À un moment où les institutions artistiques doivent se relever partout à travers le monde d’une crise sans précédent, Grégory Doucet, maire de Lyon, et Aline Sam-Giao, directrice générale de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon, se prêtent à un exercice rare entre responsables politiques et culturels. Celui de prendre le temps d’un échange approfondi, et d’une grande liberté de propos, sur la place de l’orchestre dans la cité, nourri de l’expérience de leurs premiers mois de travail en commun dans ce contexte exceptionnel.
Grégory Doucet : Si je comprends bien, vous préjugez vous-même que je ne faisais pas partie du public à la base ? Je ne prétends pas être un expert, mais me range, à Lyon, dans la catégorie des spectateurs occasionnels, au théâtre comme au concert. Cette alliance, dans le spectacle vivant, entre ce qui nous parle de façon intime et ce qui nous lie aux autres est quelque chose d’unique. La musique nous embrasse sans nous isoler, car nous partageons avec les artistes et les autres spectateurs des émotions à la fois communes et singulières. Si nous éprouvons ensuite le besoin de les comparer, nos différences de ressentis continueront à nous enrichir. Mais je suis sensible aussi de longue date à une dimension plus politique et citoyenne de la culture – celle qui émancipe. Et en aucun cas, je n’en exclurai les œuvres du passé, le répertoire. Ceux qui n’y ont pas eu encore accès peuvent avoir du genre classique l’image d’un art déphasé du monde d’aujourd’hui ; mais ce n’est pas la musique elle-même qui fabrique le déterminisme social qui peut en tenir certains à l’écart, bien au contraire ! Quand j’étais en mission humanitaire dans les bidonvilles des Philippines, j’ai découvert les projets inspirés du Sistema latino-américain, qui font de l’apprentissage en orchestre un formidable vecteur d’inclusion pour des enfants qui grandissent dans des situations d’extrême précarité. Je sais, depuis lors, que la musique nous apporte beaucoup plus que la musique, et qu’on devrait mettre en avant ses valeurs humaines, éducatives et morales au moins autant que celles du sport.
Aline Sam-Giao : Il est à ce titre remarquable que les orchestres français, depuis quelques années, s’impliquent dans l’éducation musicale et les pratiques amateurs d’une façon aussi organique, établissant autant de passerelles avec leur offre traditionnelle de concerts qu’avec l’enseignement musical au dehors. L’Auditorium-Orchestre national de Lyon s’est associé depuis bientôt quatre ans à la Philharmonie de Paris afin de développer l’Orchestre Démos Lyon Métropole, qui s’inspire des principes du Sistema en les adaptant au contexte français des politiques de la ville. Nous sommes désormais à ce moment charnière où certains enfants qui ont découvert la musique au travers de ce dispositif vont vouloir aller plus loin, et où nous devons les aider à réussir leur intégration dans les écoles de musique et les conservatoires. C’est également cette logique d’une découverte par la participation que nous avons à l’esprit en développant, d’une façon plus modeste en apparence mais tout aussi ambitieuse, nos ateliers enfants dès l’âge de trois mois. Ou qu’à la dimension didactique habituelle de l’avant-concert conférence, nous ajoutons celle, une heure avant le spectacle, de l’interaction par la découverte tactile des instruments, les jeux, l’expression dans le dessin. En arrivant il y a quatre ans à la tête de cette institution, cette question de la multiplication des portes d’entrée était ma priorité, et elle le reste. Il n’y a pas un public, mais tant de gens singuliers qui peuvent rencontrer la musique classique à n’importe quel moment de leur vie, des premiers mois au grand âge, ce qui est moins fréquent avec des esthétiques comme le métal ! On peut attirer ces nouveaux auditeurs par des spectacles courts, volontairement informels, mais d’autres, et parfois les mêmes dans un second temps, vont aussi apprécier comme une façon particulièrement respectueuse de les accueillir le cérémonial du grand concert avec les musiciens en tenue. L’objectif est d’inciter chacun à venir s’asseoir dans l’auditorium, mais cela veut dire aussi faire de l’atrium attenant un lieu de vie, élan que nous avions résolument pris mais que la pandémie a pour l’heure suspendu.
G. D. : Pour revenir à votre question de départ, s’il y a un aspect sous lequel j’ai découvert l’ONL en passant du statut de spectateur à celui d’élu, c’est cette générosité. Et je ne parle pas seulement des concerts pour les soignants, les résidents des Ehpad, ou des nombreuses actions qui ont rythmé cette crise. Mais d’un engagement humain dans la réflexion, manifeste quand on rencontre pour la première fois Nikolaj Szeps-Znaider, mais perceptible chez tous les musiciens et les équipes autour d’eux.
A. S.-G. : Cela me fait évidemment plaisir que vous le ressentiez ainsi. Je crois que c’est une caractéristique de cet orchestre, qui m’a frappée dès les premiers jours de collaboration. Il est extrêmement affectif. Les artistes ne restent pas au fond de leur chaise quand ils sont contents. Et pas plus quand ils ne le sont pas, ce qui en fait toute la richesse !
A. S.-G. : En faisant mutuellement connaissance de manière accélérée ! Au fil des mois de fermeture de la salle, comme devant la menace d’un printemps 2021 incertain, il nous a fallu définir ensemble des priorités tenant compte à la fois des exigences artistiques et de notre mission de service public. Nous nous sommes ainsi retrouvés sur le fait qu’il n’était pas envisageable de ne rien offrir aux Lyonnais à Noël, en inventant ce principe de concert en tête-à-tête entre un musicien et un résident d’Ehpad. Notre souhait commun, dès qu’il sera possible d’accueillir un minimum de public, est de privilégier les concerts scolaires. La Ville de Lyon et l’État ont maintenu leurs subventions à l’orchestre, mais la perte des recettes de billetterie, qui représentent 30 % de notre budget, n’en crée pas moins une situation très périlleuse. Je vous remercie d’ailleurs, Monsieur le Maire, de monter personnellement au créneau comme vous le faites afin d’obtenir l’aide de partenaires supplémentaires.
