Notes de programme

David et Jonathas

Dim. 15 déc. 2024

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Programme détaillé

Marc-Antoine charpentier (1643-1704)
DaVID et Jonathas

Tragédie lyrique en un prologue et cinq actes
Livret :
père François de Paule Bretonneau, d’après un épisode de la Bible (Livre de Samuel)
Création : Paris, collège Louis-le-Grand, 28 février 1688

Prologue
1. Ouverture
2. Saül : Où suis-je ? qu’ai-je fait ?
3. Saül, la Pythonisse : Dois-je enfin éprouver le secours
4. La Pythonisse : Retirez-vous, affreux Tonnerre
5. L’Ombre de Samuel, Saül : Quelle importune voix
6. Saül : Est-ce assez ? ai-je enfin épuisé ta colère ?

Acte I
1. Marche triomphante
2. Un guerrier, chœur : Du plus grand des héros
3. Bergers : Le Ciel dans nos bois le fit naître
4. Un guerrier, chœur : Jeune, et terrible dans la guerre
5. Captifs : Cédons ; rien ne peut se défendre
6. Un guerrier : Le Dieu qui lance le tonnerre
7. David : Allez, le Ciel attend un légitime hommage
8. David : Ciel ! quel triste combat en ces lieux me rappelle ? 
9. Achis : Le Ciel enfin favorable à mes vœux
10. David, Achis, chœur : Ah ! D’un foible secours
11. Deux captifs : Après les fureurs de l’orage
12. Menuet

Acte II
1. Prélude 
2. Joabel : Quel inutile soin en ces lieux vous arreste ? 
3. David : Entre la paix et la victoire
4. Joabel : Dépit jaloux, haine cruelle
5. Chœurs : Tout suit vos vœux
6. Joabel : David au comble de la gloire
7. Jonathas, David, chœur : À votre bras vainqueur Chaconne

--- Entracte ---

Acte III
1. [Symphonie]
2. Saül, Achis : Ah ! je dois assûrer
3. Saül : Objet d’une implacable haine
4. Jonathas, Saül, David : David peut-il attendre
5. Joabel, chœur : Achevons ; mon bonheur
6. Gigue

Acte IV
1. Prélude 
2. David : Souverain juge des mortels
3. Jonathas, David : Vous me fuiez ! 
4. Jonathas, chœur : A-t-on jamais souffert
5. Saül, Achis : Venez, Seigneur, venez
6. Joabel : Enfin vous m’écoutez
7. Achis, chœur : Courons, courons
8. Rigaudon
9. Bourrée 

Acte V
1. Bruit d’armes
2. Jonathas : Courez ; Saül attend un secours nécessaire
3. Saül, Jonathas, chœur : Que vois-je ? quoi, je perds
4. Chœur : Victoire ! Victoire ! Tout cède à nos coups
5. David, Jonathas : Qu’on sauve Jonathas
6. David, chœur : Jamais Amour plus fidelle et plus tendre
7. Saül, David : Voi traitre, et reconnoi ta nouvelle victime
8. Marche triomphante
9. Achis, David : Joignez à vos exploits l’honneur du diadème
10. Chœur : Du plus grand des héros chantons la gloire

Durée : 2h40 + entracte (20 min)

Distribution

Ensemble Correspondances
Sébastien Daucé direction
Petr Nekoranec ténor (David)
Gwendoline Blondeel soprano (Jonathas)
Jean-Christophe Lanièce baryton (Saül)
Étienne Bazola baryton (Joabel)
Lysandre Châlon basse (Achis / l’Ombre de Samuel / le Guerrier)
Vojtech Semerad contralto (la Pythonisse)

Introduction

Comment la folie d’un seul homme, Saül, peut-elle conduire aux plus grandes hécatombes ? Quid des innocents sacrifiés sur l’autel de ces tyrans assoiffés de conquête et de pouvoir ? Trois siècles et demi après sa création en 1688, l’opéra de Marc-Antoine Charpentier garde intacte sa véhémence dans la dénonciation des horreurs de la guerre. L’amitié entre David et Jonathas est mise à mal par une guerre fratricide, David devant combattre Saül, le père de Jonathas. Créé le 28 février 1688 au collège Louis-le-Grand de Paris, tenu alors par les jésuites, David et Jonathas est le chef-d’œuvre le plus abouti des spectacles théâtraux qui s’y donnaient régulièrement, écrits par les professeurs et interprétés par les élèves de l’établissement. Un an après le succès de son Noël baroque, autour de la Messe de minuit de Charpentier, l’ensemble Correspondances retrouve l’Auditorium de Lyon et Sébastien Daucé aborde un versant plus sombre, mais non moins séduisant, de son compositeur fétiche. Aidé par un plateau remarquable, il déploie l’intensité émotionnelle de cette partition qui, en dépit des siècles écoulés, est plus actuelle que jamais.

