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Notes de programme

COSÌ FAN TUTTE

Ven. 24 mai | dim. 26 mai 2024

Retour aux concerts des ven. 24 mai et dim. 26 mai 2024

Programme détaillé

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti

[Ainsi font-elles toutes, ou L’École des amants]

Dramma giocoso en deux actes, KV 588
Livret de Lorenzo da Ponte (1749-1838).
Création : Vienne, Burgtheater, 26 janvier 1790

Acte I

N° 1. Terzetto «La mia Dorabella capace non è» – Ferrando, Guglielmo et Don Alfonso
N° 2. Terzetto «È la fede delle femmine» – Don Alfonso, Ferrando et Guglielmo
N° 3. Terzetto «Una bella serenata» – Ferrando, Don Alfonso et Guglielmo
N° 4. Duetto «Ah, guarda, sorella» – Fiordiligi et Dorabella
N° 5. Aria «Vorrei dir, e cor non ho» – Don Alfonso
N° 6. Quintetto «Sento oh Dio, che questo piede» – Guglielmo, Ferrando, Don Alfonso, Fiordiligi et Dorabella
N° 8. Coro «Bella vita militar»
N° 8a. Recitativo «Abbracciami, idol mio» – Fiordiligi, Dorabella, Guglielmo, Ferrando et Don Alfonso
N° 9. Quintetto «Di scrivermi ogni giorno» – Fiordiligi, Dorabella, Guglielmo, Ferrando et Don Alfonso
N° 10. Terzettino «Soave sia il vento» – Fiordiligi, Dorabella et Don Alfonso
N° 11. Aria «Smanie implacabili» – Dorabella
N° 12. Aria «In uomini, in soldati» – Despina
N° 13. Sestetto «Alla bella Despinetta» – Don Alfonso, Ferrando, Guglielmo, Despina, Fiordiligi et Dorabella
N° 14. Aria «Come scoglio» – Fiordiligi
N° 15. Aria : «Non siate ritrosi» – Guglielmo
N° 16. Terzetto «E voi ridete ?» – Don Alfonso, Ferrando et Guglielmo
N° 17. Aria «Un’aura amorosa» – Ferrando
N° 18. Finale «Ah, che tutta in un momento» – Ferrando, Guglielmo, Fiordiligi, Dorabella et Don Alfonso

--- Entracte ---

Acte II

N° 19. Aria «Una donna a quindici anni» – Despina
N° 20. Duetto «Prenderò quel brunettino» – Dorabella et Fiordiligi
N° 21. Duetto con coro «Secondate, aurette amiche» – Ferrando, Guglielmo et Chœur
N° 22. Quartetto «La mano a me date» – Don Alfonso, Ferrando, Guglielmo et Despina
N° 23. Duetto «Il core vi dono» – Guglielmo et Dorabella
N° 25. Rondo «Per pietà, ben mio, perdona» – Fiordiligi
N° 26. Aria «Donne mie, la fate a tanti» – Guglielmo
N° 27. Cavatina «Tradito, schernito» – Ferrando
N° 28. Aria «È amore un ladroncello» – Dorabella
N° 29. Duetto «Fra gli amplessi in pochi istanti» – Fiordiligi et Ferrando
N° 30. Andante «Tutti accusan le donne» – Don Alfonso, Ferrando et Guglielmo
N° 31. Finale : «Fate presto, o cari amici» – Despina, Don Alfonso, Fiordiligi, Dorabella, Ferrando, Guglielmo et Chœur

Distribution

Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider 
direction
Chœur de L’AO
Thomas Hampson 
mise en espace et baryton (Don Alfonso)
Mandy Fredrich soprano (Fiordiligi)
Rachel Frenkel mezzo-soprano (Dorabella)
Leonardo Sánchez ténor (Ferrando)
Yannick Debus baryton (Guglielmo)
Patricia Petibon soprano (Despina)
Antoine Raffalli comédien

La soprano Barbara Frittoli (rôle de Despina) a été contrainte d’annuler sa venue. Elle est remplacée par Patricia Petibon.

Télérama partenaire de l’événement.

