Notes de programme

City Life

Ven. 2 fév. 2024

Retour au concert du ven. 2 fév. 2024

Programme détaillé

John Adams (né en 1947)
The Chairman Dances

[13 min]

Stéphane Pelegri (né en 1967)
Random Memories, concerto pour timbales et orchestre

Création mondiale

I. [noire = 112]
II. [noire = 68]
III. [noire = 140]

[20 min]
 

--- Entracte ---

Steve Reich (né en 1936)
City Life, pour ensemble amplifié

I. Check It Out [«Viens voir» ]
II. Pile Driver/Alarms [ «Machine à enfoncer des pieux/avertisseurs» ]
III. It’s Been a Honeymoon – Can’t Take No Mo’ [ «C’était une lune de miel – on n’en peut plus» ]
IV. Heartbeats/Boats & Buoys [ «Battements de cœur/ bateaux et bouées» ]
V. Heavy Smoke [«Fumée épaisse»]

[26 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Pierre Bleuse 
direction
Adrien Pineau timbales

Dans le cadre du week-end Percussions de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon.

À l’issue de ce concert, un after se déroulera dans l’Atrium en compagnie d’un trio jazz (Benoît Thévenot, piano – Greg Théveniau, basse électrique – Hervé Humbert, batterie).

Radio Nova partenaire de l’événement.

Introduction

Conçu par le second timbalier de l’Orchestre national de Lyon, Stéphane Pelegri, pour le premier, Adrien Pineau, Random Memories (2023) est hanté de brèves réminiscences, comme ces bribes de rêve fugaces qui surgissent au réveil pour s’évanouir aussitôt. Ces «Souvenirs aléatoires»), l’auteur les puise dans son univers de prédilection, le jazz-rock des seventies. On reconnaîtra, selon ses affinités, un soupçon de Miles Davis, une harmonie de Zappa, une tournure issue du Third Stream (courant du jazz se rapprochant de la musique classique dans les années 1960 et 1970). On s’y délectera surtout de voir les spectaculaires timbales sous les feux de la rampe, adoptant les techniques de jeu les plus inattendues (certaines empruntées à la batterie ou au marimba).

Dans ce concert particulièrement rythmé, on entendra également des œuvres de deux des principaux représentants du courant minimaliste américain, Steve Reich et John Adams. Adams a conçu The Chairman Dances (1985) alors qu’il écrivait son premier opéra, Nixon in China, relatant le voyage auprès de Mao du président américain. Dans ce foxtrot endiablé, John Adams fait danser les époux Mao.

City Life de Steve Reich (1995) intègre des bruits de la ville de New York diffusés par haut-parleurs. Le dernier mouvement s’appuie sur les communications entre pompiers lors du premier attentat contre le World Trade Center, le 26 février 1993. En 2010, Reich composerait WTC 9/11 (pour quatuor à cordes et bande magnétique) pour commémorer l’attentat qui avait réduit ce lieu en cendres le 11 septembre 2001.

Adams, The Chairman Dances

Commande : National Endowment for the Arts pour l’Orchestre symphonique de Milwaukee.
Composition : 1985.
Création : Milwaukee, 31 janvier 1986, par l’Orchestre symphonique de Milwaukee dirigé par Lukas Foss.

«Je ne suis pas cataloguable, et j’avoue ne jamais penser ma musique en termes de “stratégie” artistique.» 
(John Adams)

En 1985, John Adams doit répondre à une commande du Milwaukee Symphony, alors qu’il est plongé dans la composition de son premier opéra, Nixon in China. Il songe alors à son livret, inspiré par la visite en Chine du président américain en 1972. Dans le dernier acte, Jiang Qing, la femme de Mao Zedong, perturbe une réception officielle et invite son époux à danser. The Chairman Dances [«Le président danse»], sous-titré «Foxtrot pour orchestre», trouve sa source dans cet épisode fortement satirique. Toutefois, il ne s’agit pas d’un extrait de l’opéra, ni d’une «fantaisie» sur certains de ses thèmes. Adams conçoit plutôt sa partition symphonique comme une étape préparatoire à la composition de son œuvre lyrique. 

The Chairman Dances se caractérise par un rythme énergique, la présence presque constante d’une pulsation mécanique et une orchestration brillante. Des passages nerveux et saccadés (où se glisse une citation du premier mouvement de la Symphonie en trois mouvements de Stravinsky) alternent avec des séquences au lyrisme presque hollywoodien. La musique révèle en effet la personnalité et le passé de Jiang Qing, ancienne actrice dont les prestations artistiques ont laissé moins de souvenirs que son rôle prépondérant dans la révolution culturelle. Plusieurs éléments thématiques reviendront dans l’acte III de l’opéra, au moment où le couple Nixon, Mao Zedong et sa femme se souviennent respectivement de leur passé. Les masquent tombent alors, révélant chez ces personnages des failles et une humanité qu’on ne soupçonnait pas. De façon similaire, à la fin de The Chairman Dances, la musique disparaît dans le lointain, comme si l’éclat de la cérémonie officielle n’était qu’une illusion. 

