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Programme détaillé
Symphonie n° 8, en si mineur, D 759, «Inachevée»
I. Allegro moderato
II. Andante con moto
[25 min]
--- Entracte ---
Das Lied von der Erde
[Le Chant de la Terre]
Symphonie pour ténor, alto (ou baryton) et grand orchestre d’après Die chinesische Flöte [La Flûte chinoise] de Hans Bethge
I. Das Trinklied vom Jammer der Erde [La Chanson à boire de la douleur de la Terre], poème de Li-Tai-Po
II. Der Einsame im Herbst [Le Solitaire en automne], poème de Tchang-Tsi
III. Von der Jugend [De la jeunesse], poème de Li-Tai-Po
IV. Von der Schönheit [De la beauté], poème de Li-Tai-Po
V. Der Trunkene im Frühling [L’Ivrogne au printemps], poème de Li-Tai-Po
VI. Der Abschied [L’Adieu], poèmes de Mong-Kao-Ten und Wang-Wei
[65 min]
Durée du concert : 1h35 + entracte (20 min).
Distribution
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Wiebke Lehmkuhl contralto
Stuart Skelton ténor
Concert enregistré par Radio Classique pour une diffusion ultérieure sur les ondes de Radio Classique.
Introduction
Composée en 1822 mais créée en 1865 seulement, de manière posthume, la Symphonie «inachevée» de Schubert pose de nombreuses questions. Pourquoi le compositeur a-t-il délibérément renoncé au scherzo et au finale qui auraient dû normalement achever la partition, laissant l’auditeur sur ce mouvement lent poignant ? Avait-il placé la barre trop haut, dans son désir de renouveler la forme héritée de Beethoven ? Était-il sous le choc de l’annonce de sa syphilis, qui devait l’emporter six ans plus tard, à l’âge de 31 ans ? Composé durant l’été 1908 à Toblach (ou Dobbiaco, dans le Tyrol italien), Le Chant de la terre a lui aussi valeur testamentaire. Il traduit la détresse de Mahler après la perte de sa fille Maria et la découverte d’une maladie cardiaque qui lui serait bientôt fatale. Dans cette «symphonie pour ténor, alto (ou baryton) et grand orchestre», Mahler conjugue les deux genres qui l’ont inspiré toute sa vie : la symphonie et le lied. Il s’inspire de vieux poèmes chinois, adaptés en allemand par Hans Bethge. Dans ces six lieder, Mahler part à la découverte de lui-même, à l’écoute de tout ce qui se passe en lui et autour de lui : la douleur de l’homme seul, l’enthousiasme de la jeunesse, la voluptueuse évocation de la beauté, la trivialité d’une chanson à boire et finalement la solitude devant la mort inéluctable.
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Schubert, Symphonie n° 8, «Inachevée»
Composition : 1822.
Création : 17 décembre 1865 à Vienne (Autriche), sous la direction de Johann Herbeck, complétée par le finale de la Symphonie n° 3, en ré majeur de Schubert.
La Symphonie en si mineur de Schubert est loin d’être l’unique chef-d’œuvre qui nous soit parvenu incomplet. Pour un Haydn, un Brahms, un Verdi posant eux-mêmes le point final de leur œuvre, combien de Mozart, Bruckner, Puccini, Mahler, Bartók fauchés en pleine inspiration ? Toutefois, la symphonie de Schubert occupe un rang singulier dans la litanie des partitions inachevées. En effet, même si le compositeur est mort très jeune, à 31 ans, cette disparition précoce n’est pour rien dans le fait qui nous occupe : c’est délibérément que Schubert s’est arrêté au milieu du gué, privant sa partition – et la postérité – du scherzo et du finale qu’aurait exigés le schéma classique.
En fait, dans la dernière décennie de sa vie, Schubert laissa de nombreuses œuvres en chantier, à des stades plus ou moins avancés. Il s’agissait principalement d’œuvres de grande envergure (symphonies, sonates, quatuors), ce qui témoigne d’interrogations profondes sur ces formes ambitieuses, si éloignées des petites tranches d’âme dans lesquelles il était passé maître dès la fin de l’adolescence (lieder, pièces pour piano).
Composée presque sept ans avant la mort du compositeur, la Symphonie «inachevée» est le plus beau et le plus abouti de ces projets. Son histoire débute en octobre 1822, lorsque Schubert en esquisse trois mouvements sous forme de partition pour piano. Un mois plus tard, il a fini d’orchestrer les deux premiers mouvements et un fragment du scherzo qui leur fait suite. Il n’ira pas plus loin.
Toutes sortes de théories ont tenté d’expliquer ce phénomène. On ne peut exclure, bien entendu, que les deux mouvements manquants aient vu le jour mais aient été perdus. Toutefois, aucun indice ne vient étayer cette hypothèse. On a également suggéré que le finale aurait trouvé une seconde vie dans la musique de scène de Rosamunde, créée à Vienne le 20 décembre 1823, sous la forme du premier entracte : ce morceau adopte à la fois la tonalité de l’Inachevée, si mineur, et son effectif orchestral (y compris un troisième trombone assez inhabituel pour l’époque).
