Notes de progrmme

Emanuel Ax

Dim. 15 mai 2022

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Programme détaillé

Frédéric Chopin (1810-1849)
Deux Nocturnes op. 55

– Nocturne en fa mineur, op. 55 n° 1 : Andante
– Nocturne en mi bémol majeur, op. 55 n° 2 : Lento sostenuto

[12 min ]

Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur, op. 61

[14 min ]

Trois Mazurkas op. 56

– Mazurka en si majeur, op. 56 n° 1 : Allegro non tanto
– Mazurka en do majeur, op. 56 n° 2 : Vivace
– Mazurka en do mineur, op. 56 n° 3 : Moderato

[12 min ]

Barcarolle en fa dièse majeur, op. 60

[9 min ]

Nocturne EN MI MAJEUR, op. 62 N° 2

[6 min ]

Scherzo n° 4, en mi majeur, op. 54

[12 min ]

 

--- Entracte ---

Berceuse en ré bémol majeur, op. 57

[5 min]

Impromptu n° 3, en sol bémol majeur, op. 51

[5 min]

Sonate pour piano n° 3, en si mineur, op. 58

I. Allegro maestoso
II. Scherzo : Molto vivace
III. Largo
IV. Finale : Presto non tanto

[30 min]

 

En partenariat avec les Grands Interprètes.

Distribution

Emanuel Ax piano

Introduction

«De naissance un Varsovien, de cœur un Polonais, de talent un citoyen du monde»
(Cyprian Kamil Norwid, 1849)

Avec la dissolution d’un style d’époque fédérateur à la fin du XVIIIe siècle, l’éventail des possibilités formelles allouées aux pièces de piano augmente. L’on assiste ainsi à la montée en puissance de deux tendances parallèles : celle de la «grande» sonate romantique, d’une durée et d’un poids jusqu’ici inusités, et qui, logiquement, se raréfie en nombre (trois seulement chez Chopin) ; et celle des formes «inventées», morceaux plus ou moins longs dans lesquels le modèle de la sonate se fait fuyant, mâtiné de fantaisie, ou absent, au profit d’autres conceptions architecturales ou expressives. De cette inclination, Chopin fut un représentant de tout premier ordre, imprimant aux genres qu’il emprunta à ses prédécesseurs une marque indélébile – à tel point que pour certains, il nous semble que c’est avec lui qu’ils sont véritablement nés. Emanuel Ax en donne un aperçu qui ne prétend pas à l’exhaustivité (on n’entendra ni études, ni préludes, ni ballades) mais illustre bien l’immense richesse de ce répertoire qui valut à Chopin une place toute particulière dans l’histoire de la musique.

Dans cet ensemble de morceaux divers, d’aucuns lui furent l’occasion d’exprimer un idiome plutôt international, marqué d’une certaine élégance française, d’autres penchent très clairement vers une expression polonaise. Ces deux tendances sont le reflet de la dualité géographique qui traversa sa vie, passée pour sa première moitié dans son pays natal et pour la seconde dans son pays d’adoption – sans que cette dualité, on le verra, ne se répercute sur la chronologie de ses œuvres. Le programme d’Emanuel Ax, qui se concentre sur la première moitié des années 1840 (qui représente le pan «tardif» de l’œuvre chopinienne), aborde en effet à ces deux rivages. Chopin avait alors une trentaine d’années et partageait sa vie avec George Sand ; un certain nombre des œuvres jouées dans ce concert furent écrites chez l’écrivaine à Nohant, où le compositeur passait alors ses étés.

Nocturnes

Deux Nocturnes op. 55
Composition :
1842-1844.

Nocturne op. 62 n° 2
Composition :
1846.
 

C’est à Chopin, indubitablement, que l’on associe le nocturne, même s’il en reprit l’appellation au compositeur irlandais John Field. L’esthétique s’en trouve transformée par le simple jeu d’une inventivité qu’il faut bien qualifier d’inégalée, et parmi la vingtaine d’œuvres qui se voient attribuer le vocable entre 1830 et 1849 se trouvent de véritables joyaux, aux côtés de pièces un peu moins originales, peut-être. Les deux morceaux qui forment l’Opus 55, ainsi, sont assez différents l’un de l’autre. Le premier, qui fait les délices des pianistes amateurs heureux de pouvoir se frotter à quelque nocturne chopinien, se souvient de certaines pièces des cahiers précédents, et semble reprendre inlassablement les quelques notes sur lesquelles il s’ouvre, infléchissant un temps seulement son atmosphère mélancolique. Le second ouvre au contraire aux dernières pièces dans son expressivité en retrait, tandis qu’il explore une architecture inédite dans le corpus des nocturnes, renonçant à l’habituelle partie centrale contrastante au profit d’un discours sans heurts qui, sans l’être le moins du monde, prend des airs d’improvisation continue.

