Programme détaillé
Concerto pour piano n° 1, en mi mineur, op. 11
I. Allegro maestoso
II. Romance
III. Rondo
[43 min]
SYMPHONIE N° 3, EN UT MAJEUR, OP. 61, «RHÉNANE»
I. Lebhaft [Animé]
II. Scherzo : Sehr mäßig [Très mesuré]
III. Nicht schnell [Pas vite]
IV. Feierlich [Solennel]
V. Lebhaft [Animé]
[35 min]
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Marie-Ange Nguci piano
Concert sans entracte.
Chopin, Concerto pour piano n° 1
Composition : été 1830.
Dédicace : à Friedrich Kalkbrenner.
Création : Varsovie, Théâtre national, 11 octobre 1830, par le compositeur au piano, sous la direction de Carlo Soliva.
Pour un jeune pianiste-compositeur des années 1830, le meilleur moyen de se faire connaitre du grand public était de participer en soliste à un grand concert avec orchestre symphonique. Dans ce but, Chopin avait composé depuis 1827 plusieurs œuvres concertantes dont les très remarquées Variations sur «Là ci darem la mano» de Mozart, op. 2, acclamées lors de son premier grand concert public, à Vienne en août 1829. Mais Chopin n’était pas un coureur d’estrades : à Vienne il avait dû se faire prier par l’éditeur Hasslinger pour accepter de monter sur scène, et il avait vécu les affres du trac, ainsi qu’il le raconte dans ses lettres à sa famille.
De retour dans son pays natal, il poursuit pourtant son travail de composition pour se constituer un bagage conséquent d’œuvres concertantes dans le but de repartir ensuite à la conquête des scènes européennes. Le concerto est le genre par excellence permettant de s’exprimer dans le «style brillant» alors à la mode, selon les modèles de Hummel, Moscheles ou Kalkbrenner. Chopin compose en 1829 et 1830 ses deux concertos : celui en mi mineur op. 11 est en fait le second dans l’ordre chronologique, mais il sera publié avant celui en fa mineur op. 21, c’est pourquoi il est désigné comme «premier concerto». Il est créé lors du concert d’adieu donné par Chopin à Varsovie le 11 octobre 1830, avant son départ pour Vienne puis son installation à Paris. Le jeune compositeur, âgé de 20 ans, ne savait pas encore qu’il ne reverrait plus jamais sa Pologne natale.
On a parfois critiqué l’écriture orchestrale employée par Chopin dans ces deux œuvres. En effet, elles n’ont pas de véritable ampleur symphonique, et ne sauraient être comparées sur ce point aux concertos de Beethoven, par exemple. Mais Chopin ne fait que reprendre le modèle des concertos brillants composés par les virtuoses de son temps, qu’il a admirés et assimilés pendant ses années d’études, et dont le style s’éloigne du classicisme au profit de la recherche d’effets inédits. Il apporte au genre du concerto une contribution qui dépasse en subtilité ses modèles et, n’ayant pas d’affinité particulière avec l’expression orchestrale, il délaissera ensuite cette formation au profit presque exclusif du piano solo.
«Une rêverie par un beau temps printanier»
Le premier mouvement du Concerto en mi mineur commence par une exposition orchestrale complète, mais dès que le piano paraît, l’orchestre s’efface et se contente de donner quelques répliques, ou de colorer discrètement les interventions du soliste. Quand le motif initial, d’un caractère décidé, apparaît enfin au piano, il est très vite adouci, joué rubato (en alanguissant la pulsation de la mesure à trois temps) et se pare d’une multitude de guirlandes de notes ornementales, jusqu’à faire de ce thème «actif» une mélodie lyrique. S’il n’y avait pas aussi quelques passages de vélocité scintillants, on oublierait presque qu’on est dans un allegro !
Le deuxième mouvement, «Romance», est un sublime nocturne, où les cordes avec sourdines apportent leur douceur irisée. Chopin le décrit lui-même dans une lettre à un ami cher : «Je n’ai point cherché à composer quelque chose de monumental et grandiose. C’est plutôt une romance calme et mélancolique, qui doit donner l’impression d’un doux regard tourné vers un lieu cher évoquant mille souvenirs charmants. C’est comme une rêverie par un beau temps printanier, mais au clair de lune.»
