Programme détaillé
Danse hongroise n° 1, en sol mineur
[3 min]
I. Maestoso
II. Adagio
III. Rondo : Allegro ma non troppo
{50 min]
--- Entracte ---
Orchestration d’Albert Parlow
[3 min]
I. Un poco sostenuto – Allegro
II. Andante sostenuto
III. Un poco allegretto e grazioso
IV. Adagio – Più andante – Allegro non troppo, ma con brio – Più allegro
[45 min]
Distribution
Budapest Festival Orchestra
Iván Fischer direction
Kirill Gerstein piano
Introduction
Brahms a 17 ans quand il rencontre Ede Reményi. De passage à Hambourg, le jeune violoniste hongrois initie son cadet au verbunkos et à la csárdás emblématiques de son pays. Ces danses inspireront à Brahms ses Danses hongroises, ensemble de 21 pièces pour piano à quatre mains, publiées en deux salves (1869 et 1880). Il orchestrera lui-même trois d’entre elles, d’autres compositeurs comme Albert Parlow se chargeant des restantes. Mais, si Brahms se passionne pour la Hongrie, la musique de Beethoven n’en continue pas moins de couler dans ses veines. Intimidé par son aîné, il commence son Premier Concerto pour piano (1858) par un geste si beethovénien qu’il s’en trouve comme libéré et peut se lancer dans un finale à la hongroise. Avec la Première Symphonie (1876), il entraîne l’auditeur ailleurs, citant un thème de cor des Alpes entendu en Suisse. Cette partition occupa Brahms pendant plus de vingt ans, tant le compositeur était écrasé par le modèle de Beethoven. Il se plaignit ainsi à un chef d’orchestre, Hermann Levi : «Je ne composerai jamais de symphonie ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est d’entendre continuellement derrière soi les pas d’un géant !»
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Brahms, Danses hongroises n° 1 et 11
Composition (version pour piano à quatre mains) :1858-1869, puis 1880.
Publication : 1869 (danses 1 à 10) ; 1880 (danses 11 à 21).
Orchestrations de Brahms (danses 1, 3 et 10) : octobre 1874.
Orchestrations d’Albert Parlow : 1876 (danses 5 et 6), 1881 (danses 11 à 16).
Au milieu du XIXe siècle, tandis que les nations d’Europe redécouvraient leurs racines, leur culture, leur langue, on vit émerger des formes musicales nationales très typées, inspirées des danses populaires. En Hongrie, la source d’approvisionnement ne fut pas l’authentique chant paysan tel que le redécouvriraient Béla Bartók et Zoltán Kodály dans la première décennie du XXe siècle, mais la forme élaborée et urbaine que les orchestres tsiganes avaient donnée à certaines danses rustiques ou militaires : le verbunkos.
Ce style musical tire son nom de l’allemand Werbung (recrutement), car il naquit à la fin du XVIIIe siècle sous la forme de danses de recrutement militaire, caractérisées par une section lente et langoureuse (lassú) et un mouvement qui s’accélère, jusqu’à un finale enivrant (friss). Le verbunkos domina la musique hongroise du XIXe siècle, engendrant notamment une forme plus stylisée (la csárdás) et un nouveau style de chansons à la mode (le népies műdal, ou magyar nóta). Pour toute l’Europe, il symbolisa la nation hongroise renaissante. C’est lui qui irrigue des œuvres aussi différentes que la «Marche hongroise» de La Damnation de Faust de Berlioz, les Danses bohémiennes de Pablo de Sarasate ou, bien sûr, les Rhapsodies hongroises de Liszt.
Johannes Brahms succomba lui aussi au charme de cette musique, grâce à Ede Reményi, un violoniste hongrois banni de son pays pour avoir participé à la Révolution de 1848 avant d’être finalement amnistié en 1860. Les deux musiciens firent connaissance à Hambourg en 1851 et partirent l’année suivante pour une tournée de concerts commune. C’est alors que le virtuose hongrois fit connaître au jeune compositeur allemand des airs en vogue dans son pays, déclenchant chez Brahms une véritable passion : il accumula dès lors, dans sa bibliothèque, tout ce qui pouvait paraître comme recueils de danses hongroises. Mêlant ces sources dans de délicieux arrangements, il publia fin 1868 dix Danses hongroises pour piano à quatre mains, réparties en deux cahiers. Le succès fut considérable. L’éditeur de Brahms, Fritz Simrock, persuada Brahms d’orchestrer trois d’entre elles (les numéros 1, 3 et 10), publiées en 1874. En 1880, Simrock obtint deux cahiers supplémentaires rassemblant onze danses pour piano à quatre mains, mais Brahms refusa de réaliser de nouvelles orchestrations. D’autres compositeurs, tels Albert Parlow et Antonín Dvořák, se chargèrent de celles qui manquaient.
