Notes de programme

Le Cercle de l’harmonie

Dim. 18 déc. 2022

Retour au concert du dimanche 18 décembre 2022

Programme détaillé

Johannes Brahms (1833-1897)
Variations sur un thème de Haydn, op. 56

– Thème : choral de saint Antoine : Andante
– Variation I : Poco più animato
– Variation II : Più vivace
– Variation III : Con moto
– Variation IV : Andante con moto
– Variation V : Vivace
– Variation VI : Vivace
– Variation VII : Grazioso
– Variation VIII : Presto non troppo
– Finale : Andante

[19 min]

Danses hongroises

– N° 1, en sol mineur : Allegro molto
– N° 3, en fa majeur : Allegretto – Poco più animato – Tempo I°
– N° 10, en fa majeur : Presto

[8 min]

 

--- Entracte ---

Symphonie n° 1, en ut mineur, op. 68

I. Un poco sostenuto – Allegro
II. Andante sostenuto
III. Un poco allegretto e grazioso
IV. Adagio – Più andante – Allegro non troppo, ma con brio

[45 min]

Distribution

Le Cercle de l’harmonie
Jérémie Rhorer 
direction

Variations sur un thème de Haydn

Composition : 1873.
Création : Vienne, 2 novembre 1873, sous la direction du compositeur. 

Mahler sur les Variations «Haydn»
Brahms «y a montré une maîtrise et une science de cette forme pareilles à nulle autre [sic]. C’est le noyau même de la cellule musicale qu’il développe à travers tous les degrés jusqu’à son accomplissement suprême. Nul ne peut lui être comparé à cet égard, même pas Beethoven dont les admirables Variations appartiennent à un tout autre genre. Car l’invention l’entraîne bien loin sur les hauteurs, elle conduit sans cesse ailleurs, dans un vol puissant. Il ne suit jamais avec la même rigueur chaque détail du thème».
(Cité par Henry-Louis de La Grange, Mahler, vol. 1, p. 861)

Première grande œuvre de Brahms pour l’orchestre, les Variations sur un thème de Haydn font suite aux deux Sérénades, au Premier Concerto pour piano ainsi qu’à plusieurs œuvres vocales avec orchestre tels le Requiem allemand, la Rhapsodie pour alto, le Schicksalslied, le Triumphlied ou encore Rinaldo. C’est donc par celles-ci que Brahms aborde pour la première fois l’orchestre en lui-même, et ce après bien des hésitations et bien des découragements. 

Si Schumann, qui considère les sonates pour piano de son cadet comme des «symphonies déguisées», l’a depuis longtemps poussé vers l’orchestre, Brahms a ressenti la nécessité d’attendre afin de laisser s’effacer un peu les fantômes des grands maîtres auxquels il craint de se confronter, et notamment l’imposante figure beethovénienne qui, si elle porte son ombre sur tout le XIXe siècle, l’a peut-être paralysé plus que tout autre (voir plus bas, texte sur la Première Symphonie).

Or, les Variations constituent le morceau idéal pour aborder le problème de l’orchestre ; déjà, elles ont été écrites à l’origine pour deux pianos (tout comme la Sonate en fa mineur op. 34b, qui deviendra le Quintette en fa mineur op. 34a) : voici donc résolu le problème de l’invention musicale en elle-même. D’autre part, Brahms maîtrise parfaitement la technique de la variation qu’il pratique depuis longtemps avec bonheur (variations sur des thèmes de Schumann, de Haendel et de Paganini) et dont il aime la rigueur architecturale : «Je réfléchis souvent à la forme de la variation, et je pense qu’elle devrait être maintenue plus sévère, plus pure» (à Joseph Joachim en 1856).