Introduction

Créé le 26 janvier 1790 au Burgtheater de Vienne, Così fan tutte (littéralement «Ainsi font-elles toutes») est le dernier opéra commun de Mozart et Lorenzo Da Ponte (1749-1838), après Les Noces de Figaro (1786) et Don Giovanni (1787). L’intrigue tient en une phrase : afin de tester la fidélité de leurs fiancées, deux jeunes gens prétendent partir au large et reviennent déguisés en Albanais pour tenter de séduire, chacun, la bien-aimée de l’autre. Così est une formidable étude de l’éveil à l’amour et à la sensualité, comme l’indique son sous-titre : L’École des amants. C’est aussi l’occasion de savourer l’affinité de Nikolaj Szeps-Znaider avec Mozart, lui qui a enregistré avec une telle réussite les cinq concertos pour violon en dirigeant de l’archet l’Orchestre symphonique de Londres. Avec Thomas Hampson (qui assure également la mise en espace) et Patricia Petibon, le directeur musical de l’ONL s’assure le concours de deux légendes de la scène lyrique. De jeunes voix mozartiennes en pleine ascension complètent le plateau, au nombre desquelles Mandy Fredrich, qui a récemment incarné la Comtesse des Noces de Figaro à l’Opéra de Lyon.

Argument

Acte I

Premier tableau

Dans un café de Naples, deux jeunes officiers, Ferrando et Guglielmo, se querellent quant à la vertu de leurs fiancées respectives, Dorabella et Fiordiligi. Don Alfonso émet des doutes sur leur fidélité ; ils le somment d’apporter des preuves, faute de quoi ils le provoqueront en duel (n° 1 : terzetto «La mia Dorabella»). Arguant de son caractère pacifique, le vieil homme refuse de se battre et continue d’afficher un scepticisme narquois. La fidélité des femmes, explique-t-il, est pareille au phénix d’Arabie : chacun en parle mais personne ne l’a jamais vu (n° 2 : terzetto «È la fede delle femmine»). Don Alfonso propose aux deux amoureux un pari qui confirmera ce qu’il avance. Il suffit qu’ils s’en tiennent à ses instructions et gardent le plus grand secret. Certains de leur succès, Ferrando et Guglielmo acceptent et dépensent à l’avance les cent sequins mis en gage dans une fête somptueuse en l’honneur de leurs belles (n° 3 : terzetto «Une bella serenata»).

Deuxième tableau

Dans leur jardin au bord de la mer, les deux sœurs Fiordiligi et Dorabella contemplent avec extase le portrait de leurs fiancés, toutes à la joie de leurs mariages prochains (n° 4 : duetto «Ah, guarda, sorella»). Mais au lieu des deux jeunes hommes, c’est Don Alfonso qui se présente. Feignant d’être bouleversé, il leur annonce qu’un décret royal appelle les jeunes gens au champ de bataille (n° 5 : aria «Vorrei dir, e cor non ho»). Guglielmo et Ferrando arrivent à leur tour pour faire des adieux déchirants aux jeunes filles (n° 6 : quintette «Sento, oh Dio»). Don Alfonso se réjouit : son stratagème a marché. Les tambours et le chœur des militaires, également mis en scène par Don Alfonso, pressent les deux officiers de prendre congé (n° 8 : chœur «Bella vita militar !»). Ils promettent à leurs amies de leur écrire (n° 8a : récitatif [quintette] «Di scrivermi ogni giorno»), et s’en vont. Aux accents renouvelés du chœur des soldats, le bateau emmenant Ferrando et Guglielmo lève l’ancre (n° 9 : chœur «Bella vita militar !»). Les deux jeunes femmes et Don Alfonso regardent tristement le navire s’éloigner (n° 10 : terzettino «Soave sia il vento»). Resté seul, Don Alfonso se réjouit que son plan fonctionne aussi bien (récitatif «Non son cattivo comico !»)