Le finale est un joyeux rondo, au refrain bondissant s’inspirant des rythmes d’un krakowiak, danse populaire de la région de Cracovie. Les différents épisodes de ce morceau plein d’esprit et de verve sont l’occasion de déployer d’étincelantes figures pianistique d’une invention inépuisable et d’une élégance incomparable.
– Isabelle Rouard
Les symphonies de Schumann
«Le piano devient trop étroit pour contenir mes idées», écrivit Robert Schumann en 1839. L’année suivante, son mariage si longtemps attendu avec Clara Wieck eut un effet libérateur. S’il s’était dévoué aussi entièrement à composer pour le piano, seul instrument apte à traduire ses pensées secrètes, c’était en partie pour compenser l’échec d’une carrière de virtuose ardemment désirée. Clara conquise, elle offrait ses doigts au compositeur qui, du même coup, pouvait explorer de nouveaux domaines : le lied (1840), l’orchestre (1841) et la musique de chambre (1842).
Le genre de la symphonique intimidait le jeune musicien, confronté comme tant de ses contemporains à l’ombre gigantesque de Beethoven. Poussé par Clara et par leur ami Felix Mendelssohn, il finit par se jeter à l’eau, avec le même enthousiasme qu’il l’avait fait pour le lied l’année précédente. L’année 1841 vit naître deux symphonies (la Première et la Quatrième, dans sa version primitive), l’ébauche d’une troisième en ut mineur inachevée et les premières esquisses du Concerto pour piano – achevé en 1845.
Schumann fondait de nombreux espoirs sur le genre de la symphonie, qui lui permettrait d’exister par lui-même et non plus de jouer les princes consorts, d’être le pourvoyeur en faire-valoir de sa royale épouse, pianiste adulée. La jeune femme nourrissait une ambition similaire à l’égard de son mari, qu’elle désirait arracher à l’intimité de la musique de salon et faire reconnaître comme un «véritable» compositeur – or, dans la tradition germanique des Kapellmeister, la symphonie était le genre obligé ; ce genre seul pouvait apporter au compositeur la notoriété que, jusqu’alors, les pièces pour piano et les lieder lui avait refusée. (Pour les mêmes raisons, Schumann formula constamment, à partir de 1840, des projets d’opéras, dont seul Genoveva aboutirait, en 1853.)
L’orchestre de Schumann a suscité bien des débats. Que n’a-t-on dit l’opacité de ses masses instrumentales et de leur harmonie ! Mahler, Glazounov, Chostakovitch jugèrent utile de réorchestrer certaines pages. Dukas lui-même, critique pourtant clairvoyant, les assomma d’un coup de plume vigoureux. Schumann, dit-on, embrigade les bois, qui se contentent généralement de doubler les cordes ; cors et trompettes sont cantonnés, hormis quelques appels conventionnels, à un rôle de remplissage dans le médium de la masse sonore, qu’ils contribuent à alourdir ; les premiers violons sont rarement appuyés par les seconds, plus enclins à des figures harmoniques – «pas assez de mélodie et trop d’accompagnement», résume le musicologue Manfred Bukofzer.
Mais n’y a-t-il pas eu un malentendu sur l’orchestre schumannien ? Pendant plusieurs décennies, les chefs d’orchestre l’ont dirigé comme ils dirigeaient Brahms, avec un son opulent, des archets jouant au fond des cordes. Des chefs «baroques» comme Nikolaus Harnoncourt ou John Eliot Gardiner nous ont appris à le tirer plutôt vers Beethoven, à l’aborder avec plus de nerf, à le «dégraisser». C’est l’option choisie par Nikolaj Szeps-Znaider, l’Orchestre national de Lyon et son timbalier, Adrien Pineau – dont les magnifiques timbales d’époque, au mordant et au son incomparables, métamorphosent à elles seules la pâte orchestrale. Et joué ainsi, l’orchestre de Schumann apparaît dans toute sa splendeur, dans toute son originalité.
Si la symphonie schumannienne dérange, c’est qu’elle se dérobe aux canons classiques. On l’oppose souvent à celle de Mendelssohn, d’un équilibre et d’un goût parfaits ; on reconnait à la première, en dépit de ses défauts, son pouvoir d’émotion et l’on taxe (si injustement !) la seconde de froideur et d’inexpression. Assurément, l’appréciation de ces deux monuments formidables ne peut se réduire à une alternative aussi sommaire.