Les Variations rendent hommage à la fin du XVIIIe siècle, d’abord par ce que Brahms croit être un emprunt à Haydn, compositeur qu’il admire profondément : «Les gens ne comprennent presque plus rien à Haydn. Un siècle exactement avant l’époque où nous vivons, Haydn créa notre propre musique, […] et personne n’y songe. Je célèbre quant à moi depuis des années ces évènements !», s’écrie-t-il encore en 1896. (Le thème est en fait issu d’un Divertimento que Karl Ferdinand Pohl, biographe de Haydn que Brahms rencontre à la Wiener Philharmonische Gesellschaft en 1862, pense à tort être de son prédécesseur.) Les couleurs orchestrales, notamment par l’utilisation des vents, prolongent également la référence classique. Huit variations contrastées mènent à une impressionnante passacaille fondée sur les cinq premières mesures de la basse du choral (pour Brahms, la richesse et la qualité de la basse est un élément primordial dans le choix d’un thème de variation) qui conjugue tour de force technique et expressivité pleine de gravité, jusqu’à culminer sur une dernière itération triomphale de la mélodie.

– Angèle Leroy

Danses hongroises

Au milieu du XIXe siècle, tandis que les nations d’Europe redécouvraient leurs racines, leur culture, leur langue, on vit émerger des formes musicales nationales très typées, inspirées des danses populaires. En Hongrie, la source d’approvisionnement ne fut pas l’authentique chant paysan tel que le redécouvriraient Béla Bartók et Zoltán Kodály dans la première décennie du XXe siècle, mais la forme élaborée et urbaine que les orchestres tsiganes avaient donnée à certaines danses rustiques ou militaires : le verbunkos.

Ce style musical tire son nom de l’allemand Werbung (recrutement), car il naquit à la fin du XVIIIe siècle sous la forme de danses de recrutement militaire, caractérisées par une section lente et langoureuse (lassú) et un mouvement qui s’accélère, jusqu’à un finale enivrant (friss). Le verbunkos domina la musique hongroise du XIXe siècle, prenant notamment une forme plus stylisée sous le nom de csárdás ou celle de mélodies à la mode sous celui de népies műdal. Pour toute l’Europe, il symbolisa la nation hongroise renaissante. C’est lui qui irrigue des œuvres aussi différentes que la «Marche hongroise» de La Damnation de Faust de Berlioz, les Danses bohémiennes de Pablo de Sarasate et, bien sûr, les Rhapsodies hongroises de Liszt.

Johannes Brahms succomba aussi au charme de cette musique grâce à Ede Reményi, un violoniste hongrois banni de son pays pour avoir participé à la Révolution de 1848 pour être finalement amnistié en 1860. Les deux musiciens firent connaissance à Hambourg en 1851 et partirent deux ans plus tard pour une tournée de concerts commune. C’est alors que le virtuose hongrois fit connaître au compositeur allemand des airs en vogue dans son pays, déclenchant chez Brahms une véritable passion : il accumula dès lors, dans sa bibliothèque, tout ce qui pouvait paraître comme recueils de danses hongroises. Mêlant ces sources dans de délicieux arrangements, il publia en 1869 dix Danses hongroises pour piano à quatre mains, réparties en deux cahiers. Le succès fut considérable, ce qui encouragea Reményi à réclamer des droits d’auteur. La polémique qui s’ensuivit conduisit Brahms à publier en 1874, dans l’Allgemeine Musikalische Zeitung, la source de ces dix premières danses (le manuscrit original de cette version à quatre mains signalait pourtant : «Danses hongroises arrangées par J. Brahms» !).

Le véritable vainqueur, dans le conflit opposant Brahms à Reményi, fut l’éditeur du premier. En 1870, deux ans après avoir repris les rênes de l’entreprise familiale, Fritz Simrock, petit-fils du fondateur, transféra le siège de l’entreprise de Bonn, trop provinciale, à Berlin – un choix judicieux, puisque la capitale de la Prusse allait bientôt devenir celle de l’empire. Le jeune directeur avait pour ambition d’imposer sa maison comme l’un des principaux éditeurs européens et il comptait sur l’aura de Brahms, son compositeur vedette, pour parvenir à ce rang. Le succès des Danses hongroises constitua une avancée non négligeable dans cette entreprise. Simrock persuada Brahms d’orchestrer trois d’entre elles (les numéros 1, 3 et 10), publiées en 1874. En 1880, il obtint deux cahiers supplémentaires rassemblant onze danses pour piano à quatre mains, mais Brahms refusa de réaliser de nouvelles orchestrations. D’autres compositeurs, tel Antonín Dvořák, se chargèrent de celles qui manquaient. 

