Notes de programme

L’Empereur

jeu. 20 fév. | ven. 21 fév. 2025

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Programme détaillé

Grégoire Rolland (né en 1989)
Omoï

(Version pour orchestre)

[7 min]

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour piano n° 5, en mi bémol majeur, op. 73, «Empereur»

I. Allegro
II. Adagio un poco mosso
III. Rondo allegro

[40 min]

 

--- Entracte ---

ROBERT SCHUMANN (1810-1856)
SYMPHONIE N° 3, EN mi bémol majeur, OP. 97, «RHÉNANE»

I. Lebhaft [Animé]
II. Scherzo : Sehr mäßig [Très mesuré]
III. Nicht schnell [Pas vite]
IV. Feierlich [Solennel]
V. Lebhaft [Animé]

[35 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider 
direction
Yefim Bronfman piano

Introduction

«Depuis le 4 mai, écrit Beethoven en juillet 1809, je n’ai rien créé de véritablement cohérent, sinon un fragment par-ci par-là. Tous ces événements ont affecté mon corps et mon âme.» Ce 4 mai 1809, les troupes françaises sont entrées dans Vienne. Bonaparte, que Beethoven avait tant admiré avant de le haïr lorsqu’il s’était auto-couronné, menaçait la capitale des Habsbourg. La réponse ? Ce concerto dont le manuscrit porte des exhortations guerrières, mais dont le champ de lutte est surtout la musique : Beethoven y rompt d’une manière époustouflante avec les codes du genre, impérial dans son énergie autant que dans son geste créateur. Pour se mesurer à un tel monument, Nikolaj Szeps-Znaider fait appel à l’un de ses partenaires les plus fidèles, Yefim Bronfman, à l’endroit duquel il ne cache pas son admiration. Hommage aux victimes de la catastrophe japonaise de 2011, Omoï adopte un ton bien différent. Grégoire Rolland, compositeur en résidence de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon, en fait une déploration douloureuse et sublime, dont Mélodie Michel joue la version pour orgue lors du Petit Concert d’orgue du vendredi 21 février. Traduisant la majesté du Rhin autant que le mystère des légendes nées à ses abords ou les vives couleurs projetées à travers les vitraux de la cathédrale de Cologne, la Symphonie «Rhénane» de Schumann (1850) conclut ce concert avec flamboyance.

Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon

Rolland, Omoï

Omoï a été écrit en hommage aux victimes de la catastrophe japonaise du 11 mars 2011. 

La pièce est à l’origine pour orgue seul. J’ai souhaité l’orchestrer car la relation entre l’orgue et l’orchestre est de plus en plus centrale dans mon univers de compositeur. 

Omoï (qui signifie «mémoire, souvenir» en japonais) est basé sur un chant traditionnel japonais, très connu au Japon, qui s’intitule Furusato. Ce chant exprime le souvenir du village natal, et de toute la vie que nous laissons derrière nous lorsque nous décidons de partir. Il émet aussi cette idée que notre rêve est entièrement réalisé le jour où l’on revient dans son village. Enfin, il y a dans ce chant une réelle importance quant au fait de ne pas perdre le souvenir de ceux que l’on a connu, de ne pas oublier ses racines. 

J’ai utilisé la première phrase du chant en la découpant et en la modifiant en plusieurs motifs, toujours basé sur les mêmes intervalles (secondes, tierces). Ces intervalles nous offrent alors des harmonies diatoniques, généralement consonantes. La suspension que l’on peut ressentir, par la répétition des différents éléments constitutifs de cette œuvre, se justifie évidemment par la notion de «souvenir»: cette vision d’un individu plongé dans sa mémoire, ignorant le temps qui passe, et étant dans sa propre temporalité.

– Grégoire Rolland

Beethoven, Concerto pour piano n° 5, «Empereur»

Composition : 1809.
Dédicace : à l’archiduc Rodolphe.
Création : Leipzig, Gewandhaus, le 28 novembre 1811, par Friedrich Schneider et l’Orchestre du Gewandhaus placé sous la direction de Johann Philipp Christian Schulz.
Première édition : Londres, 1810, Clementi.

