Notes de programme

Chostakovitch, Symphonie n° 5

Jeu.19 déc. | ven. 20 déc. 2024

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Programme détaillé

THÉODORE AKIMENKO (1876-1945)
ANGE, POÈME NOCTURNE POUR ORCHESTRE

[10 min]

Dmitri Chostakovitch (1906-1975)
Concerto pour violoncelle n° 1, en mi bémol majeur, op. 107

I. Allegretto
II. Moderato
III. Cadenza
IV. Allegro con moto

[30 min]

 

--- Entracte ---

Symphonie n° 5, en ré mineur, op. 47

I. Moderato – Allegro
II. Allegretto
III. Largo
IV. Allegro non troppo

[50 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Kirill Karabits direction
Edgar Moreau violoncelle

Introduction

Des funérailles de Chostakovitch, en 1975, demeurent de magnifiques photographies. Autour du cercueil, d’abondantes compositions florales et des rangées d’officiels. Pourtant, c’est peu dire que les rapports du compositeur avec le régime soviétique n’ont pas été faciles. La Cinquième Symphonie (1937) est emblématique de ces difficultés. Accusé en 1936 de laisser le chaos remplacer la musique, Chostakovitch y place intelligibilité et simplicité, sans que l’angoisse, la réalité brutale ne disparaissent jamais. Pour ce concert événement, Kirill Karabits est accompagné d’Edgar Moreau, prodige du violoncelle au son d’une incroyable présence. Il interprète le Premier Concerto (1959), composé pour le célèbre virtuose russe Mstislav Rostropovitch. Cette pièce est signée, puisque son motif principal est l’anagramme des initiales du compositeur : DSCH pour Dmitri Schostakowitsch, soit mi bémol – do si selon la notation musicale allemande. On y reconnaîtra aussi quelques anciennes mélodies russes mais l’ironie ne fait pas de doute puisque Chostakovitch a pris soin de défigurer la préférée de Staline, six ans après la disparition du dictateur.

Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon

Akimenko, Ange

L’ange volait dans le ciel de minuit ;
Une douce chanson il chantait.
La lune, les étoiles et les nuages en foule
Écoutaient ce chant sacré.
[…] Il portait dans ses bras une âme jeune
Pour un monde de tristesse et de larmes ;
Et la musique de sa chanson, dans cette âme jeune,
Restait – mais sans mots – vivante.

Extraits de L’Ange, poème de Mikhaïl Lermontov, 1831
 

 

Composition : 1924, d’après le poème L’Ange (1831) du poète Mikhaïl Lermontov (1814-1841).
Création : date inconnue.
Dédicace : «À mon ami Émile Alphonse Leduc».

Originaire de Kharkiv, en Ukraine, Théodore Akimenko* a été l’élève de Rimski-Korsakov et le professeur de Stravinski. Influence par la musique folklorique ukrainienne, il est l’un des principaux représentants du courant néoromantique d’Europe de l’Est. En 1924, un quatrain de Mikhaïl Lermontov lui inspire une de ses plus belles partitions, une des plus influencées aussi par l’esthétique symboliste alors supplantée par les mouvements artistiques d’avant-garde de la première moitié du XXe siècle. 

Poète, peintre, romancier et dramaturge, émule de Byron et de Pouchkine, Lermontov est mort en duel à l’âge de 27 ans. Un an avant de disparaître, il a publié Un héros de notre temps, le premier roman psychologique russe, qui l’a érigé en fondateur du courant réaliste dans son pays. Dans le poème L’Ange (1831), Lermontov développe un thème néoplatonicien cher aux symbolistes : celui de l’immortalité de l’âme et de l’existence d’une réalité supérieure à laquelle la musique est un moyen d’accéder. Dans sa partition, Akimenko aborde l’ange comme une figure propice à l’élévation, à la pureté et au mystère. Fidèle à l’esprit symboliste, son Poème nocturne cherche à suggérer plutôt qu’à affirmer, créant des impressions et des émotions se fondant dans un paysage sonore nuance. Le choix de l’épithète «nocturne» renforce l’idée de contemplation liée à une forme de méditation musicale sur l’invisible, voire l’infini. 

