Notes de programme

EROICA

Sam. 28 sept. 2024

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Programme détaillé

Edvard Grieg (1843-1907)
Quatuor à cordes n° 2, en fa majeur (inachevé)

Arrangement de Thomas Zehetmair

I. Sostenuto – Allegro vivace e grazioso
II. Allegro scherzando

[17 min]

Robert Schumann (1810-1856)
Concerto pour piano en la mineur, op. 54

Concerto pour piano et orchestre en la mineur, op. 54
I. Allegro affettuoso
II. Intermezzo : Andante grazioso
III. Finale : Allegro vivace

[30 min]

 

--- Entracte ---

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Symphonie n° 3, en mi bémol majeur, op. 55, «Sinfonia eroica

I. Allegro con brio
II. Marcia funebre : Adagio assai
III. Scherzo : Allegro vivace – Alla breve – Tempo primo
IV. Finale : Allegro molto – Poco Andante – Presto

[47 min]

Distribution

Orchestre national Auvergne-Rhône-Alpes
Thomas Zehetmair 
direction
François Dumont piano

Introduction

La Sinfonia eroica (1804) est l’histoire d’une admiration déçue. Épris des idéaux révolutionnaires, Beethoven voulait l‘intituler Bonaparte. Mais l’auto-sacre de Napoléon le mit dans une colère noire : «Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire, et rien de plus ! Désormais, il foulera au pied les droits de l’homme et ne vivra que pour sa propre vanité ; il se placera au-dessus de tout le monde pour devenir un tyran !» La symphonie fut débaptisée mais conserva sa superbe, formant l’une des partitions les plus monumentales du répertoire orchestral. Cet éclat contraste avec la grâce légère du Second Quatuor de Grieg, que le compositeur norvégien commença en 1892 mais abandonna après deux mouvements et qui le hanta jusqu’à ses derniers jours sans qu’il réussisse à le terminer : «Ce maudit quatuor à cordes qui est constamment là, comme un vieux fromage norvégien», écrivit-il en 1895. Cette partition prépare au lyrisme fervent du Concerto pour piano de Schumann (1841), déclaration d’amour de Robert à sa bien-aimée Clara. Ce chef-d’œuvre du romantisme marque les retrouvailles de l’Auditorium avec François Dumont, qui y a joué et enregistré les deux concertos de Ravel avec l’Orchestre national de Lyon et Leonard Slatkin (Naxos, 2019).

(Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon)

Grieg, Quatuor à cordes n° 2

Composition : 1890-1891.
Première audition : novembre 1907 (après la mort de Grieg), chez Julius Röntgen.
Première édition : 1908.

Le Second Quatuor à cordes de Grieg a été entrepris en 1890, à une période où le compositeur norvégien était en pleine gloire : les tournées de concerts se succédaient à un rythme soutenu : Londres, Paris, Bruxelles, l’Allemagne, la Suède… et Grieg manquait parfois d’énergie et de motivation pour le travail solitaire de la composition. C’est sans doute la raison pour laquelle ce quatuor est resté inachevé. Le manuscrit conservé aux archives de Bergen permet de se rendre compte de l’avancement de ce travail : seuls les deux premiers mouvements sont complets, et il reste seulement des esquisses pour deux autres mouvements (un ami de Grieg, Julius Röntgen, a tenté de les compléter après sa mort et a édité la partition, mais son apport ne peut être considéré comme du Grieg authentique). 

Cependant, jusqu’à la fin de sa vie, Grieg pensera à cette œuvre, avec un peu de mauvaise conscience : «Ce maudit quatuor à cordes qui est constamment là, comme un vieux fromage norvégien» (lettre à son ami le violoniste Adolf Brodsky, 1895). En 1903, il écrit à son éditeur Peters de Leipzig : «Vous vous souvenez probablement que je vous ai parlé d’un quatuor à cordes inachevé. J’avais l’intention de le finir, mais ces dernières années m’ont tant apporté, physiquement et spirituellement, que je n’ai pas trouvé la motivation pour continuer cette œuvre joyeuse – le contraire même de l’opus 27 [son premier quatuor, NDR]. Mais j’espère découvrir cet été la tranquillité et l’inclination auxquelles j’aspire depuis longtemps.» Et encore en 1906, à Brodsky : «Si seulement je pouvais au moins finir le quatuor à cordes pour toi !»