Autre possibilité : en novembre 1822, tandis qu’il travaillait à cette partition, Schubert apprit qu’il souffrait de la syphilis. Cette maladie, alors fatale, était la promesse de souffrances et de traitements éprouvants. Certainement cette annonce eut-elle un effet dévastateur, quoique passager, sur les facultés créatrices du compositeur. Mais elle n’explique pas tout. Aussi préfère-t-on généralement avancer des raisons d’ordre esthétique : Schubert aurait placé de tels espoirs dans cette partition, et si bien réussi dans les deux premiers mouvements, qu’il aurait renoncé à composer le scherzo et le finale, paralysé par l’enjeu.
Après six symphonies aux formes assez classiques, malgré leur beauté et leur imagination, l’Inachevée (septième dans l’ordre de composition, et numérotée ainsi dans les pays anglo-saxons) s’inscrivait dans une volonté évidente de renouveler les formes. En témoignent d’autres partitions contemporaines, tels les fragments symphoniques D 615, D 708 et D 729, mais également le Quartettsatz en ut mineur, le Quatuor «La Jeune Fille et la Mort», la Wanderer-Fantasie pour piano ou, dans le domaine vocal, les fragments de la cantate Lazarus, la Messe en la bémol majeur ou le Chant des esprits sur les eaux, sur un poème de Goethe.
Inachevée ou non, la Symphonie en si mineur ouvre incontestablement de nouvelles voies dans la musique symphonique, présentant bien des points originaux : la tonalité de si mineur ; l’étonnante entrée en matière, une phrase des violoncelles et contrebasses à l’unisson ; la longueur des deux mouvements, assez proches par la nature et le tempérament ; le caractère murmuré des thèmes, présentés pianissimo et secoués progressivement de soubresauts plus intenses, jusqu’au cataclysme ; le caractère obsessionnel et menaçant de ces thèmes, enroulés sur eux-mêmes ; les effets de spatialisation – notamment, au début, le hautbois et la clarinette flottant en apesanteur au-dessus des cordes, et tous ces accents suivis de decrescendos donnant l’impression qu’un fantôme s’évanouit ; le parfum de Ländler, cet ancêtre rustique de la valse ; les mélodies s’arrêtant brutalement, les silences pesants, les accents à contretemps, les syncopes qui, çà et là, bousculent le discours.
En 1823, Schubert envoya le manuscrit de l’Inachevée à Anselm Hüttenbrenner, qui le rangea dans un tiroir. Celui-ci fit référence à l’œuvre dans une notice de dictionnaire en 1836, et l’information fut reprise en 1864 par un biographe de Schubert, Heinrich Kreissle von Hellborn. Hellborn fit pression sur Hüttenbrenner pour qu’il rende publique la symphonie et n’obtint satisfaction qu’en organisant un concert à la gloire de trois «grands» Viennois presque contemporains, Schubert, Lachner et Hüttenbrenner lui-même. Ainsi, à sa création, l’Inachevée partagea-t-elle l’affiche avec une ouverture de ce modeste compositeur.
L’exécution eut lieu à Vienne en 1865, sous la direction de Johann von Herbeck. Aux deux mouvements existants, le chef d’orchestre avait ajouté le finale de la Troisième Symphonie de Schubert. Il ne reproduisit pas cet artifice lors de la seconde exécution, en novembre 1866. Et la Symphonie inachevée s’envola pour une carrière hors du commun, partageant rapidement avec la Cinquième Symphonie de Beethoven le titre de symphonie la plus populaire du répertoire viennois.
– Claire Delamarche
Mahler, Le Chant de la terre
Composition : été 1908.
Création : Munich, Tonhalle, 20 novembre 1911 par l’Orchestre du Konzertverein de Munich (Orchestre philharmonique de Munich), Sara Cahier (alto), William Miller (ténor), sous la direction de Bruno Walter.
Le Chant de la Terre ouvre la voie aux trois dernières symphonies de Gustav Mahler, celles que le compositeur n’entendra jamais, fauché à 51 ans par une endocardite à streptocoques, des partitions marquées par un orchestre plus raffiné et chambriste que jamais. Avec Le Chant de la Terre, Mahler tente de fusionner les deux seuls genres, d’apparence inconciliable, auxquels il se soit jamais consacré : la symphonie et le lied. Le résultat est, selon le philosophe et musicologue Theodor W. Adorno, «l’un des plus grands témoignages d’une “dernière manière” que la musique ait connus depuis les derniers quatuors de Beethoven». La poésie désabusée des poèmes chinois se marie avec la poésie automnale d’une musique d’une beauté inouïe, que l’ajout d’instruments exotiques (mandoline, tam-tam), et l’usage d’une gamme pentatonique* transforment parfois en rêve oriental. Dans cette apothéose de l’héritage wagnérien, où la voix humaine se confond avec les timbres de l’orchestre et s’en trouve sublimée, Mahler célèbre comme jamais la beauté de la vie tout en s’interrogeant sur le sens de notre humanité, face à une nature toute puissante, dont la résurrection éternelle semble consoler notre ineffable mortalité.