DAVID ET JONATHAS (1688), OU L’APOGÉE DE LA TRAGÉDIE DE COLLÈGE

La tradition du théâtre de collège au Grand Siècle

Dès la fondation de l’ordre au milieu du xvie siècle, les jésuites ont encouragé la pratique du théâtre, en en faisant un outil majeur de leur engagement et de leur mission d’enseignement. Si le premier objectif des représentations théâtrales produites par les élèves eux-mêmes était avant tout d’ordre éducatif – se perfectionner dans la langue latine, stimuler l’imagination, acquérir de l’aisance dans l’art de la déclamation et de la grâce dans le maintien par la gestuelle et la danse –, le théâtre de collège constituait un moyen efficace de conversion et de propagande en attirant à des spectacles édifiants ceux que le théâtre mondain tenait loin de l’église. C’est surtout au Collège de Clermont à Paris, renommé Louis-le-Grand en 1682, que ce mouvement artistique se développa, et que l’on prit l’habitude de donner deux fois l’an, à la fin de l’été et durant le Carnaval, de grands spectacles édifiants, composés par les professeurs de l’institution et interprétés par les élèves.

Au cours du xviie siècle, on prit l’habitude d’insérer entre les actes des tragédies latines déclamées des intermèdes chantés en français, ainsi que des ballets dansés par les élèves, la danse étant comme on le sait un art constitutif de l’éducation aristocratique[1]. Toujours prompts à s’inspirer des goûts et des courants de leur époque, et de ce qui se déroulait sur la scène mondaine, les jésuites comprirent l’importance de l’événement que fut la création de l’opéra français. Aussi, à partir de 1684, devant l’engouement extraordinaire pour la tragédie en musique inventée par Lully et Quinault dix ans plus tôt à l’Académie royale de musique, ces grands spectacles évoluèrent considérablement. On entreprit de transformer les intermèdes en une seconde tragédie, en musique, sur un format proche de celui qui faisait le succès de l’opéra, et en y traitant, en français, le même sujet que dans la tragédie latine déclamée. Les intermèdes prirent dès lors une ampleur telle qu’on n’hésita pas à les qualifier de «tragédies en musique».

Plusieurs spectacles faisant ainsi alterner en une même représentation tragédie latine et tragédie «en musique» virent ainsi le jour. Si les auteurs des musiques d’Eustachius martyr/Eustache (1684) et de Jepthes/Jepthé (1686) restent inconnus, Demetrius/Démétrius (1685) fut mis en musique par Claude Oudot, compositeur au service de l’Académie française et des jésuites de la rue Saint-Antoine. Le programme explicite la finalité de la «tragédie en musique pour servir d’intermèdes à la pièce latine» :

Le sujet estant le mesme que celuy de la Piece Latine, on a seulement changé dans la conduite du dessein l’ordre de quelques circonstances, ausquelles on en a ajoûté quelques autres, qui sans s’écarter du Sujet, pouvoient donner plus de lieu au Spectacle & aux beautés de la Musique.

(Démétrius, tragédie en musique pour servir d'intermèdes à la pièce latine qui sera représentée au Collège de Louis le Grand, le lundy 5 mars [1685] à une heure après midy, Paris, Gabriel Martin, 1685)

En 1687, c’est à Marc-Antoine Charpentier, alors au faîte de sa réputation dans la capitale, que les jésuites commandèrent la musique de Celse martyr, tragédie du père François Bretonneau conçue pour s’intercaler à la tragédie latine homonyme (Celsus martyr) du père Pallu. Mais c’est l’année suivante, avec Saül, du père Chemillard, alternée avec David et Jonathas, tragédie en musique du même tandem Bretonneau/Charpentier, que ce genre de spectacles devait culminer. Charpentier, après avoir été formé à Rome à la fin des années 1660, puis avoir servi dès son retour à Paris (vers 1670) la duchesse Marie de Guise, venait d’entrer officiellement au service des jésuites, à qui il fournissait déjà ponctuellement de la musique pour leurs cérémonies religieuses. Il resterait à leur service une dizaine d’années, jusqu’à sa nomination, en 1698, au poste de maître de musique de la Sainte-Chapelle.

