Notes de programme

DANIIL TRIFONOV

Dim. 3 avril 2022

Retour au concert du dim. 3 avril 2022.

Programme détaillé

L’Art de la fugue, BWV 1080

• Contrapunctus I
• Contrapunctus II
• Contrapunctus III
• Contrapunctus IV
• Contrapunctus V
• Contrapunctus VI (Dans le style français)
• Contrapunctus VII (En augmentation et diminution)
• Contrapunctus VIII (Triple Fugue)
• Contrapunctus IX
• Contrapunctus X
• Contrapunctus XI

---  Entracte ---

• Contrapunctus XII
a. Rectus
b. Inversus
• Contrapunctus XIII
a. Rectus
b. Inversus
• Contrapunctus XIV (Triple Fugue sur le nom B-A-C-H)

[62 min]

«JesuS bleibet meine Freude»
[Jésus, que ma joie demeure]
Extrait de la Cantate 147, BWV 147

Arrangement de Myra Hess

[4 min]

Distribution

Daniil Trifonov piano

Bach, L'Art de la fugue

Composition : 1740-1750.

Peu d’œuvres auront suscité autant d’interrogations, de commentaires, d’analyses : L’Art de la fugue, parmi les toutes dernières créations de Johann Sebastian Bach, conserve une part de mystère. Sa structure, son inachèvement, sa destination instrumentale restent dans une certaine mesure énigmatiques, et permettent aux interprètes actuels de donner différents éclairages à une somme dont la richesse semble infinie. 

Les sources demeurent problématiques : un matériau autographe nous est parvenu, mais l’ordonnancement des pièces n’y est pas fixé. Sur le manuscrit du contrepoint XIV, noté à part, une main (sans doute celle du fils de Johann Sebastian, Carl Philipp Emanuel) a écrit, là où la musique s’interrompt : «Sur cette fugue où le nom de Bach est utilisé comme contre-sujet est mort l’auteur.» Pourtant, les musicologues s’accordent à penser que la mort n’a pas saisi Bach en plein travail, mais que celui-ci l’a seulement interrompu, vraisemblablement en octobre 1749 (il existe d’ultimes compositions qui ont été dictées à son entourage, alors que Bach était devenu presque aveugle, dans les mois suivants). 

L’édition gravée était en préparation du vivant de Bach mais, après sa mort, ses héritiers firent paraître une publication où l’ordre des pièces est différent du manuscrit principal, comporte des additions et se conclut par une pièce complètement étrangère, mais d’une portée symbolique évidente : le dernier prélude de choral pour orgue composé par Bach, Vor deinen Thron tret’ich [Devant ton trône, Seigneur, je vais comparaître], BWV 668. Le titre lui-même, L’Art de la fugue, est apocryphe (Bach n’a pas nommé son œuvre) ; mais il rend bien compte du projet du compositeur dans son aspect didactique : c’est un compendium des différentes manières de composer une fugue avec les procédés d’écriture les plus savants, qui devait certainement se présenter dans un ordre croissant de complexité.

Contrairement au Clavier bien tempéré, qui comprend deux fois 24 préludes et fugues indépendants dans les 24 tonalités possibles, L’Art de la fugue se concentre sur une seule tonalité, mineur (ce qui n’exclut pas un riche éventail de modulations passagères), et ses différents contrepoints sont tous bâtis à partir d’un sujet unique très simple – dont la ligne mélodique axée sur la tonique ré dessine une double courbe orbiculaire – et de ses variantes rythmiques et mélodiques. L’œuvre est donc extrêmement centrée sur un principe d’unité, d’où naît une diversité de traitements d’autant plus remarquable. Il s’agit d’un véritable tour de force d’invention dans le domaine savant des techniques d’écriture contrapuntiques. 

Quatorze fugues et quatre canons

En l’état d’achèvement dans lequel l’œuvre nous est parvenue, L’Art de la fugue comporte quatorze fugues (désignées par le terme de «contrapunctus»), auxquelles s’ajoutent quatre canons, que les interprètes omettent parfois dans leurs performances à cause de leur aspect plus aride. Les pièces se répartissent en fugues simples ou à plusieurs sujets (fugues doubles ou triples), enrichies ou non de divers contresujets. Elles utilisent les principes du miroir (sujet à la ligne mélodique inversée dans les Contrepoints III et IV ou même jeu de miroir affectant l’intégralité des Contrepoints XII et XIII !), de la diminution (raccourcissement des valeurs rythmiques) ou son inverse l’augmentation, ou encore de la strette (resserrement canonique des imitations). 

