Notes de programme

GRIGORI Sokolov

Lun. 27 nov. 2023

Grigori Sokolov au piano

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Programme détaillé

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Quatre Duetti, extraits de la Clavier-übung, 3e partie

– Duetto n° 1, en mi mineur, BWV 802
– Duetto n° 2, en fa majeur, BWV 803
– Duetto n° 3, en sol majeur, BWV 804
– Duetto n° 4, en la mineur, BWV 805

[13 min]

Partita n° 2, en do mineur, BWV 826, EXTRAITe DE LA CLAVIER-ÜBUNG, 1re PARTIE

I. Sinfonia
II. Allemande
III. Courante
IV. Sarabande
V. Rondeau
VI. Capriccio

[22 min]

--- Entracte ---

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour piano n° 13, en si bémol majeur, op. 7/2, KV 333 (315c)

I. Allegro
II. Andante cantabile
III. Allegretto grazioso

[30 min]

Adagio en si mineur, KV 540

[12 min]

Distribution

Grigori Sokolov piano

Bach, Quatre Duetti

En quatre volumes, la Clavierübung (ou Clavier-übung, Klavier-übung…) comprend quelques-unes des œuvres les plus célèbres de Jean-Sébastien Bach, à commencer par les préludes et fugues de son Clavier bien tempéré. Le titre du recueil, en français «pratique du clavier», pourrait être emprunté à de précédents traités, à commencer par celui de Johann Kuhnau, prédécesseur de Bach à Leipzig. Mais derrière le terme de clavier se cachent encore toutes sortes d’instruments en vogue, clavecin, orgue, clavicorde, épinette, clavicytherium, clavecin-luth ou piano-forte. Si l’orgue est requis pour le troisième volume et sa Messe allemande, le deuxième et le quatrième réclament plutôt le clavecin pour le Concerto italien, l’Ouverture à la française ou les Variations Goldberg. Pour le premier volume et ses partitas, le champ des possibles s’élargit, comme pour les Duos concluant le troisième volume, quand bien même la proximité avec les mélodies de chorals favoriserait l’instrument d’église. Au piano moderne de s’approprier désormais toutes ces pièces, puisque Jean-Sébastien Bach lui-même a su percevoir, non sans quelques doutes préalables, les qualités du piano inventé par Bartolomeo Cristofori et amélioré par le facteur d’orgue Gottfried Silbermann.

Jean-Sébastien Bach a entrepris la composition du troisième volume de la Clavierübung vers 1735, et en a fait publier les pièces quatre ans plus tard. On y trouve une déclinaison de styles anciens et modernes, conférant au recueil une fonction didactique, à la fois théorique et pratique pour instruire son lecteur à la composition et au jeu instrumental, à la maison ou à l’église. Les duos sont probablement les dernières pièces composées.

Avec sa figure initiale de triples-croches en forme d’ample vague, le Premier Duo s’ouvre sur un contrepoint renversable, la mélodie supérieure étant appelée à jouer le rôle de basse tandis que les grands intervalles de la main gauche prennent sa place. Bondissant par sauts d’octave, cette seconde mélodie n’est qu’une ligne chromatique descendante, utilisant tout le registre du clavier pour magnifier la plus simple des idées. Jean-Sébastien Bach multiplie alors les procédés d’imitation, resserre les entrées et, au fil des transpositions, rend les intervalles de plus en plus expressifs. 

Plus proche des inventions à deux voix déjà écrites par Bach à l’intention de son fils aîné Wilhelm Friedmann, le Deuxième Duo reprend le principe de la fugue. La première voix présente le sujet, la seconde lui répondant sur le même motif mais dans une autre tonalité. De cette structure mélodique, le compositeur isole un bref dessin d’arpège brisé, qu’il se plait à faire passer d’une voix à l’autre pour divertir l’auditeur. Après suspension sur un point d’orgue, tout se complique. Sur un nouveau motif très reconnaissable avec ses intervalles augmentés, les deux voix se succèdent désormais à distance d’une seule noire. Autant dire qu’elles se marchent sur les pieds. Puis le sujet initial réapparaît, traité en strette du fait des entrées rapprochées. Il revient encore à l’endroit et à l’envers, ses intervalles étant renversés pour que l’ascendant se fasse descendant, et que le descendant devienne ascendant. Typique du style germanique, ces jeux de construction pourraient être à l’image de la perfection numérique du monde, le deuxième duo traduisant d’autant mieux cette perfection qu’une reprise da capo lui assure le divin équilibre de la tripartition.