Le sujet et les personnages du spectacle de février 1688

Les sujets des spectacles jésuites alliant tragédies latines et en musique puisaient à trois sources d’inspiration. Eustachius martyr/Eustache (1684) et Celsus martyr/Celse martyr (1687) s’inspiraient de la «Vie des Saints», Demetrius (1685), de l’histoire romaine. Jepthes/Jepthé et Saül/David et Jonathas s’appuyaient sur des histoires édifiantes tirées des Écritures : le chapitre 11 du Livre des Juges pour le premier ; des passages des deux premiers Livres des Rois (ou de Samuel) pour le second :

I Rois, chap. 28 : pris de crainte à la vue de l’armée des Philistins et d’être abandonné de Dieu, Saül, premier roi d’Israël, consulte incognito une pythonisse, afin qu’elle fasse apparaître l’ombre de Samuel qui l’a installé sur le trône : le prophète lui prédit sa perte, celles de ses fils, et celle de sa couronne.

I Rois, chap. 31 : les Philistins battent les Israélites sur la montagne de Gelboé. Blessé, Saül tend son épée à son écuyer et lui ordonne de l’achever. Face à son refus, le roi se jette sur son arme et s’en transperce lui-même. Ses fils Jonathas, Abinadab et Melchisua meurent dans les combats.

II Rois, chap. 1 : David apprend la défaite des Israélites. Un Amalécite lui raconte les derniers moments de Saül, et reconnaît David comme son nouveau roi. David déplore la mort de Saül et les malheurs d’Israël, mais surtout pleure son ami Jonathas, tandis que sa suite célèbre le nouveau roi d’Israël.

Les auteurs des deux pièces n’ont gardé du récit biblique que les personnages principaux, afin de leur donner l’épaisseur dramatique nécessaire. Certains portent un nom différent de celui de la Bible (Seila, épouse de David et fille de Saül), ont reçu un nom (Doegus, écuyer de Saül) ou ont été inventés (Joadab/Joabel[2], un des chefs de l’armée des Philistins, jaloux de David). Saül compte sept personnages, David et Jonathas cinq. Quatre sont communs aux deux pièces : Saül, roi des Israélites ; David, gendre et ennemi de Saül, et réfugié auprès d’Achis ; Jonathas, fils aîné de Saül et ami de David ; Achis, roi des Philistins. L’épouse de David, Seila, n’apparaît que dans Saül, ce qui permet dans la tragédie en musique de recentrer l’action autour de la relation entre David et Jonathas. De même, Abinadab, figure du mal dans Saül, n’apparaît pas dans David et Jonathas ; mais l’on peut y voir son double dans le fourbe Joadab/Joabel, absent, lui, de la tragédie latine. L’écuyer de Saül, Doegus, apparaît dans David parmi les gardes du roi, mais reste muet. Quant au prologue, qui ouvre le spectacle[3] et est donc commun aux deux pièces, il fait intervenir, outre Saül qui en est le centre, deux personnages du récit biblique, la Pythonisse d’En-Dor et l’Ombre de Samuel, qui ne reparaîtront plus par la suite. Les groupes mentionnés dans le récit biblique forment la matière à des «Troupes de Guerriers et de Captifs, de Peuple[s] & de Pasteurs que David a délivrés», ainsi qu’à des «Chœurs de la suite de Saül, d’Achis, de David, de Jonathas & de Joadab [Joabel]».

Quelques années auparavant, Charpentier avait déjà traité ce même sujet dans Mors Saülis et Jonathæ (ca 1681-1682), une histoire sacrée (ou oratorio) en latin également commandée par les Jésuites de Paris pour leur programme d’édification et de catéchisme. Le sujet touche en effet plusieurs thèmes chers à la Compagnie. Le destin de Saül permet de mettre en garde quiconque désobéit à Dieu ou se détourne de lui, et d’encourager le repentir afin d’obtenir la miséricorde divine. À travers les sentiments de David pour Jonathas, victime expiatoire de son père, cette histoire édifiante est également une exaltation de l’amitié vertueuse et indéfectible, au-delà des valeurs de devoir et d’honneur.