– Hélène Cao

John Adams

À l’âge de 13 ans, John Adams souhaitait déjà devenir compositeur. En 1974, la découverte de Steve Reich provoque un choc décisif. Mais Adams comprend que pour trouver sa propre voie, il doit s’émanciper des principes de la musique minimaliste et répétitive américaine (voir la présentation de City Life dans ce concert), ce qu’il réalise en intégrant de multiples influences, de Bruckner à Miles Davis, de la musique indienne à Frank Zappa. Deux tendances opposées et complémentaires constituent le fondement de son style : une propension à l’énergie motorique et à la virtuosité d’une part, une prédilection pour l’élégie mélancolique d’autre part. La musique orchestrale et l’opéra sont ses domaines de prédilection. Ses œuvres lyriques, conçues en collaboration avec le metteur en scène Peter Sellars, s’inspirent souvent de l’histoire américaine, comme en témoignent Nixon in China (1987), The Death of Klinghoffer (1991), I Was Looking at the Ceiling And Then I Saw the Sky (1995), Doctor Atomic (2005) et Girls of the Golden West (2017).

– H. C.

Pelegri, Random Memories

Commande : Auditorium-Orchestre national de Lyon.
Composition : 2023.
Création : Lyon, Auditorium, 2 février 2024, par Adrien Pineau (timbales) et l’Orchestre national de Lyon sous la direction de Pierre Bleuse.

Les fans de Daft Punk auront la sensation de se retrouver en milieu connu : le titre du concerto pour timbales de Stéphane Pelegri leur rappellera en effet Random Access Memories, dernier album studio du célèbre duo français. Mais il est vain de chercher d’éventuelles citations, car l’idée d’intituler la partition Random Memories s’est imposée après son achèvement. Elle n’en révèle pas moins l’action de la mémoire, puisque ces «souvenirs aléatoires», dus au hasard, sont ceux qui traversent l’esprit du compositeur (percussionniste et second timbalier de l’Orchestre national de Lyon) et du soliste, Adrien Pineau (timbalier solo de l’ONL) : des bribes de musique qui se mélangent, se heurtent, surgissent de façon imprévisible pour disparaître tout aussi fortuitement.

Résultant souvent d’un processus inconscient, les réminiscences sont absorbées par l’écriture. Dans le premier mouvement, la brève citation de Bitches Brew, album de Miles Davis sorti en 1970, est rendue méconnaissable par le contexte dans lequel elle est transplantée. Si le premier mouvement se réfère principalement au trompettiste de jazz, il intègre aussi des allusions à Vinnie Colaiuta (né en 1956), très admiré de Pineau : Pelegri a retenu des gestes instrumentaux, des signatures stylistiques et rythmiques de ce batteur qui s’est notamment produit avec Sting et Frank Zappa. Ballade dans un tempo lent où se glisse un souvenir de Zappa, le volet central s’inspire surtout de la figure du bluesman Robert Johnson, à travers la vision qu’en donne le roman graphique Love in Vain, Robert Johnson 1911-1938 réalisé par le dessinateur Mezzo et le scénariste Jean-Michel Dupont. Quant au finale, il propulse l’auditeur dans une fête africaine où se mêlent des souvenirs du bassiste américain Jaco Pastorius (1951-1987) et du musicien malien Salif Keïta (né en 1949). Dans l’ensemble de la partition, les motifs (élaborés en fonction des spécificités de la timbale et en étroite collaboration avec Pineau) doivent leur brièveté à l’influence des riffs de jazz (élément mélodico-rythmique répété plusieurs fois, éventuellement modifié pour s’adapter à l’harmonie du morceau). Cette concision ne traduit-elle pas aussi l’intermittence des souvenirs ?

Conçu dans la forme classique en trois mouvements vif-lent-vif, afin de conserver des repères familiers aux auditeurs, le concerto rafraîchit le genre par son contenu et son inscription dans l’univers du jazz symphonique. L’effectif orchestral, avec ses vents par un, favorise des passages dans l’esprit de la musique de chambre. Dans le premier mouvement, le rôle de premier plan de la clarinette basse (un instrument que Pelegri emploie beaucoup dans son écriture pour big band) pourrait presque laisser croire à un concerto pour deux solistes.