Comme l’enfant découvrant le feu, Schumann touche à une nouvelle matière qui lui brûle les mains. Accompagnant l’euphorie du mariage, les deux premières symphonies composées, la Première (symboliquement sous-titrée «Le Printemps») et la Quatrième, saisissent l’auditeur par leur élan, leur profusion thématique. Les symphonies accompagneront ensuite le lent vacillement de son esprit. La lutte contre des forces invisibles se traduira par des constructions monolithiques aux couleurs vives, à la matière dense, au trait épais. On s’en rend compte dès la Deuxième Symphonie (1845), œuvre marquée par la souffrance et la maladie – dont triomphe le finale. La «Rhénane» (1850) balayera ces ombres en rendant l’hommage le plus grandiose, le plus vivant au fleuve mythique de la civilisation germanique. En 1851, la version révisée de la Quatrième apportera un couronnement magistral à l’œuvre symphonique.
– Claire Delamarche
Schumann, Symphonie n° 3
Composition : 1850.
Création : Düsseldorf, Allgemeiner Musikverein, 6 février 1851, par l’Orchestre de Düsseldorf sous la direction de l’auteur.
Le 2 septembre 1850, Schumann et son épouse Clara arrivent de Dresde à Düsseldorf, où Schumann succède à son ami Ferdinand Hiller comme directeur de la musique municipal. Il se réjouit d’obtenir enfin un poste à la tête d’un orchestre et d’un chœur, et l’accueil qu’on lui réserve, ainsi qu’à Clara, achève de le mettre dans un état d’euphorie. Le 29 septembre, les époux Schumann remontent en bateau le «fleuve sacré», comme Heinrich Heine le décrivait dans son poème Im Rhein, im heiligen Strome, mis en musique dix ans plus tôt par Schumann dans un lied de Dichterliebe [Les Amours du poète]. Robert et Clara accostent notamment à Cologne. Ils peuvent ainsi admirer la colossale cathédrale gothique, dont les travaux d’achèvement ont repris huit ans plus tôt après trois siècles d’interruption.
Quelques semaines plus tard, du 7 novembre au 9 décembre, Schumann compose la Troisième Symphonie. Le sous-titre de «Rheinische» [«Rhénane»] n’est pas de son fait ; mais plusieurs détails le justifient, en particulier deux indications portées sur le manuscrit autographe et abandonnées par la suite : le titre du deuxième mouvement, «Matin sur le Rhin», et l’indication en tête du quatrième, «Dans le caractère de l’accompagnement d’une cérémonie solennelle». Une manière d’être en cohérence avec ce qu’il professait dès 1842 : «C’est toujours mauvais signe pour un morceau de musique qu’il nécessite un titre ; c’est qu’il n’a pas jailli d’une profondeur intérieure, mais est seulement le fruit d’un stimulus externe.» Schumann rejoint ainsi le raisonnement de Beethoven, qui déclarait à propos de sa Symphonie «Pastorale» : «On laisse à l’auditeur le soin de découvrir la situation par ses propres moyens» et c’est une «expression des sentiments plutôt qu’une peinture».
Mais si la «Rhénane» avoue une filiation beethovénienne, c’est plutôt avec la Troisième Symphonie, «Eroica», dont elle adopte la tonalité «héroïque» de mi bémol majeur, en plus de l’ampleur et de la majesté. L’«Eroica» se voulait hommage au consul Bonaparte, et Beethoven en avait rayé la dédicace quand le Corse s’était fait couronner empereur. En 1850, juste après le Printemps des peuples (les révolutions nationales qui embrasèrent l’Europe en 1848-1849, réprimées dans le sang), la «Rhénane» est la première symphonie de Schumann publiée sans dédicace à un souverain. Cela correspond surtout à des convictions profondes ; mais, de toute manière, Schumann, fort de son poste à Düsseldorf, n’avait plus besoin de tels soutiens.
Schumann dirigera lui-même la création de la symphonie, avec succès, le 6 février 1851. Mais ce que le Rhin lui a donné, le Rhin va bientôt le reprendre. Schumann est un piètre chef, et les relations se tendent rapidement avec l’orchestre. Ses troubles nerveux sont de plus en plus invalidants et, le 27 février 1854, il sort de chez lui en pantoufles, en pleine nuit, et se jette dans le fleuve. Sauvé par des pêcheurs, il est bientôt interné à l’asile d’aliénés d’Endenich, où il décédera deux ans plus tard.