De Saül à David et Jonathas

La représentation de Saül et David et Jonathas eut lieu le 28 février 1688, à «une heure après midi» («hora post meridiem prima»). De la tragédie latine du père Pierre Chemillard, seul le programme en latin, contenant le synopsis et le nom des interprètes, est conservé. Tous les rôles, y compris celui de Seila, l’épouse de David, étaient ainsi tenus par des garçons, tous élèves de seconde du collège et membres de la meilleure noblesse ou de l’élite bourgeoise[4]. Le livret de David et Jonathas quant à lui donne le texte chanté complet de la «tragédie en musique» ainsi que la liste des personnages, mais sans aucun nom d’interprètes, sur lesquels nous n’avons aucune information explicite. Que les mêmes jeunes acteurs qui jouaient dans la tragédie latine pussent chanter les rôles homonymes dans David et Jonathas est peu vraisemblable. Le défi eût été de taille pour ces jeunes gens non-professionnels, tant par l’ampleur et la durée du spectacle – au moins quatre heures – que par la difficulté de passer d’un langage à l’autre (déclamation/chant), dans une écriture virtuose.

On sait que pour leurs cérémonies religieuses, les jésuites faisaient très régulièrement appel à des chanteurs et instrumentistes extérieurs, et rémunéraient des musiciens réputés, venus notamment de la cour ou de l’Opéra. Ainsi, Charpentier a pu disposer d’un effectif de choix, chanteurs et instrumentistes, entièrement dédiés à la partie en musique du spectacle, laissant les élèves se concentrer sur la pièce latine. Pour les ballets en revanche, les chœurs et peut-être des petits rôles chantés, il est probable que l’on intégrât des élèves de l’institution, comme on le faisait dans les intermèdes.

À l’évidence, les deux pièces se jouaient en alternance, acte par acte, David et Jonathas venant comme en commentaire de Saül, à la manière des anciens intermèdes – qui eux-mêmes s’inspiraient des pratiques théâtrales des Anciens. Cette articulation se lit clairement dans le synopsis de la tragédie latine, qui fait plusieurs fois référence à l’action de David et Jonathas, et notamment aux grands développements choraux et chorégraphiques des fins d’actes. Le spectacle se déroulait donc ainsi : prologue de David / acte I de Saül / acte I de David / acte II de Saül / acte II de David, etc., le spectacle s’achevant par l’acte V de David. La reprise de l’ouverture à la fin du prologue et les danses qui concluent les actes I, II, III et IV de David servant à la fois d’intermèdes, de ballets et d’entractes, afin de ménager le passage d’une tragédie à l’autre, d’une langue à l’autre (latin/français), d’un langage à l’autre (déclamation/chant), mais aussi d’un lieu à l’autre. L’action des deux tragédies se déroule en effet dans deux endroits distincts : celle de Saül est située «sur la montagne de Gelboé», c’est-à-dire du côté des Israélites ; celle de David et Jonathas a lieu «proche des montagnes de Gelboé, entre le camp de Saül et celui des Philistins». On ignore tout du lieu précis de la représentation[5] et du dispositif scénique, mais nous savons qu’à l’âge classique, on continuait à utiliser des décors simultanés. Aussi peut-on imaginer le lieu de représentation divisé en deux espaces plus ou moins distincts, le glissement de l’une à l’autre tragédie se faisant de manière subtile.

David et Jonathas serait redonné en même lieu le mercredi 10 février 1706, «à deux heures précises de l’après-midi», probablement sans la tragédie latine d’origine[6]. Selon le livret, la «tragédie en musique» fut en effet redistribuée en un prologue et seulement trois actes, les anciens actes I et II donnant le nouvel acte I, les actes III et IV le nouvel acte II, l’acte V restant inchangé : l’alternance avec Saül ne pouvait donc plus fonctionner, du moins dans sa structure originelle. A-t-on également revu Saül ? Avait-on jugé le spectacle d’origine trop long ? A-t-on donné une autre pièce latine en alternance ? A-t-on voulu recentrer le spectacle sur la «tragédie en musique» ? Aucune source ne permet de répondre à ces questions.

Une «tragédie en musique» ?

Selon les livrets imprimés de 1688 et 1706 et la partition manuscrite, copiée par André Danican Philidor en 1690, David et Jonathas est bien une «tragédie en musique», ce qui rattache a priori l’œuvre au genre inventé par Lully en 1673 et emblématique du répertoire de l’Académie royale de musique. On peut être surpris par cette appellation, tant l’œuvre diffère, par sa nature, sa conduite, ses ingrédients même, du genre auquel elle est ainsi assimilée.