C’est grâce à un ami de la famille de son épouse Alma que Mahler découvre dès le mois d’août 1907 ce recueil de poèmes chinois des VIIIe et IXe siècles, traduits et présentés par le poète allemand Hans Bethge sous le titre de La Flûte chinoise. Bethge suggéra à Mahler d’en mettre certains en musique. Le compositeur, qui venait de démissionner de son poste de directeur musical à l’Opéra de Vienne, était alors dévasté par la mort récente de sa petite Maria et la découverte juste après ce drame d’une grave insuffisance mitrale. Le ton mélancolique des poèmes choisis se trouvait en phase avec l’humeur de Mahler, qui commença aussitôt à coucher quelques esquisses.
Ô beauté ! Ô monde à jamais ivre d’amour et de vie !
Das Trinklied von Jammer der Erde [La Chanson à boire de la douleur de la terre] (poème de Li-Tai-Po), dans un la mineur riche en modulations, débute par un appel de cor immédiatement suivi d’un tutti orchestral contenant l’essentiel du matériau thématique, au milieu duquel le ténor «à pleine force» chante d’abord son ivresse révoltée, avant de céder à une sorte de lucidité désabusée qui reviendra telle un refrain : «Sombre est la vie, sombre est la mort.»
Der Einsame im Herbst [Le Solitaire en automne] (poème de Tchang-Tsi) apporte un contraste saisissant. Il fait figure d’adagio, et dépeint les angoisses d’une âme solitaire dans une nature figée dans les premiers frimas d’une fin d’automne. L’orchestre, dépourvu de trompettes, de trombones et de percussion, devient chambriste, avec des mélodies qui se superposent librement et qui annoncent le dernier lied.
Von der Jugend [De la jeunesse], Von der Schönheit [De la beauté] et Der Trinker im Frühling [L’Ivrogne au printemps] sont tous trois issus de poèmes de Li-Tai-Po et font office de scherzo. Le premier dépeint deux amis se prélassant dans une nature chinoise apaisante ; le second, marqué par la seule intervention des timbales de l’œuvre entière, la chevauchée folle des «fringants coursiers» de deux «beaux garçons» allant à la rencontre de deux gracieuses jeunes filles au bord de l’eau. Leur esprit espiègle et joyeux témoigne du même raffinement orchestral que les deux premiers mouvements, et l’usage de la gamme pentatonique leur insuffle un parfum oriental en adéquation avec le texte. Enfin, le troisième chant est un écho, cette fois dans un la majeur rayonnant, de la célébration du vin du premier mouvement. Le chant de l’oiseau perçu par l’homme ivre symbolise le réconfort de la terre, c’est «comme dans un rêve».
Un climat de désolation ouvre le dernier lied, Der Abschied [L’Adieu]. Il est composé de deux poèmes distincts, retravaillés par Mahler, reliés par un vaste crescendo orchestral prenant la forme d’une marche funèbre. Les lignes mélodiques se superposent librement les unes aux autres, dans un cadre rythmique lui aussi très libre où la barre de mesure est parfois absente et où le rythme à trois temps se subdivise parfois en deux blanches ou quatre noires. La voix d’alto fait son apparition, «sans expression», parfaitement fondue dans cet ensemble de timbres extrêmement varié. Une mandoline introduit la conclusion de cette première partie où, dans un grand climax émotionnel, l’attente mystérieuse d’un ami «pour le dernier adieu» s’accompagne de la vision extatique de la beauté de la nature : «Ô beauté ! Ô monde à jamais ivre d’amour et de vie !» Une étonnante marche funèbre symphonique se prépare alors pour relier cette première partie au second poème. La voix revient comme au début, «sans expression», dans une atmosphère figée, encore tragique : «Il descendit de cheval, et lui tendit le breuvage de l’adieu.» Mais l’atmosphère s’éclaire quand la résignation devient inévitable avec ce vers de Mahler lui-même : «Calme est mon cœur, il attend son heure.» Les derniers vers, également de Mahler, célèbrent l’éternel printemps et atteignent une dimension cosmique grâce à une musique d’une beauté absolue, d’une liberté rythmique qui la rend quasi «imbattable» pour le chef d’orchestre, amalgame unique de tristesse et d’extase, porté par les pleurs de harpe, les accords de bois, la mandoline et les derniers arpèges cristallins du célesta, pour accompagner les derniers «Ewig» [«À jamais»].
– Raphaël Charnay
* Gamme pentatonique : gamme de cinq notes, au lieu des sept de la gamme occidentale, que l’on trouve notamment dans la musique chinoise [ndlr].