Ces danses forment une parenthèse dans l’œuvre de Brahms : le maître de la grande forme, l’artisan de structures complexes et minutieusement pesées se laisse prendre au charme de cette musique imprévisible, composée de brefs épisodes juxtaposés.
La Danse hongroise n° 1 trouve sa source dans une csárdás de Miska Borzó, Isteni csárdás. Hattyú hangok [Csárdás divine. Chanson du cygne], publiée dans un arrangement pour piano d’Ottó Petényi en 1859, à Pest. Mais Brahms connut certainement cet air via un célèbre népies műdal qu’en tira Borzó lui-même, Maros vize folyik csendesen [Les eaux du Maros coulent paisiblement] – une chanson qui se répandit avec toutes sortes d’autres paroles.
Sur la foi de ce qu’assurèrent deux amis proches de Brahms, le violoniste Joseph Joachim et le pianiste Ignaz Brüll, on crut longtemps que la Danse n° 11 reposait sur des mélodies originales de Brahms. Mais János Bereczky en a identifié la source : la septième des Tizenhárom karancsalji palóc nóta [Treize Chansons palóc de Karancsalja], recueillies et arrangées par un violoniste tsigane, Ferenc Bunkó. Derrière les traits issus du verbunkos, on y reconnaît certaines caractéristiques des chants populaires hongrois les plus anciens, notamment l’usage du mode dorien qui donne à cette danse son atmosphère hors du temps et le saut de quinte caractéristique entre le premier énoncé du thème (sur ré) et sa réplique (sur sol).
– Claire Delamarche
Brahms, Concerto pour piano n° 1
Composition : 1854-1858.
Création : Hanovre, 22 janvier 1859, sous la direction de József Joachim, avec le compositeur au piano.
Je pensais qu’[…]apparaîtrait, et devait apparaître, soudain quelqu’un qui serait appelé à traduire d’une façon idéale la plus haute expression de l’époque, qui nous apporterait sa maîtrise, non par un développement progressif de ses facultés, mais par un bond soudain, comme Minerve surgissant toute armée de la tête de Jupiter. Et il est arrivé, cet homme au sang jeune, autour du berceau de qui les Grâces et les Héros ont veillé. Il a nom Johannes Brahms. […]. Il portait tous les signes extérieurs qui proclament : “Celui-là est un élu.” À peine assis au piano, il commença de nous découvrir de merveilleux pays. Il nous entraîna dans des régions de plus en plus enchantées. Son jeu, en outre, est absolument génial ; il transforme le piano en un orchestre aux voix tour à tour exultantes et gémissantes. […]. Si, outre cela, il plonge sa baguette magique dans le gouffre où la masse des chœurs et de l’orchestre lui prête sa puissance, nous pouvons nous attendre à des aperçus plus merveilleux encore sur les mystères du monde des esprits.
Cet article au ton prophétique, signé de Robert Schumann et paru en octobre 1853 dans la Neue Zeitschrift für Musik, dont il était le directeur, contribua fortement à lancer la carrière du jeune Brahms de vingt-deux ans ; mais l’aile protectrice déployée sur le compositeur plein de promesses par son aîné cultiva en Brahms la peur de n’être pas à la hauteur des espérances qu’on plaçait en lui. Son extrême exigence à l’égard de son œuvre (il semble qu’il ait détruit nombre de partitions qu’il jugeait indignes de la publication, notamment durant ses vertes années), comme son immense admiration pour Beethoven, allait lui compliquer plus encore la tâche. Du côté des masses orchestrales qu’appelait Schumann de ses vœux, cela se manifesta par un véritable blocage qui dura plus de deux décennies ; quatre ans avant l’achèvement de la Première Symphonie, en 1876, il confiait encore à son ami Hermann Levi, évoquant le poids du modèle de Beethoven : «Je ne composerai jamais de symphonie ! Vous n’imaginez pas quel courage il faudrait quand on entend toujours derrière soi les pas d’un géant !»