Si, pour les jésuites, pour qui la musique était un outil essentiel d’éducation et d’édification, il s’agissait de proposer un nouveau spectacle capable à la fois de plaire et d’instruire, les contemporains eurent quelques difficultés à définir l’œuvre par rapport au genre dominant dans le paysage musical parisien. Alors que le Mercure galant, dans sa relation de mars 1688, estime que «c’est avec raison qu’on a donné le nom d’Opera à cet Ouvrage», mettant David sur le même pied que Phaéton et Zéphire et Flore de Lully père et fils respectivement, le toujours piquant Le Cerf de La Viéville, dans sa Comparaison de la musique italienne et de la musique française (1705-1706) n’y vit ni une tragédie en musique, puisque dépourvu d’ingrédients fondamentaux comme des éléments «de galanterie» (qui devaient néanmoins rester honnêtes et «hors d’atteinte»), ni un opéra chrétien, puisque pâtissant d’un sujet «trop sec et trop dénué de sentiments de morale et de piété».

Dans sa composition, Charpentier a bien intégré et s’est approprié de nombreux éléments caractéristiques de l’opéra, et plus spécifiquement de la tragédie en musique. La structure même de l’œuvre, bien que discontinue, en un prologue et cinq actes, suit celle des tragédies en musique. L’œuvre comporte une ouverture «à la française» ; de grandes pages chorales ; quelques danses instrumentales et/ou chantées (dont l’ample chaconne terminant l’acte II, que le copiste a malheureusement laissée inachevée, et qu’il faut donc compléter dans le style du compositeur), certes bien moins nombreuses qu’à l’Opéra ; de grands airs accompagnés de l’orchestre (à 4 parties «à la française»). En revanche, quelques éléments caractéristiques sont absents, comme l’habituelle scène de sommeil, cataclysme ou magie – malgré tout présente dans l’invocation du prologue. Mais surtout, l’œuvre ne comporte que très peu de récitatif simple (voix et basse continue), véritable moteur de l’action dans la tragédie en musique lullyste ; du moins ces passages restent-ils toujours courts et transitoires. L’essentiel de l’action de David se déploie en de grands airs ou récitatifs accompagnés de l’orchestre, déroulant un tissu musical somptueux, d’une richesse inouïe, sans autre équivalent connu[7].

Par sa singularité et sa splendeur, David et Jonathas est donc un diamant unique dans le patrimoine musical du Grand Siècle. D’autres propositions d’insertion de la composante musicale dans des tragédies morales furent bien tentées dans ces mêmes années, notamment à la Maison royale Saint-Louis de Saint-Cyr, fondée en 1686 par Madame de Maintenon dans une optique assez comparable, adaptée aux jeunes filles, aux collèges jésuites. Les tragédies Esther (1689) et Athalie (1691) de Racine, Jonathas de Duché de Vancy (1700), toutes trois avec chants et intermèdes de Jean-Baptiste Moreau, proposent chacune une solution singulière de cet idéal de l’alliance du théâtre et de la musique, mais aucune ne peut prétendre et ne prétend être une «tragédie en musique», et aucune n’atteint la somptuosité musicale du David et Jonathas du père Bretonneau et Charpentier. Comme un retour et un accomplissement, il faudrait attendre Jephté de Michel Pignolet de Montéclair (1732), sur un livret de l’abbé Simon-Joseph Pellegrin, pour voir représenter une nouvelle et véritable tragédie en musique sur sujet biblique, cette fois-ci sur la scène «profane» de l’Académie royale de musique.

– Thomas Leconte
Centre de musique baroque de Versailles

 


[1] La quasi-totalité de ces intermèdes ou ballets a malheureusement disparu, et il ne nous en reste le plus souvent que les programmes donnant l’argument et parfois les noms des interprètes.

[2] Joadab dans le livret de David et Jonathas, Joabel dans la partition manuscrite.

[3] Ce que confirme une mention à la fin de l’argument de la tragédie latine : «Toti tragœdiæ præludet chorus musicus in quo exhibebitur Saül Pythonissam consulens» [«Le prologue de toute la tragédie se fera par un moment en musique où l’on verra Saül consultant la Pythonisse»].

[4] Jean-Baptiste Molé de Champlâtreux, de Paris (Saül) ; Jean-Dominique de Montmorency, de Bruxelles (Achis) ; François Colbert de Maulévrier, de Paris (Jonathas) ; Pierre de Tourmont, de Paris (Abinadab) ; Armand Le Noir, de Paris (Seila) ; Charles de Morangiès, de Montpellier (David) ; Claude de Condé, de Paris (Doegus).