En mai 1809, Napoléon et la Grande Armée entrent dans Vienne. L’empereur s’installe au palais de Schönbrunn et, tout au long de l’été, la capitale autrichienne résonne des coups de mortier. Beethoven supporte mal ce climat oppressant et les agressions permanentes que subit son audition, déjà vacillante. «Depuis le 4 mai, relate-t-il à son éditeur Breitkopf & Härtel le 26 juillet, je n’ai rien créé de véritablement cohérent, sinon un fragment par-ci par-là. Tous ces événements ont affecté mon corps et mon âme […] – Dieu sait comment cela va finir […] – Quelle destruction, quelle sauvagerie autour de moi,  rien que tambours canons misère humaine sous toutes leurs formes.» Les esquisses du premier mouvement du concerto portent les traces de cette ambiance de guerre, sous la forme d’annotations en marge : «Auf die Schlacht Jubelgesang – Angriff – Sieg» [Au combat, chant de louange – Assaut – Victoire].

Beethoven ne tenait déjà pas Napoléon en haute estime. Il avait été un fervent admirateur de Bonaparte, auquel il voulut dédier sa troisième symphonie, en 1803 ; mais le sacre impérial anéantit ses illusions et, de rage, il transforma sa «Grande Symphonie intitulée Bonaparte» en une «Symphonie héroïque pour célébrer la mémoire d’un grand homme». Pourtant, le hasard de l’histoire associa le Cinquième Concerto au souverain honni. On ignore comment le surnom de L’Empereur échut à la partition. Un récit apocryphe rapporte toutefois qu’un officier français, conquis par sa majesté et sa fougue, se serait écrié à la première audition : «C’est l’Empereur !» Le Cinquième Concerto fut en fait dédié, comme les trois précédents, au mécène le plus fidèle de Beethoven, l’archiduc Rodolphe.

Trois ans après le Quatrième Concerto, sombre et introspectif, le Cinquième affiche il est vrai une assurance et un éclat sans faille. La tonalité de mi bémol, qui favorise le jeu des cuivres, est fréquemment associée à un caractère héroïque ; c’est d’ailleurs celle de la Sinfonia eroica, dont L’Empereur constitue le pendant : un éloge du Premier Consul, que Beethoven imagine encore en héraut de la Liberté ; et, six ans plus tard, l’œuvre qui referme le chapitre napoléonien sur les rêves définitivement brisés.

Une ambition et une majesté impériales

Toutefois, quelles que soient les circonstances politiques de la composition, L’Empereur est d’abord – comme toujours chez Beethoven – une réflexion d’essence musicale : comment renouveler, une fois de plus, un genre auquel il a donné déjà quatre magnifiques opus ? Jusque-là, Beethoven avait composé ses concertos pour piano à son propre usage ; c’est avec le Premier que cet Allemand de naissance s’était imposé pour la première fois, en 1795, devant le public viennois. Mais désormais, la surdité lui interdit la scène ;  c’est Friedrich Schneider qui assurera la première audition, le 28 novembre 1811, à Leipzig.  En cette même année 1809 où il compose l’essentiel de L’Empereur, Beethoven prépare également l’édition des quatre premiers concertos afin que ses élèves puissent s’en emparer. Il entend couronner la série par un chef-d’œuvre plus élevé encore et, de fait, L’Empereur s’impose par son ambition et sa majesté qui, à elles seules, justifient son surnom impérial. Par sa densité, sa cohérence, ses dimensions, le concerto s’inscrit bien dans les pas de l’Eroica, première symphonie beethovénienne à offrir une réflexion aussi avancée sur la forme.

Ces qualités trouvent leur pleine expression dans le premier mouvement, vaste forme sonate bithématique, qui occupe à lui seul la moitié de la durée totale de l’œuvre.

Alors que l’héritage de Mozart et Haydn préconise de présenter les thèmes à l’orchestre avant de les confier au soliste, Beethoven choisit ici une autre voie. Déjà, dans le Quatrième Concerto, il avait ouvert le premier mouvement par une phrase lyrique du piano, avant l’exposition des thèmes par l’orchestre. Dès les esquisses de L’Empereur, il s’interroge sur une entrée en matière originale. Il opte pour trois grands accords orchestraux, dont chacun engendre une efflorescence pianistique à l’allure improvisée (où il glisse des allusions subliminales au matériau thématique à venir). Les choses reprennent ensuite leur cours «normal», avec l’exposition successive, par l’orchestre, des deux thèmes principaux : le premier, brillant et guerrier, en mi bémol majeur ; le second, plus insaisissable, chahuté par des contretemps, dans le mode mineur.