L’écriture de cette «œuvre joyeuse» ne s’embarrasse pas de complexité polyphonique, ce qui justifie pleinement son arrangement pour orchestre à cordes. La veine mélodique de Grieg s’y épanche librement, le plus souvent au premier violon, soulignée d’harmonies personnelles.

Le scherzo est le mouvement le plus original : c’est une danse légère et tourbillonnante, dont les rythmes jouent sur l’ambiguïté entre mesure à trois temps et articulations sur deux temps. Le trio central nous transporte dans les contrées rurales de Norvège : Grieg imite le jeu du violon hardanger*, avec ses scansions énergiques et son accompagnement en bourdon. 

– Isabelle Rouard

* Violon hardanger (hardingfele) : violon traditionnel considéré comme l’instrument national norvégien. Il muni de cordes supplémentaires, placées sous les quatre cordes habituelles, qui vibrent par sympathie [NDLR].
 

Schumann, Concerto pour piano

Composition : 1841 (Fantaisie pour piano et orchestre en la mineur, futur premier mouvement) et 1845 (deuxième et troisième mouvements). 
Création : Leipzig, Gewandhaus, 13 janvier 1841, par Clara Schumann, sous la direction de Ferdinand David (Fantaisie) ; Dresde, 4 décembre 1845, par Clara Schumann, sous la direction de Ferdinand Hiller (concerto entier).

Longtemps, Schumann ne composa pour ainsi dire que pour le piano, seul instrument apte à traduire ses pensées secrètes ; il compensait ainsi l’échec d’une carrière de virtuose ardemment désirée. Son mariage avec Clara Wieck eut un effet libérateur. Clara conquise, elle offrait ses doigts au compositeur qui, du même coup, pouvait explorer de nouveaux domaines : le lied (1840), l’orchestre (1841) et la musique de chambre (1842). En août 1841, à l’occasion d’une répétition de la Première Symphonie, «Le Printemps» que menait le violon solo de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, Ferdinand David, Clara fit entendre devant une salle vide la première œuvre concertante de son mari : la Fantaisie pour piano et orchestre en la mineur.

Cette Fantaisie faisait suite à plusieurs essais avortés de concertos pour piano et s’inscrivait dans la recherche esthétique menée par Schumann et exprimée dans la revue qu’il avait fondée en 1834, la Neue Zeitschrift für Musik [Nouvelle Revue de musique]. Le compositeur s’y élevait régulièrement contre ce qu’il considérait comme une dérive du goût musical allemand. À son avis, l’opéra et le concert avaient été pervertis par l’influence de musiques superficielles venues de l’étranger – l’opéra français et italien, la musique de salon parisienne. Il leur déclara une guerre littéraire, exhortant les compositeurs allemands à s’appuyer sur la grande tradition germanique, à savoir Mozart, Beethoven et Bach, que Mendelssohn lui avait fait découvrir.

En cohérence avec les opinions qu’il défendait dans ses articles, Schumann décida d’explorer, dans la Fantaisie, l’univers de la poésie plutôt que celui de la virtuosité. Soliste et orchestre s’y mêleraient intimement, dialoguant comme en musique de chambre, sans que le second soit le simple spectateur des envolées du premier. «Je ne puis composer un concerto pour les virtuoses, écrivit-il à Clara. Je dois trouver quelque chose de différent.» De cette recherche résulta une œuvre en un seul mouvement, que Schumann décrivit comme «quelque chose d’intermédiaire entre la symphonie, le concerto et la grande sonate». Le compositeur essaya vainement de la faire publier, sous le titre d’Allegro affettuoso pour piano avec accompagnement d’orchestre.

En 1845, sous la pression bienveillante de Clara, Schumann augmenta ce mouvement unique d’un intermezzo et d’un finale, lui donnant les proportions d’un concerto. Le public, si prompt à s’enflammer devant les démonstrations éblouissantes de Thalberg, Dreyschock ou Liszt, était-il prêt à en apprécier l’émotion subtile ? Liszt lui-même le décrivit ironiquement comme un «concerto sans piano». La création à Dresde, le 4 décembre 1845, et la reprise à Leipzig, le 1er janvier suivant, furent toutefois des succès.