Il serait vain d’analyser ainsi chaque pièce car leur originalité dépend non seulement de la variété des procédés mis en œuvre, mais aussi de leurs matériaux particuliers. Le Troisième Duo développe aux deux mains de longues guirlandes de doubles-croches en opposition à une partie en croches réservée à la main gauche, tandis que le sujet du Quatrième Duo, exposé à nu sur huit mesures, se révèle d’une grande richesse tout en côtoyant d’autres idées tout du long du déroulement contrapuntique. Certains musicologues ont même deviné la présence de quelques motifs religieux, suggérant que les pièces aient pu être jouées après les offices pour en préserver la spiritualité. En décembre 1736, Jean Sébastien Bach est effet invité à jouer sur le nouvel orgue Silbermann de la Frauenkirche de Dresde. Il donne un long récital très applaudi, au cours duquel il présente peut-être une part de la Clavierübung. Servant au culte, l’orgue était aussi un instrument de concert, mais il n’en perdait pas pour autant son caractère spirituel. Et la page de titre le souligne bien puisqu’elle indique que ce troisième volume a été «préparé pour les amateurs et particulièrement pour les connaisseurs de ces œuvres, pour la recréation de l'esprit».

– François-Gildas Tual

Page de titre de la Clavierübung, 1re partie

Bach, Partita n° 2

Composition : 1726.
Publication : 1726, séparément puis au sein de la Clavierübung.

«On fait savoir aux amateurs de clavier que les première et deuxième partitas de la Clavierübung de Bach sont désormais terminées, et l’on informe qu’on les trouve non seulement chez l’auteur, mais aussi : 1) chez Monsieur Petzold, à Dresde, musicien et organiste de la chambre de Sa Majesté le Roi de Pologne et prince électeur de Saxe ; 2) chez Monsieur Ziegler, directeur de la musique et organiste de l’église Saint-Ulrich à Halle ; 3) Chez Monsieur Böhm, organiste de l’église Saint-Jean de Lunebourg ; 4) chez Monsieur Schwaneberg, à Wolfenbüttel, musicien de la chambre de son altesse le Duc de Brunswick ; 5) Chez Monsieur Fischer, musicien de la Ville et du Conseil de Nuremberg, et enfin, 6) chez Monsieur Roth, musicien de la Ville et du Conseil d’Augsbourg

(Nouvellen de Leipzig, édition du 1er novembre 1726)

Une sorte de feuilleton en six épisodes ou, plus exactement, en presque autant de saisons si l’on tient compte du délai de livraison des partitas, publiées séparément entre 1726 à 1731 : le faire-part publié montre chez Bach un désir d’élargir son auditoire, et d’aller chercher son public dans toutes les bonnes maisons de Leipzig et d’Allemagne. C’est ainsi que les six partitas proposent à l’amateur diverses danses et «galanteries», tout en démontrant encore un savoir-faire dans le renouvellement du modèle de la suite tel qu’il a été déjà rencontré dans les Suites anglaises. On retrouve donc la sarabande, danse lente avec appui sur le deuxième des trois temps, ainsi que la courante également à trois temps mais plus animée. Chacune des six partitas commence néanmoins différemment, par un prélude, une sinfonia, une fantaisie, une ouverture, un préambule ou une toccata. Elle accueille ensuite des morceaux différents, un rondeau et un capriccio très virtuose à la place de l’habituelle gigue dans le cas de la Deuxième Partita.

Mais la plus exceptionnelle des pièces de cette suite est assurément la première, car elle offre à elle seule une succession de trois tempi synonyme d’accélération : grave/andante/allegro. Passant d’un rythme pointé typique de l’ouverture à la française (très dramatique avec ses silences et ses dissonances) à la simplicité mélodique de l’aria à l’italienne, le mouvement se conclut sur un exemple de polyphonie à travers un contrepoint fugué caractéristique de l’art germanique. Une fusion géographique qui prépare des retrouvailles avec les différents styles au fil des pièces à venir, mais qui ne fait pas oublier à Bach que ses interprètes, souvent moins européens que narcissiques, espèrent trouver quelques passages qui valoriseront leur virtuosité. Une bonne raison pour cette musique de danse qui n’est pas à danser de s’achever sur un brillant capriccio

– F.-G. T.

Mozart, Sonate n° 13

Composition : vers 1783 ? 
Publication : Vienne, 1784.