G. D. : Ne me remerciez pas tout de suite, puisque je n’ai encore rien obtenu au moment où nous parlons ! Continuer à soutenir l’ensemble de nos équipements, maintenir les contrats et l’emploi m’apparaissaient comme des évidences. Mais au-delà de cette dimension financière, il a évidemment fallu chercher des solutions permettant de poursuivre l’activité. Ce que l’ONL réalise en ligne en témoigne, mais je ne perds pas non plus l’espoir de convaincre les autorités sanitaires de retrouver au plus vite les spectateurs dans des formes aménagées.
G. D. : Je serai moins diplomate que vous… La fermeture au public des établissements culturels est en train de nous scléroser tous. Nous avons beau traverser une crise sanitaire majeure, il n’y a pas d’autre choix que d’apprendre à vivre avec, en appliquant les protocoles dont nous acquérons au fil du temps la certitude qu’ils protégeront chacun d’entre nous. Le débat essentiel/non essentiel est réducteur, il est impossible de réduire une société à la seule survie biologique. La nourriture du rapport à l’autre à travers l’art, que nous évoquions tout à l’heure, est plus nécessaire à notre intégrité physique et mentale que certains biens que nous consommons.
A. S.-G. : Vous parliez, à cet égard, de la vertu émancipatrice de la culture. À titre personnel, j’ai peut-être, été plus vivement frappée encore, au fil de l’enfermement des derniers mois, par cette liberté qu’elle offre d’emblée et de manière inconditionnelle, particulièrement la musique. En parlant à nos sens, elle libère immédiatement notre imaginaire. Et si nous voulons faire fonctionner ensuite notre esprit d’analyse, comprendre comment les œuvres sont construites, cet espace libre paraîtra plus immense encore, ainsi partagé avec l’imagination et la réflexion des autres.
G. D. : Je n’ai pas la prétention d’apporter une réponse définitive à une question aussi complexe, mais tiens néanmoins à écarter par avance une simplification erronée : prendre en compte les limites de la planète ne signifie pas tout s’interdire, mais repenser nos priorités au regard des capacités de résilience de notre environnement. Et pour moi, la mobilité internationale des artistes figure sans l’ombre d’un doute au rang de ces priorités. Parce qu’elle conduit à sortir de sa zone de confort, à se confronter à d’autres cultures et d’autres pratiques. Le but étant que le voyage ne devienne pas un acte routinier, mais trouve à chaque fois un sens musical et humain profond.
A. S.-G. : De manière étonnante, nos musiciens ont été les premiers à nous saisir de cette question, particulièrement la jeune génération, au terme d’une tournée asiatique dont ils estimaient que l’enchaînement des dates ne permettait aucun échange avec les publics et leurs collègues locaux. Ils ont même calculé à cette occasion notre bilan carbone, et nous avons embrayé en nous mettant en rapport avec une start-up lyonnaise, afin qu’elle l’établisse de manière plus précise. Je crois beaucoup, pour l’avenir, au principe de résidences, qui nous conduisent à visiter moins de villes mais à passer davantage de temps dans chacune, afin de développer les échanges artistiques, les master-classes, les rencontres avec le public… et pourquoi pas dans une optique de réciprocité, qui permette à des formations liées à des salles où nous développerions un tel travail de faire la même chose à Lyon. Car l’international se joue bien entendu dans les deux sens : il est aussi fondamental pour l’Orchestre de voir son excellence reconnue au-delà des frontières, que pour le public lyonnais de tisser un lien direct avec les meilleurs artistes mondiaux qui viennent nous rendre visite.
G. D. : Je ne peux que souscrire à cette préoccupation des musiciens quant à leur empreinte environnementale, mais elle me paraît intrinsèquement liée à une autre : l’empreinte sociétale de l’orchestre. Ses programmes éducatifs, son volontarisme dans l’ouverture à tous les publics y contribuent puissamment. Mais je suis également très curieux de découvrir comment la collectivité humaine que vous représentez va résonner des grandes questions qui interrogent notre vivre en commun, à commencer par celle de la parité, à un moment où l’on remet à plat les rôles des uns et des autres. Je suppose que le renouvellement générationnel y contribue naturellement ?
A. S.-G. : Les plus jeunes bousculent évidemment les mentalités d’une manière passionnante, sur cette question, mais aussi sur celle de l’autorité. Celle de Nikolaj Szeps-Znaider ne fait aucun doute, mais n’a rien à voir avec le mode de fonctionnement de certains chefs du passé qui, il faut le dire clairement, ne serait plus accepté de nos jours. C’est aussi notre mission de mettre en place en interne les instances qui accompagneront l’évolution de ce rapport au travail, allant dans le sens d’une plus grande attention aux personnes en vue de leur épanouissement. Sans perdre de vue qu’un orchestre est un corps qui s’appuie sur des traditions très fortes et un sens aigu de la responsabilité de chacun au service d’une excellence commune. Il s’agira de respecter cette structure sans transiger sur les valeurs touchant à l’individu que porte la société aujourd’hui.
G. D. : N’est-ce pas d’ailleurs l’une des plus belles choses que les artistes peuvent nous apporter ? Être dépositaires d’une histoire et de savoir-faire, tout en endossant un rôle de précurseurs, de pionniers. Et en conviant notre sensibilité au service d’une compréhension du monde actuel.
Propos recueillis par Vincent Agrech.