Ces danses forment une parenthèse dans l’œuvre de Brahms : le maître de la grande forme, l’artisan de structures minutieusement pesées à la cohérence inébranlable se laisse prendre au charme de cette musique imprévisible, composée de brefs épisodes juxtaposés. Les trois danses orchestrées par Brahms lui-même font l’impasse sur le premier volet langoureux du verbunkos, pour se concentrer sur la partie rapide. Elles reprennent les éléments caractéristiques des friss de verbunkos : la mesure à deux temps, les contrebasses marquant les temps de leur pas régulier, l’accompagnement en contretemps dans les voix intermédiaires (donnant une savoureuse impression de «moelleux» sonore), les rythmes pointés et syncopés. Comme dans l’orchestre tsigane, les cordes sont prédominantes. Mais les bois et la percussion typique des «turqueries» musicales (triangle, grosse caisse, cymbales) retrouvent quelques couleurs des deux autres instruments phares de cette musique, le cymbalum et le tárogató, la clarinette hongroise. Les tonalités mineures et les ornements parachèvent le léger parfum oriental de cette musique enivrante.

– Claire Delamarche
 

Symphonie n° 1

Composition : de 1855 à 1876.
Création : Vienne, 17 septembre 1876, sous la direction de Johannes Herbeck.

«Je ne composerai jamais de symphonie ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est d’entendre continuellement derrière soi les pas d’un géant !»

Lorsque Brahms quitte l’Allemagne du nord et s’établit à Vienne, en 1862, il s’y sent très vite chez lui. À 29 ans, il a encore de nombreuses choses à prouver, mais ses talents de pianiste et de chef de chœur l’installent rapidement comme une figure incontournable de la vie musicale locale, et l’on commence à voir en lui l’héritier de Beethoven.

Ce qui devrait être le plus beau des compliments se révèle en fait un poids écrasant. Beethoven est mort depuis vingt-cinq ans, mais il reste la référence absolue, surtout dans les trois genres qu’il a portés à leur pinacle : la sonate pour piano, le quatuor à cordes et la symphonie. Dans le premier domaine, Brahms n’a pas grand-chose à craindre. En 1852-1853, trois sonates ont jailli, et le jeune homme d’à peine 20 ans s’y est montré si original, si souverain, qu’il a déchaîné l’enthousiasme de Schumann et fait naître, sous la plume de son nouveau mentor, un article enflammé intitulé Nouvelles Voies [Neue Bahnen].

Concernant le quatuor à cordes, le fantôme de Beethoven se montre plus encombrant. À ses débuts, Brahms élude le problème et compose trios, quatuors avec piano et sextuors à cordes. La gestation du Premier Quatuor à cordes sera longue et douloureuse – huit ans ; elle ne prend fin qu’en 1873 (Brahms a alors 40 ans). Pour ce qui est de la symphonie, la référence beethovénienne est même totalement inhibante. Au début des années 1870, Brahms se plaint au chef d’orchestre Hermann Levi : «Je ne composerai jamais de symphonie ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est d’entendre continuellement derrière soi les pas d’un géant !» 

Brahms ne doutait pas de ses talents d’orchestrateur : à cette époque, il comptait déjà à son actif les deux Sérénades et le Premier Concerto pour piano, et le récent succès des Variations sur un thème de Haydn ne pouvait que l’encourager. Son souci était de manier une forme plus vaste. En cette année 1870, la Première Symphonie était déjà en chantier depuis quinze ans, sans que Brahms parvînt à en venir à bout. Le premier mouvement avait été commencé en 1855 et soumis en 1862, encore dépourvu de son introduction, au jugement de Clara Schumann (l’épouse de Robert). L’œuvre progressa rapidement en été 1874 mais ne fut achevée qu’en septembre 1876, après une gestation record de vingt et un ans. 