En cinq mouvements au lieu des quatre habituels, la «Rhénane» est aussi la seule symphonie de Schumann à entrer directement dans le vif du sujet, sans introduction lente. C’est celle dont l’orchestration est le plus massive. Les cordes sont souvent doublées par les bois, et, lorsque ces derniers ont le thème, ils semblent souvent noyés sous la masse des cordes. Il faut pour comprendre cet état de fait se reporter à ce qu’était alors l’orchestre de Düsseldorf : une formation avec un nombre de cordes réduits, et certainement pas de premier rang. Aussi le compositeur éprouva-t-il le besoin de les renforcer par ces doublures. Le choix fait aujourd’hui par de nombreux chefs, tel Nikolaj Szeps-Znaider, de retourner à des effectifs plus légers permet de rétablir les équilibres.
Le premier mouvement, «Lebhaft» [«Animé»] en mi bémol majeur, est tout entier dominé par un thème exubérant, à l’élan irrépressible – l’un des plus impériaux jamais imaginés par Schumann. Plus lyrique, le second thème n’est qu’une courte parenthèse dans ce jet d’énergie continu. La forme sonate qui gouverne le mouvement reste néanmoins l’une des plus pures qu’ait écrites le compositeur, ce qui renforce son caractère de monumentalité.
Le scherzo, en ut majeur, n’a rien du caractère vigoureux qu’a habituellement un tel morceau. Il s’agit plutôt d’un aimable ländler, une danse rustique dont violoncelles, altos et bassons présentent le thème principal. Ce thème est ensuite travesti en traits légers qui s’élèvent et éclatent comme des bulles. Résonne alors un trio central qui s’apparente bien, par le caractère, à ce que l’on attend d’un tel passage : un thème paisible de vents (clarinettes, bassons, cors et trompettes) au caractère sylvestre. Mais Schumann brouille les cartes en laissant s’échapper des éléments d’une section dans la suivante. La dernière section, reprise de la première, est gorgée de toute cette vie accumulée. Le soleil saluant le matin sur le Rhin est, à présent, resplendissant.
Un délicieux intermezzo en la bémol majeur survient à la place du mouvement lent attendu, avec pour seule mention : «Nicht schnell» [«Sans hâte»]. Le lyrisme des bois, le solo de violoncelle le rapprochent d’une chanson sans paroles.
Vient ensuite le véritable mouvement lent, initulé «Feierlich» [«Solennel»]. En mi bémol mineur, il constitue le cœur émotionnel de la symphonie. Son thème principal progresse par une succession de quartes ascendantes (intervalle déjà mis en valeur dans de nombreux motifs des mouvements précédents). L’apparition des trombones, absents jusqu’alors, le contrepoint dense, les fanfares grandioses rendent hommage à la cathédrale de Cologne et aux taches de lumière colorées que les vitraux projettent sur ses murs austères. La cérémonie en grande pompe mentionnée dans le sous-titre abandonné serait celle à laquelle les époux Schumann assistèrent lors de leur troisième visite, le 12 novembre : l’archevêque de Cologne fut ce jour créé cardinal. Le thème est élaboré dans une polyphonie de plus en plus complexe et tendue ; dans un avatar deux fois plus rapide qui se présente bientôt, il rappelle les «bulles» ascendantes du scherzo. Toute la musique est aspirée vers le haut, comme les tours immenses de la cathédrale (dont la seconde, côté nord, était alors en pleine érection).
La coda en amples accords de ce mouvement constitue le portail au travers duquel s’élance le finale, en mi bémol majeur. On retourne aux lumières vives de l’extérieur, avec un rythme vigoureux et des accents marqués. Le développement central fait réapparaître l’avatar rapide du thème de la cathédrale (celui ressemblant aux «bulles») ; mais il est pris désormais dans un joyeux kaléidoscope aux accents rustiques, et apparaît comme une image lointaine. Le thème original de la cathédrale réapparaît en majeur dans la coda, dernière vue éblouissante de l’édifice dans le tourbillon final.
– Claire Delamarche