C’est ainsi que l’œuvre que nous connaissons sous le numéro d’opus 15, projetée comme symphonie, finit sous la forme d’un concerto pour piano et orchestre. Au début de l’année 1854, Brahms commence à rassembler ses idées, écrivant d’abord pour deux pianos ; il décide peu après cela de transformer le matériau en une symphonie, mais ne se sentant pas suffisamment préparé à affronter l’écriture orchestrale, il continue d’utiliser le médium des deux claviers. Cependant, ce qui devait être une particelle (partition notée sur quelques portées faisant office de brouillon avant l’orchestration) déborde tant de tournures proprement pianistiques que Brahms finit par envisager en février 1855 de transformer l’œuvre en un concerto. Il faudra encore quatre ans pour que cette «symphonie voilée» (pour reprendre une expression de Schumann à propos des sonates pour piano), seulement comparable dans son envergure au Concerto «L’Empereur» de Beethoven, voie le jour en 1859. Elle mit ensuite un certain temps à s’imposer ; si la création du 22 janvier 1859 reçut un accueil plutôt froid, le concert leipzigois du 27 janvier suivant fut selon l’auteur lui-même «un éclatant et incontestable fiasco» – avant que la première hambourgeoise au mois de mars ne vînt mettre un peu de baume au cœur de Brahms. Quoi qu’il en soit, c’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles le compositeur ne revint pas au genre avant 1878, année où il mit en chantier le Second Concerto, op. 83.
Du projet original, seul demeure finalement le premier mouvement, porté d’un souffle puissant tout au long de ses vingt minutes ; une longue introduction orchestrale donne à entendre dès les premières mesures le thème principal, en un rude ré mineur, que reprendra ultérieurement un piano très intégré à l’orchestre (sur le modèle du Troisième Concerto de Beethoven), avant de présenter le second thème, d’allure chorale. Le mouvement lent central, souvent considéré comme un hommage à Schumann, est bercé de cette poésie si brahmsienne dont faisaient déjà preuve les sonates du début de la décennie 1850 (l’op. 5 notamment) et dont le clavier restera au fil des années un vecteur privilégié, comme en témoignent les tardifs Klavierstücke. Le rondo final, lancé par un piano plein de vigueur, renoue avec le ton plus extériorisé, moins intime, du Maestoso liminaire, pour clore le concerto sur une apothéose – après un petit détour par un fugato inspiré des techniques d’écriture baroques dont le jeune Brahms fait à l’époque son miel.
– Angèle Leroy
Brahms, Symphonie n° 1
Composition : de 1855 à 1876.
Création : Vienne, 17 septembre 1876, sous la direction de Johannes Herbeck.
«Je ne composerai jamais de symphonie ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est d’entendre continuellement derrière soi les pas d’un géant !»
Lorsque Brahms quitte l’Allemagne du nord et s’établit à Vienne, en 1862, il s’y sent très vite chez lui. À 29 ans, il a encore de nombreuses choses à prouver, mais ses talents de pianiste et de chef de chœur l’installent rapidement comme une figure incontournable de la vie musicale locale, et l’on commence à voir en lui l’héritier de Beethoven.
Ce qui devrait être le plus beau des compliments se révèle en fait un poids écrasant. Beethoven est mort depuis vingt-cinq ans, mais il reste la référence absolue, surtout dans les trois genres qu’il a portés à leur pinacle : la sonate pour piano, le quatuor à cordes et la symphonie. Dans le premier domaine, Brahms n’a pas grand-chose à craindre. En 1852-1853, trois sonates ont jailli, et le jeune homme d’à peine 20 ans s’y est montré si original, si souverain, qu’il a déchaîné l’enthousiasme de Schumann et fait naître, sous la plume de son nouveau mentor, un article enflammé intitulé Neue Bahnen [Nouvelles Voies].
Concernant le quatuor à cordes, le fantôme de Beethoven se montre plus encombrant. À ses débuts, Brahms élude le problème et compose trios, quatuors avec piano et sextuors à cordes. La gestation du Premier Quatuor à cordes sera longue et douloureuse – huit ans ; elle ne prend fin qu’en 1873 (Brahms a alors 40 ans). Pour ce qui est de la symphonie, la référence beethovénienne est même totalement inhibante. Au début des années 1870, Brahms se plaint au chef d’orchestre Hermann Levi : «Je ne composerai jamais de symphonie ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est d’entendre continuellement derrière soi les pas d’un géant !»