Troisième tableau

Chez les deux sœurs, Despina leur prépare un chocolat tout en se lamentant de sa condition de servante (récitatif accompagné «Ah, scostati»). À l’entrée de ses maîtresses, elle remarque leur chagrin. Dorabella se montre particulièrement bouleversée (n° 11 : aria «Smanie implacabili»). Apprenant la raison de ce soudain désarroi, Despina conseille à ses maîtresses de profiter de cette liberté inespérée pour s’amuser, car les hommes, surtout les soldats, sont selon elle tous infidèles (n° 12 : aria «In uomini, in soldati sperare fedeltà ?»). Don Alfonso prépare la seconde étape de son stratagème : introduire les fiancés déguisés afin qu’ils séduisent les deux jeunes femmes. Il n’a aucun doute sur la crédulité des fiancées mais redoute la perspicacité de Despina. En échange d’un sequin, il s’assure la complicité de la bonne (récitatif «Che silenzio !»). Despina doit favoriser la rencontre entre les deux jeunes gens travestis, dont elle ignore l’identité, et ses maîtresses. Don Alfonso fait entrer les faux étrangers et les présente à Despina, qui ne les reconnaît pas. À l’entrée de Dorabella et Fiordiligi, Don Alfonso se cache. Les deux «Albanais» se répandent en compliments auprès des belles, furieuses qu’on ait laissé entrer ces intrus. Cette colère est cependant trop bruyante pour ne pas sembler suspecte à Despina et Don Alfonso (n° 13 : sextuor «Alla bella Despinetta»). Don Alfonso réapparaît, prétendant avoir été attiré par les éclats de voix. Il feint la surprise en apercevant ceux qu’il présente comme de vieux amis. Ces retrouvailles ne calment pas l’indignation des jeunes femmes, et Fiordiligi réaffirme que sa fidélité est solide comme un roc (récitatif accompagné «Temerari ! Sortite !» et n° 14 : aria «Come scoglio»). Elles veulent quitter la pièce et Guglielmo tente en vain de les retenir (n° 15 : aria «Non siate ritrosi»). Certains d’avoir d’ores et déjà gagné leur pari, Ferrando et Guglielmo se rient de Don Alfonso. Celui-ci ne s’avoue pas vaincu pour autant et leur demande de l’attendre dans le jardin (n° 16 : terzetto «E voi ridete ?»). Ferrando chante son amour pour Dorabella (n° 17 : aria «Un’aura amorosa»), puis Don Alfonso règle les détails du prochain piège avec Despina (récitatif «Oh, la saria da ridere !»).

Quatrième tableau

Dans le jardin, Fiordiligi et Dorabella se laissent aller à leur tristesse (n° 18 : finale «Ah che tutta in un momento»). Ferrando et Guglielmo mettent en scène un faux suicide («Si mora, si, si mora»). Don Alfonso fait mine de vouloir les en empêcher, mais ils avalent chacun une fiole de «poison». À l’entrée de Fiordiligi et Dorabella, ils feignent d’agoniser, ne manquant pas d’éveiller leur compassion. Elles appellent Despina à l’aide.  Celle-ci propose d’aller avec quérir le médecin. Don Alfonso revient avec le praticien, qui n’est autre que la soubrette déguisée («Eccovi il medico»). Son «magnétisme» et ses beaux discours ramènent les deux jeunes gens à la vie. Afin d’être totalement guéris, ceux-ci implorent un baiser de leurs dulcinées, qui leur est brutalement refusé. Cette attitude outrancière les inquiète plus qu’elle ne les rassure : ils craignent que cette ardeur ne se transforme en un feu d’une autre nature. 

Acte II

Premier tableau

Seule avec ses maîtresses, Despina leur explique de nouveau sa théorie : l’amour est une bagatelle, et une femme ne peut vivre sans amant. Elle vante les mérites des deux «Albanais» et, sentant croître l’intérêt des deux sœurs, leur enseigne les rudiments de la stratégie amoureuse ¬– rudiments que, d’après elle, toute fille de 15 ans connaît déjà (n° 19 : aria «Una donna a quindici anni»). Les deux sœurs se concertent sur l’attitude à adopter, et Dorabella finit par décider Fiordiligi à s’amuser un peu. Elle opte pour le brun (Guglielmo), laissant le blond à sa sœur (n° 20 : duetto  «Prenderà quel brunettino») : chacune fera donc involontairement les yeux doux au fiancé de l’autre. Don Alfonso vient les prier de se hâter au jardin (récitatif «Ah correte al giardino»).