«Je considère les timbales comme un instrument rythmique et harmonique plus que mélodique.» 
(Stéphane Pelegri)

Avec cinq timbales, il est possible de couvrir tout l’ambitus et de produire des accords de cinq sons, le compositeur revendiquant l’influence harmonique de la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartók (1937). Autre référence pour la réalisation de la partie soliste : les Huit Pièces pour timbales d’Elliott Carter, datées de 1949 et 1966 (pour deux d’entre elles), un sommet à ce jour insurpassé de la littérature pour l’instrument, souligne Pelegri. En sus du travail sur les hauteurs et le rythme, les timbales déploient une formidable diversité de couleurs et d’effets. Le choix de peaux animales (et non synthétiques) permet de jouer avec les mains et les doigts, de faire des glissés avec des balais ou des baguettes de bambou de 3 à 4 cm d’épaisseur. La variété de timbres provient aussi de l’emploi de différents types de baguettes, de la frappe au centre de la timbale ou sur son bord (une idée empruntée à la technique de la batterie) ; vers la fin de l’œuvre, l’ajout d’une corde tendue sur la timbale la plus grave rappelle le son du bendir d’Afrique du Nord. Si Pelegri joue la carte de la virtuosité inhérente au genre du concerto, la nature de l’instrument soliste induit une dimension spectaculaire supplémentaire. Avec Random Memories, on en aura plein les oreilles, mais plein la vue également !

– H. C.

Reich, City Life

Commande : Ensemble intercontemporain, Ensemble Modern et London Sinfonietta.
Composition : 1995. 
Création : Metz, Arsenal , 7 mars 1995, par l’Ensemble intercontemporain dirigé par David Robertson.

Si les procédés de la musique minimaliste (voir l’encadré ci-dessous) induisent une distanciation du réel, ils n’interdisent pourtant pas d’évoquer la réalité du quotidien, ni les enjeux politiques de l’histoire contemporaine. Né à New York, Steve Reich place sa ville au cœur de City Life, où résonnent des bruits de la ville préalablement enregistrés. Ils sont diffusés en direct à partir de deux claviers échantillonneurs, ce qui autorise une certaine flexibilité de tempo. Chaque catégorie de bruits urbains est appariée à une famille de sons instrumentaux : les klaxons avec les bois, les claquements de porte avec les grosses caisses, les aérofreins avec la cymbale, les sirènes de bateau avec les clarinettes. Quant aux voix parlées, elles sont doublées par différents timbres qui en reproduisent les inflexions. Reich les traite selon le procédé de la speech melody, initié en 1988 avec Different Trains (pour quatuor à cordes amplifié et bande magnétique) : après avoir sélectionné des fragments de voix parlée enregistrée, il en transcrit les hauteurs et les rythmes en notation musicale pour en faire de brefs motifs mélodico-rythmiques. Ces motifs constituent ensuite le fondement de sa partition où ils sont répétés un grand nombre de fois.

«Avec la speech melody, nous nous trouvons dans un domaine du comportement humain où fusionnent musique, sens et sentiment.»
(Steve Reich)

Comme d’autres de ses partitions (par exemple The Desert Music en 1984, Music for Ensemble And Orchestra en 2018), City Life adopte une structure en arche. Les premier et cinquième mouvements, qui donnent tous les deux une impression de rapidité, font entendre des bribes de paroles et un matériau harmonique similaire (mais plus dissonant dans le dernier volet). Un cycle de quatre accords apparente les mouvements n° 2 et n° 4 ; dépourvus de voix parlée, ceux-ci sont par ailleurs fondés sur un «bruit» qui détermine leur tempo, respectivement une foreuse et des battements de cœur. Le troisième mouvement s’ouvre sur des échantillons de voix parlée, plus loin doublés par les instruments. Cet épisode central utilise des phrases enregistrées lors d’un rassemblement politique à dominante afro-américaine. Tandis que le premier mouvement fait entendre des cris de camelot, le dernier s’appuie essentiellement sur les communications du service des pompiers, le 26 février 1993, date du premier attentat contre le World Trade Center. Reich ne pouvait imaginer qu’en 2010, il composerait WTC 9/11 (pour quatuor à cordes et bande magnétique), en écho à l’attentat qui allait réduire ce même lieu en cendres, le 11 septembre 2001.

– H. C.

La musique minimaliste et répétitive

Représenté notamment par Steve Reich et Philip Glass, ce courant musical, qui émerge aux États-Unis dans les années 1960, se caractérise par un retour à des matériaux simples, en apparence impersonnels (par exemple un fragment de gamme, une brève cellule rythmique), et par un travail sur leur répétition. Influencé par les harmonies statiques de La Monte Young (né en 1935), le free jazz et les musiques extra-européennes, il renoue avec la consonance et la pulsation, souvent fermement scandée. Les motifs sont répétés un grand nombre de fois à la suite, ce qui engendre un effet hypnotique. La musique ne comporte ni transition, ni développement ; pas de silence non plus. Elle évolue par transformations successives, lentes mais quasi constantes. Si des compositeurs comme Reich et Glass ont ensuite enrichi leur langage au moyen d’harmonies plus complexes, de contrastes et de ruptures, ils ont conservé les principes fondamentaux qui rendent leur musique immédiatement reconnaissable.

– H. C.