Brahms ne doutait pas de ses talents d’orchestrateur : à cette époque, il comptait déjà à son actif les deux Sérénades et le Premier Concerto pour piano, et le récent succès des Variations sur un thème de Haydn ne pouvait que l’encourager. Son souci était de manier une forme plus vaste. En cette année 1870, la Première Symphonie était déjà en chantier depuis quinze ans, sans que Brahms parvînt à en venir à bout. Le premier mouvement avait été commencé en 1855 et soumis en 1862, encore dépourvu de son introduction, au jugement de Clara Schumann (l’épouse de Robert). L’œuvre progressa rapidement en été 1874 mais ne fut achevée qu’en septembre 1876, après une gestation record de vingt et un ans.
Dès sa parution, on ne manqua pas de mesurer la symphonie à l’aune du grand aîné. Eduard Hanslick, Friedrich Chrysander, Theodor Billroth, Alfred Dörffel remarquèrent une parenté avec la Neuvième Symphonie de Beethoven – parenté spirituelle, structurelle ou thématique selon les analyses. Tout le monde s’accordait cependant à reconnaître dans ce coup d’essai un coup de maître, et la marque d’un talent tout sauf épigonal. Le tribut à Beethoven est d’abord celui du trajet affectif de la symphonie, de l’ombre à la lumière, d’ut mineur à ut majeur. Le premier jet de 1855 portait comme devise «Per aspera ad astra» [«Par la souffrance vers la gloire»], qui pourrait aussi bien résumer la Neuvième de Beethoven. Et le majestueux thème du finale de Brahms – celui qui incarne cette «gloire» – rappelle celui de l’«Hymne à la joie» et comme lui se forge lentement, comme en hésitant, au cours d’une introduction lente.
Là s’arrête la comparaison. Car pour magnifier son thème et les idées de fraternité qu’il véhicule, Beethoven réquisitionne un chœur et quatre solistes, et il ressasse et varie ledit thème à l’envi. Au contraire, Brahms renâcle à donner totalement la vedette au sien. Il ne fait que le citer dans le développement sans véritablement en exploiter les ressources, échafaudant le long et savant fugato sur le motif de transition ; et il préfère réexposer à sa place le second motif de l’introduction (un appel de cor en ut majeur, dont on a souvent souligné la parenté, surtout lors d’exécutions londoniennes, avec le Westminter Rounds du carillon de Big Ben) ainsi que les deux thèmes secondaires présentés lors de l’exposition ; quant à la coda, que l’on pouvait attendre à la complète dévotion de ce thème, elle ne s’intéresse guère qu’à sa forme préparatoire, entendue dans l’introduction.
Ce finale néanmoins grandiose est amené par trois mouvements plus classiques mais non moins réussis. Avec ses lignes tendues au-dessus d’une pédale de dominante rythmée par les timbales et les contrebasses, l’introduction Un poco sostenuto jette d’emblée la symphonie dans un climat menaçant. L’Allegro proprement dit ne sourit guère davantage, et il conserve d’ailleurs la même tonalité (ut mineur) et la même mesure (6/8) : un thème au rythme insistant, des cordes qui claquent sèchement, une orchestration massive. Le second thème, au hautbois, n’apporte qu’une accalmie fugitive, dans un mi bémol majeur incertain.
Le second mouvement, Andante sostenuto, rompt cette atmosphère par un mi majeur aussi surprenant que radieux, d’où s’élèvent les voix paisibles du hautbois, de la clarinette et du violon solo. Le tutti vient cependant régulièrement contredire cette sérénité, qui l’emporte finalement dans la coda.
La clarinette introduit sur une note champêtre le troisième mouvement, Un poco allegretto e grazioso en la bémol majeur, page à la poésie délicate. Les deux mouvements centraux forment les plages de repos indispensables entre le sombre premier mouvement et le finale qui, avant le solo de cor rappelant Big Ben, semble lui aussi courir au désastre.
Une première audition de l’œuvre fut donnée à Vienne le 17 septembre 1876, sous la direction de Johannes Herbeck. Une soirée préparatoire avait été organisée quelques jours auparavant en comité restreint, et Brahms y avait interprété sa propre réduction pour piano à quatre mains avec Ignaz Brüll. Le 18 janvier suivant, le compositeur remporta l’un de ses premiers triomphes à Leipzig en dirigeant sa symphonie à la tête de l’Orchestre du Gewandhaus. Nombre d’amis s’étaient pressés au concert : Clara Schumann, le violoniste József Joachim, l’éditeur Simrock. Ce succès en appela rapidement d’autres, y compris à l’étranger, et Brahms, enfin libéré de ses doutes, composa en quelques mois la symphonie suivante.
– C. D.