Quant aux Nocturnes op. 62, ce sont les derniers consacrés au genre par le compositeur. Voici Chopin dans la splendeur voilée de sa manière finale, que Camille Bourniquel décrit comme un «sfumato* en teintes claires avec prédominance des tons majeurs». Un temps regardés de haut, considérés comme les œuvres d’un homme épuisé et malade, ces deux nocturnes sont maintenant estimés à leur juste valeur. Tantôt fiévreux tantôt en demi-teinte, d’un raffinement harmonique consommé, le Nocturne op. 62 n° 2 est l’«un des sommets de l’ensemble du corpus des nocturnes ; une sorte d’aboutissement en réalité, symboliquement conclu par quelques mesures qu’on ne peut s’empêcher d’entendre comme un adieu au monde» (Michel Rusquet).

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* Le sfumato, défini par Diderot comme une «manière de noyer les contours dans une vapeur légère», est une technique picturale qui donne au sujet des contours imprécis au moyen de glacis d’une texture lisse et transparente.

Polonaise-Fantaisie

Composition : 1845-1846.

La polonaise n’est bien sûr pas une création de Chopin ; au contraire, elle est à la mode dans son pays natal (comme son nom l’indique…), où elle pullule. Le compositeur sacrifie un temps à son langage traditionnel puis, fidèle à lui-même, en propose sa propre version, plus volontiers tragique, reflétant les souffrances de ses compatriotes. À cet ensemble, il ajoute en 1845-1846 une dernière pierre qui surplombe toutes les autres par sa richesse, son équilibre, sa majesté : la Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur op. 61. «Polonaise, assurément ; et même on pourrait dire qu’elle contient toutes les polonaises, et qu’elle exalte tour à tour, en les voilant de la mélancolie du souvenir, chacun des sentiments contradictoires qui les ont animées. Mais fantaisie avant toute chose, et la plus libre que Chopin ait jamais écrite», s’enthousiasme à raison Guy Sacre. L’on a définitivement quitté les rivages de la danse, traditionnellement construite en rondeau (avec un refrain complété d’épisodes secondaires), pour un «poème-fantaisie» (Tadeusz A. Zieliński) à l’architecture aussi libre que raffinée.

Trois Mazurkas op. 56

Composition : 1843-1844.

«Je dois tirer des mazurkas de ce cœur déchiré.»
(Lettre à George Sand, 1847)

Presque soixante pièces : c’est le nombre de mazurkas composées par Chopin – ce qui en fait, en nombre, le genre le plus exploré par le compositeur, toute sa vie durant (depuis 1825, alors qu’il est adolescent, jusqu’à 1849, année de sa mort). Avec les Polonaises, elles font partie de ses œuvres les plus enracinées dans le sol natal qu’il quitta définitivement en 1830. Nourries de l’esprit de la danse et de la musique populaires, elles montrent l’inventivité et la liberté du compositeur à leur plus haut, dessinant une collection d’une infinie variété de couleurs unifiée par les trois temps de leur mesure et leur parfum de folklore qui ne recourt jamais à l’emprunt. Certaines sont légères et joueuses, d’autres pleines de verve, d’autres encore tout infusées de zal, ce sentiment nostalgique, dont Liszt allait jusqu’à dire qu’il «color[ait] toujours d’un reflet tantôt argenté, tantôt ardent, tout le faisceau des ouvrages de Chopin». Elles se libèrent à l’occasion des chemins habituels de la grammaire musicale savante pour explorer la répétition, la brièveté et les tournures harmoniques inhabituelles, notamment modales.

Barcarolle

Composition : 1845-1846.

Barcarolle : c’est la seule chez Chopin, mais quel chef-d’œuvre ! Le chant du gondolier à 6/8 se voit transfiguré de sonorités inouïes et d’harmonies novatrices truffées de notes ajoutées, inspirant à Ravel ce commentaire émerveillé : «Ce thème en tierces, souple et délicat, est constamment vêtu d’harmonies éblouissantes. La ligne mélodique est continue. Un moment, une mélopée s’échappe, reste suspendue et retombe mollement, attirée par des accords magnifiques. L’intensité augmente. Un nouveau thème éclate, d’un lyrisme magnifique, tout italien. Tout s’apaise. Du grave s’élève un trait rapide, frissonnant, qui plane sur des harmonies précieuses et tendres. On songe à une mystérieuse apothéose.»

Quatrième Scherzo

Composition : 1842.