Deuxième tableau

Dans le jardin, les étrangers ont organisé une fête magnifique en l’honneur des jeunes femmes. Ils leur chantent la sérénade depuis la barque où ils ont accosté (n° 21 : duetto avec chœur «Secondate, aurette amiche»). Despina et Don Alfonso jouent les intermédiaires (n° 22 : quatuor «La mano a me date») et parviennent partiellement à leurs fins : Guglielmo offre à Dorabella un bijou en forme de cœur, en échange du médaillon renfermant le portrait de Ferrando (n° 23 : duetto «II core vi dono»). Pendant ce temps, Ferrando essaie en vain de séduire Fiordiligi (récitatif accompagné «Barbara ! Perche fuggi ?». Restée seule, Fiordiligi avoue cependant que son cœur commence s’enflammer et supplie en pensée son fiancé de lui pardonner (récitatif accompagné «Ei parte… senti !» et n° 25 : rondò «Per pietà, ben mio, perdona»). Persuadé que le pari sera gagné, Ferrando court raconter à Guglielmo comment Fiordiligi a repoussé ses avances (récitatif «Amico, abbiamo vinto !»). Mais Guglielmo doit lui apprendre que Dorabella ne s’est pas montrée aussi constante et lui présente le médaillon qu’elle lui a offert. Ferrando est blessé au plus profond, et Guglielmo essaie tant bien que mal de le réconforter (n° 26 : aria «Donne mie, la fate a tanti»). Malgré la trahison, Ferrando avoue qu’il aime toujours Dorabella (récitatif accompagné «In qual fiero contrasto» et n° 27 : cavatine «Tradito, schernito»). Don Alfonso les rejoint et leur annonce qu’une dernière mise à l’épreuve attend les jeunes femmes (récitatif «Bravo : questa è costanza»).

Troisième tableau

Dans une chambre de leur demeure, Dorabella avoue à Despina qu’elle s’est rangée à ses préceptes. Fiordiligi lui fait d’amers reproches. Elle-même est partagée entre son amour naissant et sa fidélité. Dorabella l’incite à baisser la garde (n° 28 : aria «È amore un ladroncello»). Fiordiligi décide d’échapper à son dilemme en allant retrouver son fiancé, déguisée en soldat. Elle fait part de son projet à Ferrando, qui la menace de se tuer : le cœur de Fiordiligi finit par chavirer (n° 29 : duetto «Fra gli amplessi»). Trompé à son tour, Guglielmo réfléchit avec son ami au moyen de punir les deux infidèles. Don Alfonso leur conseille de les épouser, puisqu’ils les aiment et qu’elles ne sont pas plus mauvaises que d’autres (n° 30 : Andante «Tutti accusan le donne») : toutes les femmes agissent toutes ainsi («Così fan tutte»). Despina vient d’ailleurs annoncer que les deux sœurs sont disposées à être épousées (récitatif «Vittoria, padroncini !»).

Quatrième tableau

Despina surveille les derniers préparatifs de la noce (n° 31 : finale «Fate presto»). Les deux couples font leur entrée, rayonnants, acclamés par les domestiques (chœur «Benedetti i doppi coniugi»). Ils trinquent à l’avenir et jurent d’oublier le passé ; seul Guglielmo avoue, à part, son amertume. Don Alfonso annonce l’arrivée du notaire, qui n’est autre que Despina sous un nouveau déguisement («Miei signori, tutto è fatto»). Le contrat est promptement signé. On entend alors un roulement de tambour et le chœur des soldats. Don Alfonso annonce que les militaires reviennent du front. Notaire et maris se réfugient dans une pièce voisine. Les officiers apparaissent alors et trouvent leurs belles embarrassées. Ne comprenant plus rien à la situation, Despina invente qu’elle rentre tout juste d’un bal masqué, révélation qui laisse les deux sœurs médusées. Don Alfonso fait choir à bon escient le contrat révélant la trahison. Fiordiligi et Dorabella implorent leurs fiancés de les transpercer de leurs épées. Don Alfonso révèle alors le stratagème. Les trois femmes en perdent presque la raison. Puis Don Alfonso réunit les couples, qui se font de nouveaux serments d’amour.