Subtile, délicate, l’écriture orchestrale d’Akimenko est marquée par l’usage de couleurs instrumentales raffinées, telles que les cordes dans le registre aigu, les bois pour des motifs de ponctuation lumineux et les cuivres dans des passages de plus intense profondeur. S’attachant davantage à l’évocation et aux atmosphères qu’à des développements thématiques rigoureux, son langage s’apparente à celui de compositeurs tels que Scriabine ou Debussy, tout en réservant une place importante aux envolées lyriques héritières du romantisme. On perçoit également, dans la partition, des couleurs orchestrales typiquement slaves, ainsi que de subtiles ambiguïtés tonales qui ne sont pas sans rappeler l’écriture harmonique d’un Zemlinsky. Mais les différentes influences que l’on peut discerner dans ce Poème nocturne n’enlèvent rien à la capacite d’Akimenko à exprimer un style très personnel, fidèle à ses origines et à son histoire, qui ont une résonance particulière pour l’auditeur d’aujourd’hui. 

– Olivier Lexa
Avec l'aimable autorisation de l'Orchestre de Paris – Philharmonie

* Théodore Akimenko (Fedir Yakymenko en ukrainien, Fiodor Iakimenko en russe) est né le 8 février 1876 à Kharkiv (aujourd’hui en Ukraine) et mort le 3 janvier 1945 à Paris, où il passa une grande partie de sa vie après avoir fui la révolution russe de 1917 [n.d.l.r.]. 

Chostakovitch, Concerto pour violoncelle n° 1

Composition : 1959.
Création : Moscou, 4 octobre 1959, par l’Orchestre philharmonique de Leningrad sous la direction de Ievgueni Mravinski, avec Mstislav Rostropovitch au violoncelle.
Dédicace : à Mstislav Leopoldovitch Rostropovitch.

L’amitié entre Chostakovitch et Rostropovitch durait depuis plus de quinze ans lorsque le compositeur se décida à écrire une œuvre pour le violoncelliste, à la fin des années cinquante : les deux hommes s’étaient rencontrés en 1943, le jeune Rostropovitch entrant cette année-là au Conservatoire de Moscou où il suivit notamment les cours de Chostakovitch, et ils avaient eu par la suite l’occasion de jouer ensemble à plusieurs reprises. Le cadet, suivant les conseils de la femme de l’aîné («Slava, si vous voulez que Dmitri écrive quelque chose pour vous, le seul conseil que je puisse vous donner est celui-ci : ne lui demandez ni ne lui en parlez jamais»), sut patienter jusqu’en 1959 ; à l’époque il commençait à être assez connu et avait déjà été le destinataire et dédicataire, notamment, de plusieurs œuvres de Prokofiev – telle la Symphonie concertante (1952), dont Chostakovitch reconnut l’influence à l’heure d’écrire son propre concerto. Ce premier concerto fut suivi d’un second, en 1966, lui aussi dédié à Rostropovitch, qui participa même à l’élaboration des cadences. Recevant la partition du Premier Concerto, Rostropovitch l’apprit par cœur en quatre jours, au grand étonnement du compositeur, et tant la création privée que la création publique, deux mois plus tard, furent un succès, l’œuvre s’imposant rapidement comme l’une des grandes contributions modernes au répertoire de l’instrument.

«Une méditation profonde au caractère philosophique»

Le Premier Concerto concilie en effet une écriture parfaitement maîtrisée avec une puissance émotionnelle indéniable, qui évoque des précédents comme la Cinquième Symphonie de Beethoven ou la Cinquième de Chostakovitch lui-même, des œuvres où le matériau musical semble modelé par une sorte d’élan, si ce n’est de lutte, pour s’exprimer lui-même. Le thème principal du concerto, énoncé par le violoncelle dès la première mesure, joue un rôle auditif aussi marquant que le thème dit «du destin» de la Cinquième Symphonie de Beethoven, et il réapparaît dans toute l’œuvre, hormis le Moderato. Il participe en outre à lui conférer un caractère autobiographique, ce que renforce l’utilisation d’un autre motif : un cryptogramme musical à la manière de Bach, fondé sur les lettres DSCH (pour Dmitri Schostakowitsch, selon la notation musicale allemande) et utilisé par le compositeur dans un certain nombre de ses œuvres, comme le Huitième Quatuor à cordes, composé peu après le concerto pour violoncelle (et qui d’ailleurs s’en souvient dans son troisième mouvement), le Deuxième Trio ou les Dixième et Quinzième Symphonies.