«Per aspera ad astra»

Dès sa parution, on ne manqua pas de mesurer la symphonie à l’aune du grand aîné. Eduard Hanslick, Friedrich Chrysander, Theodor Billroth, Alfred Dörffel remarquèrent une parenté avec la Neuvième Symphonie de Beethoven – parenté spirituelle, structurelle ou thématique selon les analyses. Tout le monde s’accordait cependant à reconnaître dans ce coup d’essai un coup de maître, et la marque d’un talent tout sauf épigonal. Le tribut à Beethoven est d’abord celui du trajet affectif de la symphonie, de l’ombre à la lumière, d’ut mineur à ut majeur. Le premier jet de 1855 portait comme devise «Per aspera ad astra» [Par la souffrance vers la gloire], qui pourrait aussi bien résumer la Neuvième de Beethoven. Et le majestueux thème du finale de Brahms – celui qui incarne cette «gloire» – rappelle celui de l’«Hymne à la joie» et comme lui se forge lentement, comme en hésitant, au cours d’une introduction lente. 

Là s’arrête la comparaison. Car pour magnifier son thème et les idées de fraternité qu’il véhicule, Beethoven réquisitionne un chœur et quatre solistes, et il ressasse et varie ledit thème à l’envi. Au contraire, Brahms renâcle à donner totalement la vedette au sien. Il ne fait que le citer dans le développement sans véritablement en exploiter les ressources, échafaudant le long et savant fugato sur le motif de transition ; et il préfère réexposer à sa place le second motif de l’introduction (un appel de cor en ut majeur, dont on a souvent souligné la parenté, surtout lors d’exécutions londoniennes, avec le Westminter Rounds du carillon de Big Ben) ainsi que les deux thèmes secondaires présentés lors de l’exposition ; quant à la coda, que l’on pouvait attendre à la complète dévotion de ce thème, elle ne s’intéresse guère qu’à sa forme préparatoire, entendue dans l’introduction.

Ce finale néanmoins grandiose est amené par trois mouvements plus classiques mais non moins réussis. Avec ses lignes tendues au-dessus d’une pédale de dominante rythmée par les timbales et les contrebasses, l’introduction Un poco sostenuto jette d’emblée la symphonie dans un climat menaçant. L’Allegro proprement dit ne sourit guère davantage, et il conserve d’ailleurs la même tonalité (ut mineur) et la même mesure (6/8) : un thème au rythme insistant, des cordes qui claquent sèchement, une orchestration massive. Le second thème, au hautbois, n’apporte qu’une accalmie fugitive, dans un mi bémol majeur incertain.

Le second mouvement, Andante sostenuto, rompt cette atmosphère par un mi majeur aussi surprenant que radieux, d’où s’élèvent les voix paisibles du hautbois, de la clarinette et du violon solo. Le tutti vient cependant régulièrement contredire cette sérénité, qui l’emporte finalement dans la coda.

La clarinette introduit sur une note champêtre le troisième mouvement, Un poco allegretto e grazioso en la bémol majeur, page à la poésie délicate. Les deux mouvements centraux forment les plages de repos indispensables entre le sombre premier mouvement et le finale qui, avant le solo de cor rappelant Big Ben, semble lui aussi courir au désastre.

Une première audition de l’œuvre fut donnée à Vienne le 17 septembre 1876, sous la direction de Johannes Herbeck. Une soirée préparatoire avait été organisée quelques jours auparavant en comité restreint, et Brahms y avait interprété sa propre réduction pour piano à quatre mains avec Ignaz Brüll. Le 18 janvier suivant, le compositeur remporta l’un de ses premiers triomphes à Leipzig en dirigeant sa symphonie à la tête de l’Orchestre du Gewandhaus. Nombre d’amis s’étaient pressés au concert : Clara Schumann, le violoniste József Joachim, l’éditeur Simrock. Ce succès en appela rapidement d’autres, y compris à l’étranger, et Brahms, enfin libéré de ses doutes, composa en quelques mois la symphonie suivante.

– Claire Delamarche

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