– Claire Delamarche

Genèse et livret

On connaît peu de choses sur la genèse de Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti, dernier opéra commun de Mozart et Lorenzo Da Ponte, après Les Noces de Figaro (1786) et Don Giovanni (1787) : la correspondance du compositeur est aussi discrète que les Mémoires du poète. On sait en revanche que Joseph II fut la cause involontaire de son échec : après la création, le 26 janvier 1790 au Burgtheater de Vienne, quatre représentations seulement purent avoir lieu. La mort du souverain, le 20 février, plongea le pays dans un deuil qui imposait la fermeture des théâtres. Ceux-ci ne rouvrirent qu’en avril. Così prit un second envol, mais ses ailes avaient été coupées trop tôt. Redonné cinq fois durant l’été, l’ouvrage disparut ensuite durablement des scènes viennoises. Souffrant d’incompréhension, accusé de moralité douteuse, Così est resté un opéra maudit tout au long du XIXe siècle, donné dans des versions remaniées et tronquées quand il ne fut pas tout simplement oublié. C’est également le dernier ouvrage bouffe du compositeur : il n’est suivi que par un Singspiel plutôt solennel, La Flûte enchantée, et par une opera seria, La Clémence de Titus.

Si le thème de l’infidélité est un classique des livrets bouffes, il prend toutefois ici un parfum différent. L’opera buffa met en scène des personnages issus du peuple – serviteurs, paysans ou pêcheurs –, dont aucun spectateur ne s’offusquera qu’ils aient des mœurs légères et un langage peu châtié. En faisant des libertins de deux gentilshommes, le Comte des Noces et Don Giovanni, Mozart et Da Ponte rompirent déjà par deux fois avec cette convention, portant ces deux ouvrages jusqu’aux rives plus élevées de la commedia per musica et du dramma giocoso. Così franchit un échelon supplémentaire en donnant le «mauvais rôle» aux femmes. Soumettre deux nobles dames ferraraises aux sirènes de la tentation, et les faire chavirer, constituait une hardiesse suffisamment remarquable pour nourrir l’intégralité du livret. Un opéra entier est nécessaire pour faire succomber Fiordiligi et Dorabella ; il faut aux jeunes gens et à leurs deux complices déployer un arsenal considérable de ruses pour parvenir à leurs fins, si bien que les deux sœurs, tout au moins Fiordiligi, la plus résistante, nous paraissent presque séduites à leur corps et à leur cœur défendant. Que se serait-il passé si les jeunes filles s’étaient déguisées, au lieu de leurs prétendants ? Certainement pas grand chose. Certainement les deux Roméo eussent-ils rapidement succombé, et l’intrigue aurait tourné court. 

Avec ce parti pris, non seulement Da Ponte et Mozart ouvrent des perspectives dramatiques inconnues, mais ils introduisent au sein de l’opera buffa un registre stylistique noble, presque tragique. Se prêtant tout d’abord au jeu dans le but de confondre l’infatué Alfonso, Ferrando et Guglielmo deviennent peu à peu leurs propres bourreaux. Leurs stratagèmes ont tôt fait d’égaler ceux imaginés par leur chalengeur. 

Le finale tragi-comique de l’acte I, autour du faux suicide des jeunes gens, a un côté Molière, avec le faux médecin (Despina déguisée) s’exprimant dans un sabir digne du Malade imaginaire et usant du dernier remède à la mode, le magnétisme de Mesmer. Mais la chute des femmes y est préparée avec un soin presque scientifique. Et l’on songe plutôt au cynisme pervers d’un Valmont, dans Les Liaisons dangereuses, le roman épistolaire presque contemporain (1782) de Choderlos de Laclos. Comment ne pas reconnaître, sous les traits vertueux et bouillonnants de Fiordiligi, ceux de la Présidente de Tourvel, que le vicomte a d’autant plus de plaisir à faire chanceler qu’elle a si longtemps montré le visage impeccable de la Prude, la Dévote ?  Et l’enfantine Dorabella, finalement aussi fleur bleue qu’elle se montra farouche, n’est-elle pas une cousine de la jeune Cécile de Volanges ? On lit souvent que, dans Così, le premier acte est exubérant et le second empreint de tristesse. L’affaire n’est pas aussi simple. Mais si la pièce est cynique (et misogyne), à l’image de Don Alfonso qui en tire les ficelles, Mozart a composé un opéra beaucoup plus complexe, dans lequel la musique vient souvent à l’encontre de ce qu’exprime le poème. On ne garde aucune trace de la collaboration entre les deux auteurs mais, à en croire le chef d’orchestre John Eliot Gardiner, le manuscrit autographe porte en de nombreux endroits la trace de désaccords entre les deux hommes. 