Si le concerto de Schumann se place à l’écart de la mode virtuose de son époque, il ne s’inscrit pas davantage dans la continuité du concerto beethovénien, dont la structure de base, la forme sonate, joue comme d’un ressort dramatique sur l’alternance de deux thèmes aux personnalités contrastées. Rien de tel dans l’Allegro affettuoso initial, qui s’apparente plutôt à une forme à variations : le seul affrontement qu’on y perçoit est celui entre les deux versants que Schumann avait discerné dans sa propre personnalité, Florestan l’enflammé et Eusebius le rêveur.

Après une introduction abrupte, le thème principal est présenté par le hautbois, puis par le piano, dans sa tonalité originelle de la mineur. Derrière le nom allemand de ses notes initiales (C-H-A-A, soit do-si-la-la), se cache la forme italienne du prénom de Clara, «Chiara» ; ce motif musical est utilisé de manière récurrente par Schumann. Au moment où l’on attendrait un second thème, c’est lui qui revient, dans un avatar majeur et renversé. On devine ensuite les contours d’un développement et d’une réexposition ; mais, malgré l’apparition de motifs secondaires, le thème principal domine tout le mouvement, et sa nature fiévreuse engendre une diversité des tempos : le mouvement trahit constamment sa nature initiale de fantaisie. Comme il se doit, le soliste jouit d’une longue cadence ; le piano s’y montre conquérant, mais le langage y reste dense et poétique. Le brio pur est réservé à la coda, Allegro molto, qui s’envole sur une métamorphose rythmique du thème. 

Moment de repos, l’Intermezzo, en fa majeur, adopte la forme tripartite traditionnelle des mouvements lents (ABA). D’entrée de jeu, le dialogue délicat entre le piano et les cordes l’inscrit dans l’intimité de la musique de chambre. Les bois dosés avec parcimonie et la phrase confiée aux violoncelles, dans la section centrale, renforcent cette impression. À la fin du mouvement, clarinettes et bassons rappellent le thème de Clara, tout en préparant à l’Allegro vivacissimo final, qui s’enchaîne directement. Dans un brillant la majeur, ce finale est l’un des morceaux les plus joyeux et spontanés écrits par Schumann. Sa fougue, qui repose sur de subtils jeux rythmiques, augmente jusqu’à l’éclatante coda, qui récapitule le matériau thématique du mouvement. 

– Claire Delamarche

Beethoven, Symphonie n° 3, «Sinfonia eroica»

Composition : du printemps 1803 à mai 1804.
Dédicace : à son Altesse sérénissime le prince Lobokwitz.
Création : Vienne, Theater an der Wien, 7 avril 1805.
Création française : Paris, 9 mars 1828, à la Société des Concerts du Conservatoire, sous la direction de François-Antoine Habeneck.
Première édition : 1806, sous le titre de Sinfonia eroica, composta per festeggiare il Sovvenire d’un grand’Uomo [Symphonie héroïque, composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme].

Ce 7 avril 1805, lorsque retentirent les premières notes de la Troisième Symphonie de Beethoven, bien peu d’auditeurs eurent le sentiment d’assister à un événement historique. Ils se plaignirent de la force brutale qui en émanait, si étrangère au raffinement et à la distinction qui faisaient la réputation du style viennois. «Un kreutzer pour que cela finisse», railla un critique, qui jugeait l’œuvre «assommante, interminable et décousue». Pourtant, Beethoven franchissait dans cette partition un pas gigantesque, dont l’on mit quelques décennies à mesurer la véritable portée. Il tournait la page du style hérité de Haydn et Mozart, auxquels les deux premières symphonies empruntaient encore de nombreuses tournures, même si la marque d’une personnalité hors du commun s’y révélait déjà.

«Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire»

En parlant à la première personne, en exaltant la puissance de l’expression, en ouvrant à la musique les portes de la philosophie et de la politique, l’Eroica jetait les prémices du romantisme. C’est le général Bernadotte, ambassadeur de France à Vienne, qui, en 1798, aurait suggéré à Beethoven de composer une symphonie à la gloire de Bonaparte. L’idée ne fut pas sans séduire le compositeur : le Premier Consul incarnait en effet à ses yeux les idéaux de la Révolution française auxquels lui-même était si sensible. Le premier titre de l’œuvre fut Sinfonia grande, intitolata «Bonaparte» [Grande Symphonie, intitulée «Bonaparte»]. Mais Bonaparte devint Napoléon. L’encre de la Symphonie en mi bémol était à peine sèche que, en 1804, le Corse se fit sacrer empereur ; alors, raconte son élève Ferdinand Ries, Beethoven entra dans une colère noire ; il arracha la première page de son manuscrit et le jeta à terre en disant : «Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire, et rien de plus ! Désormais, il foulera au pied les droits de l’homme et ne vivra que pour sa propre vanité ; il se placera au-dessus de tout le monde pour devenir un tyran !» Beethoven donna à l’œuvre un nouveau titre : Sinfonia eroica, composta per festeggiare il Sovvenire di un grand’Uomo [Symphonie héroïque, composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme] ; c’est sous ce nom qu’elle serait publiée, deux ans plus tard, et qu’elle entrerait dans l’histoire. 

Dans cet ouvrage aux dimensions inusitées (le double de la Première Symphonie), Beethoven s’affirmait comme une sorte de démiurge, de titan maîtrisant les éléments, modelant la matière pour en extraire tout le suc. Alors même qu’il s’enfonçait dans la surdité, il transformait son drame personnel en triomphe des forces créatrices : c’en était fini de ces compositeurs bénis des dieux, tel Mozart, desquels jaillissait la musique comme l’eau d’une fontaine. Comme tant de chefs-d’œuvre de la maturité, l’Eroica naquit de haute lutte, au prix d’un travail acharné. Son histoire est un combat permanent semé d’esquisses, de ratures et de repentirs : pas une note qui ne soit investie d’une mission, pas un ornement qui trouve, tôt ou tard, une justification fonctionnelle, ni un détail infime qui n’acquière par la suite une valeur essentielle. Les deux accords initiaux de l’Eroica (accords parfaits de mi bémol majeur) insufflent leur énergie à l’œuvre entière ; sur la lancée, Beethoven tend une arche grandiose, fermement appuyée sur le monumental pilier central de la «Marcia funebre», jusqu’au flamboyant finale. Dans ce thème et variations, on reconnaîtra un thème déjà utilisé par Beethoven à trois reprises : dans deux pièces de l’hiver 1800-1801 – la septième des Douze Contredanses pour orchestre, WoO 14 et le finale du ballet Les Créatures de Prométhée, op. 43 – et dans les Variations et Fugue pour piano en mi bémol majeur, op. 35, plus connues sous le titre de Variations «Eroica» (1802). Comme dans la partition pour piano, Beethoven en présente tout d’abord la basse, avant d’en énoncer la mélodie et de procéder à de brillantes variations.

La mainmise de Beethoven sur le matériau musical et sur le déroulement du temps, qui sera poussée plus loin encore dans les Cinquième et Neuvième Symphonies, impressionna considérablement les générations suivantes, partagées entre vénération (Berlioz ou Brahms) et incompréhension, voire rejet (Chopin). Deux siècles après leur apparition, les neuf symphonies de Beethoven continuent de former l’épine dorsale du répertoire orchestral occidental ; chacune d’entre elles a ouvert une voie nouvelle, dont plusieurs générations ont exploré les détours. Avec l’Eroica, la musique devenait pour la première fois vectrice d’idées politiques et philosophiques. Et l’on reste aujourd’hui encore stupéfait par sa force incandescente, son orchestration parfois presque brutale, sa puissance surhumaine. Elle marque un tournant dans l’œuvre de son auteur, qui s’y révèle pour la première fois dans sa splendeur ; mais elle signe avant tout le commencement d’une nouvelle ère musicale et, au-delà, une nouvelle vision du monde.

– C. D.