Le premier mouvement (que Chostakovitch a décrit comme une «marche joviale» !) marque sans tarder le ton général de l’œuvre, intensément exigeante à l’égard du soliste et caractérisée par un sentiment d’urgence, audible dans la prolifération de courts motifs répétés et dans une expressivité tendue. Le tout est orchestré comme à la pointe sèche, faisant appel à un petit orchestre utilisé par blocs, avec peu de mélanges de timbres, ainsi qu’un recours important à la clarinette soliste et surtout au cor, seul représentant de sa famille, qui n’est pas loin de jouer dans le concerto un rôle de second soliste. 

Les trois mouvements suivants s’enchaînent sans interruption, adoptant une économie formelle quelque peu atypique, qui dédie l’intégralité du troisième mouvement à la cadence du violoncelle, absente de l’Allegretto inaugural. Elle est précédée d’un Moderato d’une grande expressivité mélodique, qui évolue peu à peu vers la passion et s’achève sur la reprise du deuxième thème dans une présentation nouvelle d’une beauté troublante, le timbre du violoncelle en harmoniques s’entrelaçant aux sonorités du célesta sur un fond orchestral générant la sensation d’un vaste espace sonore.

Jetant un pont (dans ses thèmes ou motifs notamment) entre le Moderato et l’Allegro con moto final, la cadence, quoique redoutable en termes techniques, est d’une intériorité inhabituelle : le critique russe Lev Ginsburg y entendait ainsi «une méditation profonde au caractère philosophique». Elle débouche sur un finale affirmatif, à la fois exubérant et sarcastique, où Chostakovitch avoua à Rostropovitch avoir caché une citation gauchie d’une chanson populaire particulièrement appréciée de Staline, alors mort depuis quelques années, et où le motif initial du concerto finit par s’imposer au terme de ce qui ressemble bien à un combat.

– Angèle Leroy

Chostakovitch, Symphonie n° 5

Composition : avril-juillet 1937.
Création : le 21 novembre 1937, à Leningrad, par l’Orchestre philharmonique de Leningrad sous la direction de Ievgueni Mravinski.

«La réponse créative d’un artiste soviétique à de justes critiques» : c’est ainsi qu’un article prétendument écrit par Chostakovitch lui-même, paru dans un journal moscovite à quelques jours de la première de la Cinquième Symphonie, présentait l’œuvre. Le compositeur était en effet en disgrâce depuis son opéra Lady Macbeth de Mtsensk, créé en janvier 1934. Mise à l’index en 1936, la partition avait fait l’objet d’un article vengeur intitulé «Le chaos remplace la musique», qui en fustigeait le «flot de sons intentionnellement discordants et confus» et le «naturalisme […] grossier», tandis que Chostakovitch se retrouvait catalogué comme «ennemi du peuple», ce qui était l’une des accusations les plus graves de l’ère stalinienne. L’année 1937 intensifia la terreur pour le musicien, qui voyait alors nombre de ses proches disparaître ou être exécutés alors que les purges staliniennes battaient leur plein. Dans ces conditions, il avait choisi de ne pas faire exécuter la Quatrième Symphonie, craignant qu’elle ne lui vaille la déportation ou la mort. À la même période (il commença le 18 avril), il s’attela à la Cinquième Symphonie, qui marque une relative simplification de son langage, au niveau tant formel qu’harmonique. 