[5] Le collège ne disposait pas de théâtre fixe. Les spectacles d’été étaient donnés dans la cour du collège, ceux d’hiver dans une des classes – deux lieux qui ne semblent guère compatibles avec un spectacle de l’ampleur de celui de février 1688. Peut-on imaginer qu’un autre lieu du collège, vaste et abrité, ait été investi ?

[6] D’autres reprises eurent lieu, aux collèges d’Harcourt (1715), d’Amiens et de La Flèche (1741).

[7] On regrette la perte de la musique de Celse martyr, composée un an avant David, mais sans doute pas aussi aboutie.

Argument

Argument[1]

Prologue. Il est rapporté dans la Sainte Écriture que Saül, voyant que le Ciel ne lui répondait point touchant le succès de la bataille qui se devait donner contre les Philistins, se déguisa et alla consulter une Pythonisse. Elle fit paraître Samuel, qui prédit à Saül sa mort, celle de ses enfants, et le couronnement de David, qu’il persécutait. La Pythonisse en voyant Samuel fut effrayée, le prenant pour un dieu ; et elle reconnut au même temps Saül. On suppose Saül chez la Pythonisse.

Sujet de la tragédie. Saül poursuivant David, perdit la bataille qu’il donna contre les Philistins. Jonathas fils de Saül et ami de David y fut tué. Saül se perça lui-même de son épée. La mort de Saül et celle de Jonathas firent avoir la couronne à David.

Au 1er Livre des Rois

La scène est proche des montagnes de Gelboé, entre le camp de Saül et celui des Philistins.

Acte I. David ayant vaincu les Amalécites est rappelé dans le camp des Philistins, d’où il avait été renvoyé par la jalousie des chefs de l’armée. Une troupe de Guerriers, de Captifs, et de Pasteurs qu’il a délivrés commencent par chanter ses louanges. Achis, auprès de qui il s’était auparavant retiré, va le recevoir hors du camp et lui apprend que là-même, il doit y avoir une conférence entre Saül et lui, pour délibérer ensemble si l’on fera la paix ou si l’on donnera la bataille.

Acte II. Le premier soin de David et de Jonathas est de demander à se voir durant la trêve. Joabel[2] jaloux de la gloire de David, et espérant de le faire périr plus aisément dans une bataille, s’efforce de lui persuader de combattre, mais en vain. Il forme le dessein d’accuser David auprès de Saül, de le vouloir tromper sous l’apparence d’une fausse paix. David et Jonathas commencent à goûter les douceurs de la paix qui leur est promise, et qui les rejoint tous deux.

Acte III. Saül, soupçonnant tout de David et cherchant toujours l’occasion de le perdre, ajoute aisément foi à l’accusation de Joabel. Il demande pour condition de la paix qu’on lui livre David. Achis, sûr de son innocence et son protecteur, le refuse. Cependant David paraît devant Saül avec Jonathas. Saül lui reproche sa trahison ; David étonné et voyant que sa présence irrite Saül, se retire. Saül le poursuit, et Joabel se réjouit de l’heureux succès de son accusation.

Acte IV. Saül, d’autant plus animé contre David qu’il le voit plus soutenu par le roi des Philistins, et prenant de là-même nouveaux soupçons, se déclare enfin pour la bataille. Achis y est fortement porté de son côté, apprenant le tumulte qu’il y a dans son armée qui, animée par les intrigues de Joabel, demande à combattre. David, se retirant dans le camp des Philistins, rencontre Jonathas. Il lui déclare que bien loin de combattre contre Saül, il ne pensera qu’à sauver son prince et son ami.

Acte V. La bataille se donne, et Saül la perd. Il trouve Jonathas, blessé à mort. Désespéré, il court chercher David. Cependant David paraît de son côté, cherchant Jonathas. Jonathas meurt dans les bras de son ami. Saül, prêt à tomber entre les mains des Philistins, se perce de son épée. Alors que ses gardes l’emportent, Achis paraît triomphant, et apprend à David que les Israélites l’ont élu roi. David se retire confus et percé de douleur.

 


[1] Adapté de l’argument donné dans le livret de la représentation du 28 février 1688 (Paris, Veuve de Claude Triboust et Pierre Esclassan, 1688). L’orthographe et la ponctuation ont été modernisées.

[2] Joadab dans le livret original de 1688 et celui de la reprise de 1706 ; Joabel dans la partition de Charpentier.