– C. D.

Au cœur de l’ouvrage

Il convient tout d’abord de souligner l’unité sonore de l’ouvrage qui, tout en étant éminemment mozartien, possède une couleur qui lui est propre. Passons les trois premiers numéros, qui voient les hommes attablés dans un café napolitain. Le son de Così fan tutte apparaît avec les femmes, puisque c’est d’elles qu’il s’agit (le titre signifie littéralement : Ainsi font-elles toutes). Dans cette scène où elles s’extasient devant le portrait de leurs amoureux, le son s’arrondit, s’alanguit, sans que l’oreille analyse forcément par quel phénomène : l’orchestre a juste troqué flûtes et hautbois pour les clarinettes et les cors. Nous qui avons écouté Weber et lu Berlioz (le Grand Traité d’orchestration) savons de quelles vertus les romantiques devaient parer ces instruments : le cor mystérieux, messager des forêts ; la clarinette féminine et passionnée, messagère des cœurs. Mozart, bien sûr, ne connaissait pas ces codes. Mais rien n’interdit qu’il les ait pressentis, en ces années où l’on avait déjà lu Faust (1773-1775) et Werther (1774). Indéniablement, la présence du cor et de la clarinette contribue à planter le décor des nombreuses scènes de plein air, dans ce jardin bordant la baie de Naples que l’on imagine luxuriant et, à l’acte II, propice à l’amour. Ces instruments n’ont pas leur pareil pour infléchir le caractère de l’opéra vers des zones plus ombrées, à commencer par le suave terzettino «Soave sia il vento», où les deux femmes, en compagnie d’Alfonso, regardent avec nostalgie s’éloigner le navire des soldats. Mozart fait également de la trompette un usage original, moins guerrier que de coutume et indépendant des timbales. Plus simplement, cette originalité dans l’orchestration témoigne de sa curiosité, de sa volonté d’élargir sa palette, à une époque où Haydn lui aussi émancipait les cuivres et généralisait l’emploi de la clarinette, instrument encore tout jeune, dans ses propres symphonies. 

Cette teinte particulière participe de l’ambiguïté de l’ouvrage, riche en faux-semblants. Les hommes dupent les femmes, nous dit-on, et révèlent leur duplicité. Tel est du moins le message du livret. Mais la musique, souvent, nous dit bien autre chose. Les deux amoureux laissent dans l’histoire plus de plumes qu’ils n’auraient dû, et les berné(e)s ne sont pas nécessairement celles qu’on croit. L’ambiguïté naît dès le fameux quintette des adieux «Di scrivermi ogni giorno», à l’acte I. Si l’on en croit le livret, les deux jeunes filles sont sincèrement déchirées, tandis que leurs amants feignent la tristesse. La musique, cependant, est moins explicite. Si Guglielmo fait souvent bloc avec Alfonso, Ferrando adopte à plusieurs reprises le lyrisme des deux femmes. On peut imaginer qu’en ces brefs moments il se prend au jeu, ou qu’il entrevoit tout au moins que le stratagème pourrait le conduire au-delà de la plaisanterie escomptée. 

Où s’arrête l’adhésion à des conventions que Mozart maîtrise à la perfection, où commence la caricature ? Les expressions de joie ou de tristesse, les soupirs, les rires, l’amour, la colère sont traduits par des formules musicales immédiatement identifiables. Certainement le compositeur réfléchit-il dans Così à la rhétorique de l’opera buffa. Il la prend au sérieux, en assume le caractère artificiel, mais en joue également pour semer le trouble. Comme le remarque si justement Michel Noiray , à propos du duo à l’acte II où Dorabella se jette dans les bras de Guglielmo, «jamais Mozart le force le trait, tant il est vrai qu’une sensualité trop explicite réduirait à néant la perversité d’un jeu aussi délectable». Tout l’opéra est à l’image de ce duo : un subtil mouvement d’élastique entre le poncif et la parodie, la sincérité et le calcul. 