Cette exposition orchestrale est d’une longueur inusitée et, lorsque le piano reprend la parole, il semble fondu dans un ensemble plus que véritablement soliste. Aussi inventif et diversifié qu’il soit, le langage pianistique n’a rien d’une démonstration de virtuosité. Passage sans accompagnement où le soliste, avant la coda, fait montre de sa virtuosité, la cadence est traditionnellement laissée à l’imagination improvisatrice de l’interprète ; elle laisse place ici à une brève phrase entièrement écrite, dans l’esprit des efflorescences du début. Tout se passe comme si Beethoven, sachant qu’il ne jouerait jamais ce concerto, y privilégiait le caractère symphonique : proéminence de l’orchestre, richesse des éclairages harmoniques et du travail sur les thèmes (notamment dans le long développement central).

Dans l’Adagio un poco mosso, Beethoven s’élève jusqu’à des hauteurs éthérées, comme pour s’extraire du chaos ambiant. Les cordes énoncent un choral recueilli, puis soliste et orchestre fusionnent dans une série de sublimes variations. Alors que le mouvement s’évanouit dans le silence, Beethoven nous ramène sur terre avec une chute inattendue d’un demi-ton : de si, tonique du mouvement lent, à si bémol, qui se révèle être la dominante d’une nouvelle idée thématique. Soudain, ce nouveau thème éclate à pleine puissance, et dans son véritable tempo : nous voilà entrés dans le finale, où il se révèle être une robuste danse allemande. S’ensuit un vigoureux jeu d’échanges entre soliste et orchestre, dans une nouvelle forme sonate : jusqu’au bout, Beethoven impose sa maîtrise, préférant cette forme exigeante à la relative facilité d’un rondo. La coda nous réserve une dernière surprise : l’orchestre se tait soudain, et le soliste reste en tête à tête avec les timbales dans un long diminuendo, avant l’éruption finale.

– Claire Delamarche

Schumann, Symphonie n° 3, «Rhénane»

Composition : 1850.
Création : Düsseldorf, Allgemeiner Musikverein, 6 février 1851, par l’Orchestre de Düsseldorf sous la direction de l’auteur.

Le 2 septembre 1850, Schumann et son épouse Clara arrivent de Dresde à Düsseldorf, où Schumann succède à son ami Ferdinand Hiller comme directeur de la musique municipal. Il se réjouit d’obtenir enfin un poste à la tête d’un orchestre et d’un chœur, et l’accueil qu’on lui réserve, ainsi qu’à Clara, achève de le mettre dans un état d’euphorie. Le 29 septembre, les époux Schumann remontent en bateau le «fleuve sacré», comme Heinrich Heine le décrivait dans son poème Im Rhein, im heiligen Strome, mis en musique dix ans plus tôt par Schumann dans un lied de Dichterliebe [Les Amours du poète]. Robert et Clara accostent notamment à Cologne. Ils peuvent ainsi admirer la colossale cathédrale gothique, dont les travaux d’achèvement ont repris huit ans plus tôt après trois siècles d’interruption.

Quelques semaines plus tard, du 7 novembre au 9 décembre, Schumann compose la Troisième Symphonie. Le sous-titre de «Rheinische» [«Rhénane»] n’est pas de son fait ; mais plusieurs détails le justifient, en particulier deux indications portées sur le manuscrit autographe et abandonnées par la suite : le titre du deuxième mouvement, «Matin sur le Rhin», et l’indication en tête du quatrième, «Dans le caractère de l’accompagnement d’une cérémonie solennelle». Une manière d’être en cohérence avec ce qu’il professait dès 1842 : «C’est toujours mauvais signe pour un morceau de musique qu’il nécessite un titre ; c’est qu’il n’a pas jailli d’une profondeur intérieure, mais est seulement le fruit d’un stimulus externe.» Schumann rejoint ainsi le raisonnement de Beethoven, qui déclarait à propos de sa Symphonie «Pastorale» : «On laisse à l’auditeur le soin de découvrir la situation par ses propres moyens» et c’est une «expression des sentiments plutôt qu’une peinture».

Mais si la «Rhénane» avoue une filiation beethovénienne, c’est plutôt avec la Troisième Symphonie«Eroica», dont elle adopte la tonalité «héroïque» de mi bémol majeur, en plus de l’ampleur et de la majesté. L’«Eroica» se voulait hommage au consul Bonaparte, et Beethoven en avait rayé la dédicace quand le Corse s’était fait couronner empereur. En 1850, juste après le Printemps des peuples (les révolutions nationales qui embrasèrent l’Europe en 1848-1849, réprimées dans le sang), la «Rhénane» est la première symphonie de Schumann publiée sans dédicace à un souverain. Cela correspond surtout à des convictions profondes ; mais, de toute manière, Schumann, fort de son poste à Düsseldorf, n’avait plus besoin de tels soutiens.

