, en graduant de mon mieux mon orchestre.» Le compositeur confia à Manuel Rosenthal que son intention était de «montrer ce qui se passe dans un orchestre, en partant du haut d’une partition et en descendant jusqu’à la contrebasse» et en variant «les mariages plus ou moins subtils qu’on peut envisager entre les divers pupitres». Quand tout l’orchestre est enfin réuni en un «bruit terrifiant», le morceau touche à sa fin.

La partition procède en cinq sections. Chaque section est constituée par la répétition des deux thèmes, sur le modèle AABB, articulés par l’exposé de la formule d’accompagnement à nu. La première section se déroule ainsi : A (flûte), A (clarinette), B (basson), B (petite clarinette). L’orchestration est de plus en plus complexe, intègre des instruments inhabituels dans l’orchestre symphonique (saxophones notamment) et produit des combinaisons inouïes. Elle progresse finalement à la manière de registrations d’orgue, enrichissant les mixtures de timbres par de nouvelles notes. La dernière section (simplement AB) précipite le déroulement formel en supprimant les répétitions internes et en intégrant une modulation sur B.

C’est un double processus qui domine donc l’œuvre : un long crescendo orchestral associé à une répétition obstinée des mêmes éléments. La force irrésistible du morceau tient à l’inexorabilité du processus qui, véritablement, s’empare de l’auditeur et lui impose une marche en avant et le sentiment de quelque chose d’inévitable. L’avancée implacable nécessite, ainsi que le dit Ravel lui-même, une exécution «à un tempo unique du début à la fin, dans le style plaintif et monotone des mélodies arabo-espagnoles». La dynamique musicale n’est donc pas située dans le langage et l’élaboration motivique (comme dans la tradition germanique), mais dans l’orchestration qui devient «une force qui va» (pour reprendre une formule célèbre d’Hugo). C’est en ce sens que l’on a pu voir dans cette partition éminemment tonale le point de départ d’une des voies les plus originales de la modernité : l’avènement du timbre au rang de vecteur premier de la composition. 

Dans ce contexte, le moindre changement prend un relief saisissant. Il devient événement. Le soir de la création, Florent Schmitt, visiblement exaspéré par tant de répétitions, quitta la salle. Interrogé sur la raison de son départ, il aurait répondu : «Je ne pars pas, j’attends que ça module.» En effet, Ravel nous délivre du crescendo par une unique modulation (en mi) qui brise l’ensorcellement pour permettre, avec le retour en do, l’éclat d’une dissonance fabuleuse, tonitruante, qui est simultanément libération criante et effondrement. Cette véritable catastrophe sonore est pour Claude Lévi-Strauss le signe que «désormais rien n’a plus d’importance, du timbre, du rythme, de la tonalité ou de la mélodie». Dans son livre consacré au compositeur, Jean Échenoz dit entendre là un «suicide dont l’arme est le seul élargissement du son». Cette force, qui ne cesse de monter en puissance, puis qui éclate brutalement et retombe vertigineusement en l’espace d’une mesure peut être aussi perçue comme la description sublimée de la montée du désir, de son accomplissement et de la «petite mort» qui lui succède. Ravel voyait lui-même une dimension «musico-sexuelle» dans sa conclusion. 

L’esprit de la chorégraphie de la création, très proche de la scène chez Lillas Pastia dans Carmen, corrobore cette lecture : «Une posada, à peine éclairée, décrit Henri de Curzon. Le long des murs, dans l’ombre, des buveurs attablés, qui causent entre eux ; au centre, une grande table, sur laquelle la danseuse essaie un pas. Avec une certaine noblesse d’abord, ce pas s’affermit, répète un rythme… Les buveurs n’y prêtent aucune attention, mais, peu à peu, leurs oreilles se dressent, leurs yeux s’animent. Peu à peu, l’obsession du rythme les gagne ; ils se lèvent, ils s’approchent, ils entourent la table, ils s’enfièvrent autour de la danseuse... qui finit en apothéose. Nous étions un peu comme les buveurs, ce soir de novembre 1928. Nous ne saisissions pas d’abord le sens de la chose ; puis nous en avons compris l’esprit.» La célèbre version de Maurice Béjart, montée pour la première fois en 1961 au Théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles, puis popularisée par le film de Claude Lelouch Les Uns et les Autres (1980), avec le danseur Jorge Donn, permit de dégager de toute anecdote exotique le mouvement énergique et obsessionnel des corps. 

– H. L.