Le premier air de Fiordiligi, «Come scoglio», est un exemple fameux de cette ambivalence. La jeune femme, nous apprend le texte, restera aussi inflexible qu’un roc devant les avances de Ferrando. Le chant exalte la puissance de la vertu, et ses accents furieux ont souvent été comparés à ceux des arie d’opera seria. Va-t-on prendre cette démonstration pour argent comptant ? Ne cherchera-t-on pas à déceler, derrière l’éclat guerrier de l’accompagnement, des accents plus inquiets ? Et Ferrando ressort-il indemne de cette confrontation ? Rien n’est moins sûr. Peut-être une part de son cœur est-il sensible à cette vigueur, dont semble incapable la douce et malléable Dorabella. Le spectateur se prend à croire que les amants étaient, au départ, mal appariés. Peut-être le noble Ferrando se plairait-il davantage aux côtés de l’inflexible Fiordiligi, peut-être Guglielmo, que l’on ressent plus orgueilleux et futile, conviendrait-il mieux à la légère Dorabella. À l’acte II, après le duo béat entre Dorabella et Guglielmo mentionné plus haut, la scène entre Ferrando et Fiordiligi suscite de nombreuses interrogations. Ils s’expriment chacun à son tour, ne formant jamais de véritable duo, mais jouent à «Je t’aime, moi non plus». Dans l’air «Ah, lo veggio !», Ferrando se réjouit en toute perversité de voir enfin céder son inébranlable dulcinée, mais le dernier vers est tout de même «La cruelle me condamne à mourir», une plainte assez éloignée du jeu initial : le dédain, la répulsion, n’a jamais été si proche de l’attirance, voire de la fascination. 

Bien malin qui sait ce que les personnages ont vraiment dans le cœur : nous ne sommes pas ici dans un opéra romantique, où les auteurs s’appliqueraient à explorer chaque méandre de l’âme des protagonistes. Nous sommes au contraire comme les spectateurs de la vraie vie : on nous montre une scène sans nous en livrer forcément les clefs. Mozart ne nous dit pas davantage quelle opinion avoir de ces six personnages qu’il ne l’avait fait d’une crapule aussi caractérisée que Don Giovanni, qu’il nous rendait presque sympathique. Cela ne les empêche de connaître une évolution. Mutatis mutandis, les couples Dorabella/Guglielmo et Fioridiligi/Ferrando ressemblent à Papagena/Papageno et Pamina/Tamino dans La Flûte enchantée. À la différence que les personnages de Così ne sont pas sublimés, et ne donnent que ce qu’ils peuvent donner. Pour accomplir le chemin de leur révélation, ils ont pour guide non pas le noble Sarastro, avec ses idéaux élevés d’humanisme et de fraternité, mais le cynique Alfonso qui, en pur produit des Lumières, ne se fait aucune illusion sur la nature humaine. Cela ne l’empêche pas d’être dépassé par ses propres manigances : s’il commence par berner Despina en lui cachant l’identité des deux «Albanais», la soubrette reprend l’initiative du stratagème en apparaissant sous les traits du notaire, puis en faisant revenir les deux soldats. La «demoiselle» (δεσποινίδα dhespinidha – en grec) est finalement la seule à sortir indemne de l’aventure. 

Le dénouement est heureux, en apparence. Mais les quatre amoureux peuvent-ils désormais avoir le même rapport à l’amour ? Le cynisme d’Alfonso n’a-t-il pas définitivement vaincu ? Chacun retourne à sa chacune, ou du moins à celle que la morale lui impose. Car n’avons-nous pas souhaité, au fond de nous-mêmes, que les deux femmes épousent finalement leurs «Albanais» respectifs ? D’une pièce vaguement moralisatrice et passablement misogyne, Mozart fait un opéra trouble, qui pose bien plus de questions qu’il n’en résout : jeu de masques, jeu de vilains. Au moins, une fois évanouis les mirages d’un amour bercé d’illusions, les protagonistes auront-ils le choix de bâtir leurs couples sur des bases plus réalistes, plus mûres et plus conscientes à la fois. C’est peut-être cela, la véritable liberté. Et ce qui justifie le sous-titre de l’ouvrage, La scuola degli amanti [L’École des amants].

– C. D.

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