Schumann dirigera lui-même la création de la symphonie, avec succès, le 6 février 1851. Mais ce que le Rhin lui a donné, le Rhin va bientôt le reprendre. Schumann est un piètre chef, et les relations se tendent rapidement avec l’orchestre. Ses troubles nerveux sont de plus en plus invalidants et, le 27 février 1854, il sort de chez lui en pantoufles, en pleine nuit, et se jette dans le fleuve. Sauvé par des pêcheurs, il est bientôt interné à l’asile d’aliénés d’Endenich, où il décédera deux ans plus tard.

La partition pas à pas

En cinq mouvements au lieu des quatre habituels, la «Rhénane» est aussi la seule symphonie de Schumann à entrer directement dans le vif du sujet, sans introduction lente. C’est celle dont l’orchestration est le plus massive. Les cordes sont souvent doublées par les bois, et, lorsque ces derniers ont le thème, ils semblent souvent noyés sous la masse des cordes. Il faut pour comprendre cet état de fait se reporter à ce qu’était alors l’orchestre de Düsseldorf : une formation avec un nombre de cordes réduits, et certainement pas de premier rang. Aussi le compositeur éprouva-t-il le besoin de les renforcer par ces doublures. Le choix fait aujourd’hui par de nombreux chefs, tel Nikolaj Szeps-Znaider, de retourner à des effectifs plus légers permet de rétablir les équilibres.

Le premier mouvement, «Lebhaft» [«Animé»] en mi bémol majeur, est tout entier dominé par un thème exubérant, à l’élan irrépressible – l’un des plus impériaux jamais imaginés par Schumann. Plus lyrique, le second thème n’est qu’une courte parenthèse dans ce jet d’énergie continu. La forme sonate qui gouverne le mouvement reste néanmoins l’une des plus pures qu’ait écrites le compositeur, ce qui renforce son caractère de monumentalité. 

Le scherzo, en ut majeur, n’a rien du caractère vigoureux qu’a habituellement un tel morceau. Il s’agit plutôt d’un aimable ländler, une danse rustique dont violoncelles, altos et bassons présentent le thème principal. Ce thème est ensuite travesti en traits légers qui s’élèvent et éclatent comme des bulles. Résonne alors un trio central qui s’apparente bien, par le caractère, à ce que l’on attend d’un tel passage : un thème paisible de vents (clarinettes, bassons, cors et trompettes) au caractère sylvestre. Mais Schumann brouille les cartes en laissant s’échapper des éléments d’une section dans la suivante. La dernière section, reprise de la première, est gorgée de toute cette vie accumulée. Le soleil saluant le matin sur le Rhin est, à présent, resplendissant.

Un délicieux intermezzo en la bémol majeur survient à la place du mouvement lent attendu, avec pour seule mention : «Nicht schnell» [«Sans hâte»]. Le lyrisme des bois, le solo de violoncelle le rapprochent d’une chanson sans paroles.

Vient ensuite le véritable mouvement lent, initulé «Feierlich» [«Solennel»]. En mi bémol mineur, il constitue le cœur émotionnel de la symphonie. Son thème principal progresse par une succession de quartes ascendantes (intervalle déjà mis en valeur dans de nombreux motifs des mouvements précédents). L’apparition des trombones, absents jusqu’alors, le contrepoint dense, les fanfares grandioses rendent hommage à la cathédrale de Cologne et aux taches de lumière colorées que les vitraux projettent sur ses murs austères. La cérémonie en grande pompe mentionnée dans le sous-titre abandonné serait celle à laquelle les époux Schumann assistèrent lors de leur troisième visite, le 12 novembre : l’archevêque de Cologne fut ce jour créé cardinal. Le thème est élaboré dans une polyphonie de plus en plus complexe et tendue ; dans un avatar deux fois plus rapide qui se présente bientôt, il rappelle les «bulles» ascendantes du scherzo. Toute la musique est aspirée vers le haut, comme les tours immenses de la cathédrale (dont la seconde, côté nord, était alors en pleine érection).

La coda en amples accords de ce mouvement constitue le portail au travers duquel s’élance le finale, en mi bémol majeur. On retourne aux lumières vives de l’extérieur, avec un rythme vigoureux et des accents marqués. Le développement central fait réapparaître l’avatar rapide du thème de la cathédrale (celui ressemblant aux «bulles») ; mais il est pris désormais dans un joyeux kaléidoscope aux accents rustiques, et apparaît comme une image lointaine. Le thème original de la cathédrale réapparaît en majeur dans la coda, dernière vue éblouissante de l’édifice dans le tourbillon final.

– C. D.