La dernière fugue est restée inachevée après l’introduction d’un troisième sujet qui constitue la signature du compositeur (dans la notation alphabétique allemande, BACH correspond aux notes si bémol, la, do, si bécarre). Plusieurs compositeurs se sont ingéniés à compléter cette fugue, soit à partir de ses trois sujets (le premier à y parvenir a été le Français Alexandre-Pierre-François Boëly en 1833), soit en réintroduisant en plus, à la conclusion, le sujet dans sa simplicité initiale, refermant le cycle par une inédite quadruple fugue, sans qu’on puisse savoir quelle aurait été la solution envisagée par Bach, et si ce contrepoint était effectivement le dernier du cycle. 

La façon dont a été notée originellement L’Art de la fugue, en partition (c’est-à-dire sur des portées séparées, attribuées à chacune des voix du contrepoint) et sans indication d’instrumentation, a soulevé d’autres questions concernant son interprétation : certains ont cru que Bach avait conçu son œuvre «dans l’absolu», comme un objet intellectuel destiné seulement à la lecture. Mais justement, aucune œuvre de Bach, aussi savante soit-elle, n’est purement théorique (ce type de notation en partition est simplement un archaïsme, souvent utilisé par les compositeurs du XVIIe siècle, qui facilite une lecture analytique du contrepoint). Il est évident que l’œuvre est destinée au clavier (le clavecin, instrument de l’introspection intime, plutôt que l’orgue), bien que le contrepoint strictement linéaire se prête également à des interprétations par des ensembles instrumentaux : consort de violes, ensemble à cordes… Par conséquent, rien n’interdit de la jouer de nos jours au piano, dont l’éventail de nuances permet de mettre en valeur d’une manière renouvelée les ressorts des contrepoints les plus complexes.

Bach n’avait certes pas envisagé qu’on puisse jouer L’Art de la fugue intégralement en concert, et pourtant cette expérience a été tentée une première fois en 1927. Alban Berg, ayant écouté cette intégrale, écrivit à sa femme, plein d’enthousiasme : «Entendu hier L’Art de la fugue. Magnifique !! Une œuvre qui a été prise jusqu’à présent pour des mathématiques. La musique la plus profonde qui soit.» C’est une belle revanche posthume pour une musique qui était considérée comme obsolète en son temps, tant il est vrai que les auditeurs de 1750 étaient bien plus amateurs de «galanteries» musicales et d’expressivité spontanée que de la contemplation d’une perfection intemporelle. 

– Isabelle Rouard

Glossaire

Le contrepoint est une technique de composition qui consiste à superposer des lignes mélodiques indépendantes (voix vocales ou instrumentales) de manière coordonnée et complémentaire, en utilisant notamment le principe de l’imitation (un même motif thématique, appelé «sujet», circulant aux différentes voix) et du canon (un même thème décalé strictement aux différentes voix, comme dans la chanson Frère Jacques).
 

Bach, Jésus que ma joie demeure

Composition : 1723.
Création : Leipzig, 2 juillet 1723.

Que Jésus demeure ma joie,
La consolation et la sève de mon  cœur
Jésus vainc toute souffrance
Il est la force de ma vie.
(Martin Jahn 1661) 

Voici l’une des musiques les plus célèbres, que reconnaîtront même ceux qui sont peu experts en musique classique. Cette inspiration miraculeuse de Johann Sebastian Bach parle directement au cœur de tous, exprimant la sérénité d’une foi confiante ou, plus généralement, tout sentiment de gratitude et de consolation. Il s’agit du choral final de la cantate n° 147, Herz und Mund und Tat und Leben, destinée à la fête de la Visitation de la Vierge, l’une des premières cantates données à Leipzig après la nomination de Bach comme cantor en 1723.

La version de la pianiste britannique Dame Myra Hess (1890-1965) transcrit pour le piano seul les différents plans sonores de la partition originale : les volutes mélodiques de la célèbre ritournelle des violons I et hautbois au ton pastoral, le rythme ternaire doucement berceur du reste des cordes, et le choral harmonisé, d’une grande simplicité, qui était chanté à quatre voix avec sa mélodie soulignée d’une trompette. C’est effectivement le choral qui est le thème principal, mélodie connue de tous les fidèles à l’époque, et la ritournelle qui s’impose à la mémoire n’en est que l’ornementation, combinée par Bach avec un art ineffable du contrepoint. On notera également que la traduction française du titre constitue un contresens, qui s’est imposé cependant comme une «punchline» pleine d’espérance.

– I. R. 

En savoir plus

Écouter l’interprétation historique de Myra Hess.

Écouter la cantate 147 dans le projet All of Bach de The Netherlands Bach Society (Le choral apparaît à 27 min 13.)

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