«Dans les salons, je semble calme, mais, rentré chez moi, je fulmine sur le piano.»
(Chopin à son ami Jan Matuszyński)

Le scherzo chopinien est à des années-lumière de ce que signifie ce mot en italien : une plaisanterie, pensez-vous ! Mendelssohn était encore tributaire de cette esthétique, lui qui aimait sa légèreté, son apparent badinage. Chopin, en extrayant le scherzo de son milieu naturel, qui est celui de la sonate en quatre mouvements où il joue le rôle de pièce interne rapide, lui donne un sérieux qu’on lui avait rarement vu. Conservant sa vitesse, sa mesure à 3/4 et son trio central, il devient un morceau à part entière ; Brahms ou Dukas, pour ne citer qu’eux, poursuivront dans cette voie. Le compositeur n’y abandonne aucunement la sensibilité et la finesse qui sont les siennes et qui règnent dans nombre de Nocturnes ou de Préludes ; mais elles se mêlent à des déferlements qui prennent le clavier à bras-le-corps : accords puissants, cascades rageuses, courts motifs répétés, le tout noté agitato, con fuoco, presto, etc. Dans cette collection, le Quatrième Scherzo est indubitablement à part. «Les autres scherzos étaient sombres, farouches, emportés […]. Le Quatrième scherzo, réconcilié, est tout nimbé de lumière […]. Ils étaient péremptoires ; lui n’affirme rien ; il suggère tout, et davantage», note à son propos Guy Sacre. Et il conclut très justement : «Écriture d’une perfection suprême, qui renchérit encore sur un art qu’on pouvait croire parvenu à son sommet.» Tout est dit.

Berceuse

Composition : 1843.

Cousine des nocturnes, comme son nom l’indique, la Berceuse op. 57 est tout entière en demi-teinte, hypnotisant l’auditeur au fil de ses variations par ses irisations, sa main droite perlée et ses harmonies enchanteresses : un vrai chef-d’œuvre de délicatesse.

Impromptu n° 3

Composition : 1842.

Cette fois, il y a un précédent de taille dans le genre de l’impromptu : non pas le Tchèque Jan Václav Voříšek, qui fut le premier à utiliser l’appellation, mais Schubert – bien que ce soit en réalité à son éditeur l’on doive le titre des D 899 et D 935. Quoi qu’il en soit, c’est avec le Viennois que ces formes brèves et autonomes se libèrent de l’esthétique de la piécette de salon pour atteindre à l’ampleur de vues. Si ce n’est pas forcément encore le cas du Premier Impromptu de Chopin, le même basculement s’opère dans les suivants, et en particulier dans le Troisième, dernier à recourir à cette appellation. Traversé d’un souffle continu (Gide s’émerveille ainsi de «l’insensible, l’imperceptible glissement d’une proposition mélodique à une autre, qui laisse ou donne à nombre de ses compositions l’apparence fluide des rivières»), celui-ci s’épanouit en un chant profondément inspiré.

Troisième Sonate

Composition : 1844.

La Troisième Sonate est moins étrange que la Deuxième, qui déjouait par bien des traits les horizons d’attente associés au genre, mais pas moins réussie. De la précédente, elle conserve nombre de caractéristiques formelles, comme son architecture quadripartite où le scherzo précède le mouvement lent ou sa réexposition qui saute le premier thème pour aborder immédiatement au second. Mais le ton n’est plus vraiment le même : ici, c’est l’enthousiasme qui prévaut. Soit, sa tonalité générale est à nouveau mineure : si, cette fois. Mais l’on a quitté le monde des bémols pour celui des dièses ; et les mouvements centraux s’échappent vers si majeur et le très lointain mi bémol majeur, atteint par chromatisme et enharmonie. Pourtant, les circonstances de la composition ne sont pas particulièrement heureuses, puisque le cycle fécond des étés à Nohant touche à sa fin avec la détérioration des relations entre George Sand et Chopin, et que la santé de ce dernier, très fragile depuis toujours, empire de jour en jour en cette année 1844. Ce sera la dernière œuvre de grandes dimensions du compositeur, du moins pour le piano seul, puisqu’une quatrième sonate, pour violoncelle et piano cette fois, verra le jour en 1846.

Majestueux (maestoso), le premier mouvement l’est assurément, avec son décidé arpège descendant et ses accords étoffés. La texture se fait ici plus volontiers polyphonique, en une réinterprétation romantique des contrepoints d’un Bach, l’un des auteurs préférés du Polonais. Le début du développement est symptomatique de cette esthétique du dernier Chopin ; la fin de l’exposition, qui varie avec une vraie gourmandise harmonique le beau second thème aux inflexions belliniennes, aussi. Le joyeux scherzo qui suit joue du contraste entre la guirlande pressée de main droite qui court leggiero sur trois octaves et demie et les accords de la partie centrale. Le Largo est une réussite : quelques accords sévères et hiératiques ouvrent sur une douce cantilène faussement naïve, portée par un ostinato rythmique de basse bien trouvé ; un sostenuto absolument enchanteur est l’occasion de soigner la couleur instrumentale, par l’intrication des mélodies et la douceur de l’attaque, et harmonique, par les chatoyances des enchaînements. Certaines pages debussystes sembleront en porter le souvenir… Quant au finale, il n’a rien de commun avec la course blafarde qui achevait la sonate précédente : épanoui, généreux, il profite des répétitions de son refrain pour gagner en énergie, passant dans son accompagnement des triolets aux quartolets puis aux doubles-croches, avant une coda qui, selon les mots de Guy Sacre, «nous jette sa poudre d’or et ses flammèches».

– Angèle Leroy

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