Cette fois, la symphonie plut. Au public, d’abord, qui en accueillit la création par des vivats dont la durée dépassa la demi-heure. «Nous comprîmes tous que nous étions en train d’assister à la naissance d’une grande œuvre philosophique, d’une œuvre profonde empreinte d’une grande souffrance et d’une force immense», écrivit ainsi plus tard le compositeur Valerian Bogdanov-Berezovski. Mais elle plut également aux autorités, qui déclarèrent que Chostakovitch avait entendu leurs justes remontrances et s’attachèrent à réhabiliter le musicien (en partie pour montrer qu’ils faisaient et défaisaient les destinées suivant leur bon vouloir). L’écrivain Alexeï Tolstoï expliqua ainsi que cette œuvre nouvelle décrivait «la formation d’une personnalité» – comprendre : une personnalité soviétique – passant de la crise psychologique à l’enthousiasme au fur et à mesure qu’elle commence à «résonner avec son époque».

Œuvre de propagande, alors ? On en doute, même s’il n’existe aucune déclaration définitive de Chostakovitch pour infirmer ou confirmer quoi que ce soit. Dans un article publié peu après la création de l’œuvre, il écrivait : «Le finale [de la symphonie] résout les motifs tragiques des premiers mouvements sur un plan joyeux et optimiste.» Il est bien difficile aujourd’hui de prendre cette affirmation – cette profession de joie, pourrait-on dire – au premier degré. La phrase qui la précédait paraît en revanche considérablement plus crédible : «Au centre de cette symphonie, j’ai placé l’homme avec toutes ses souffrances

Nombreux furent ceux qui, au rebours des oreilles officielles donc, entendirent dans l’angoisse qui baigne le premier mouvement une peinture de l’atmosphère de terreur qui régnait à cette époque où les goulags tournaient à plein régime. De même, il y a indubitablement du sarcasme dans l’Allegretto du deuxième mouvement, aussi bien dans sa valse un peu vulgaire que dans sa marche pesante ; on croirait y entendre le Mahler le plus ironique – un compositeur que Chostakovitch, qui partageait avec lui le goût de la plurivocité, appréciait particulièrement, et auquel la «dangereuse» Quatrième Symphonie faisait également allusion. Le troisième mouvement renvoie à une autre tradition, celle de la déploration en musique, où les Russes excellent. Douloureux requiem, il est d’une simplicité toute apparente, et déploie un lyrisme poignant, qui saisit le public dès la première audition. Chostakovitch y insère une allusion au chant de l’Innocent à la fin du Boris Godounov de Moussorgski, dont les paroles sont éclairantes : «Coulez, coulez, larmes amères. Pleure, pleure, âme croyante. Bientôt […] les ténèbres descendront. Les ténèbres des ténèbres, noires et impénétrables. Malheur, malheur de la Russie. Pleure, pleure, peuple russe.» 

Place au finale enfin : grandiose conclusion exaltant la salvation artistique ou parodie grinçante d’un optimisme forcé ? Comme le fait justement remarquer Grégoire Tosser, le compositeur aurait sûrement répondu si on lui avait posé la question : «Celui qui a des oreilles entendra.» L’écrivain Alexandre Fadeïev, pourtant à la botte du régime stalinien, trouvait déjà que «la fin ne sonne pas du tout comme une solution (encore moins comme une victoire, ou une fête), mais comme un châtiment et une sanction. Ce qui s’exerce ici, c’est une force émotionnelle terrible mais tragique». Dans l’ouvrage Témoignage : les mémoires de Chostakovitch, paru quatre ans après la mort du compositeur, Volkov affirme que le compositeur lui aurait expliqué : «C’est comme si quelqu’un vous frappait avec un bâton en disant : “Ton devoir est de jubiler, ton devoir est de jubiler…” Et vous vous levez tremblant et vous mettez à marcher, marmonnant : “Notre devoir est de jubiler, notre devoir est de jubiler.” Quelle espèce d’apothéose est-ce donc ? Il faut être complètement idiot pour ne pas l’entendre.» Les opinions restent encore aujourd’hui divisées sur le sens à donner à ce finale et plus largement à la musique du compositeur dans son rapport au totalitarisme russe : la plus populaire du XXe siècle, la Cinquième Symphonie est aussi, comme le fait remarquer le musicologue David Gutman, «la plus mystérieuse».

– A. L.

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