Des sonates pour piano de piano de Mozart, on connaît bien la Douzième, dans la tonalité dramatique de la mineur, conçue en 1778 en réaction au décès à Paris de la mère du compositeur. La Treizième, en revanche, a longtemps gardé le mystère sur sa naissance. Certains l’ont imaginée écrite sur le chemin du retour, alors que Mozart rechignait à rentrer. Dans la capitale française, rien ne s’était passé comme espéré ; la noblesse avait accueilli Mozart avec une certaine indifférence, et même le directeur du Concert spirituel avait déçu les attentes du jeune musicien. Pourtant, Mozart n’avait pas envie de regagner Salzbourg, assurant à son père que ses affaires commençaient enfin à bien marcher. Jeté dans une voiture par l’ami Grimm, il fait alors un voyage pénible jusqu’à Strasbourg, laissant à Paris une série de sonates à publier. Celle en si bémol majeur ne semble toutefois pas avoir été destinée à compléter le recueil, ni même écrite à Paris ou à Strasbourg plutôt qu’à Salzbourg comme cela a été initialement pensé. Un des arguments pour fixer le lieu de composition était le papier utilisé, différent de celui employé à Vienne. De l’étude approfondie de ce papier s’est imposée une autre probabilité, celle que la pièce ait été achevée peu avant sa publication, peut-être en novembre 1783 à Linz où Wolfgang et Constance faisaient halte alors qu’ils venaient de repartir de Salzbourg pour rentrer à Vienne.

Légère, la Treizième Sonate est moins innocente qu’elle en a l’air. Les guirlandes ornementales y sont particulièrement travaillées, et l’accompagnement de main gauche plus subtil que les «basses d’Alberti» du style galant. La forme sonate du premier mouvement est sans surprise avec ses deux thèmes contrastés, le second thème étant introduit par un accord un peu théâtral. C’est donc dans l’équilibre des parties de main droite et de main gauche que tout se joue, l’une et l’autre cherchant moins à dialoguer qu’à contribuer à une sorte de contrepoint qui préserverait chacune de leurs personnalités. Le tout forme une petite pièce de théâtre avec ses personnages, ses périodes de tension et de résolution, proche de la tragédie quand, au cœur du développement, une modulation en mineur introduit d’inquiétants chromatismes et syncopes. Une parenthèse troublante qui ne rendra la réexposition des thèmes que plus légère.

Pour comprendre toute la subtilité de l’écriture musicienne, il suffit d’écouter alors le premier thème de l’Andante. En deux fois quatre mesures conformément au principe classique de la carrure, celui-ci dit deux fois la même chose, mais la seconde fois d’une façon si différente qu’il en rendrait presque les motifs méconnaissables. Appoggiatures, notes de passage, jeux de rythme et modifications harmoniques inattendues : rien ne manque au travail de variation. Et tout au long du mouvement, les changements ne se contentent pas de colorer le chant, mais participent à son expression profonde. Une soudaine modulation introduit des bizarreries harmoniques tandis que le motif, par un motif de notes répétées, semble convoquer avant l’heure le destin beethovénien. Déjà présentes dans la première partie du mouvement, ces notes répétées produisent un tel effet qu’elles gardent encore quelque chose de leur étrangeté quand le parcours harmonique revient dans l’ordre. 

Le dernier mouvement à son tour repose tout entier sur ce principe de variation ainsi que sur l’imprévisibilité de son cheminement tonal. Bien que la forme rondo, avec refrains et couplets, puisse laisser imaginer un cheminement moins curieux, Mozart n’hésite pas à y reprendre le thème principal abrégé et entrecoupé de silences, modulant sans qu’on sache bien où il veut aller. Ainsi, sa sonate devient un voyage, avec ses satisfactions, ses déceptions et ses nombreux imprévus. Conçue entre Paris et Salzbourg ou plus vraisemblablement entre Salzbourg et Vienne, elle s’achèvera donc après bien d’autres surprises, minorisations soudaines ou échappées du thème vers d’autres motifs. Dès les premières mesures, l’accompagnement à la noire s’accélérait subitement à la croche. Cette fois-ci, c’est le chant qui s’emballera et, après les triolets, se précipitera en doubles-croches vers une cadence quasi improvisée et sans mesure. Mais parce que toute forme musicale se doit à l’époque d’être fermée, le compositeur ne terminera pas son voyage sans être revenu à la tonalité de départ, sûr ainsi de retomber sur ses pieds.

– F.-G. T.

Mozart, Adagio en si mineur

Mars 1788 : pour Mozart, c’est l’heure de bénéficier du triomphe de Don Giovanni à Prague. L’opéra doit être repris à Vienne à la demande de l’empereur Joseph II. Pour l’heure il ne compose guère que le Concerto pour piano en ré majeur, qui sera joué deux ans plus tard à l’occasion du couronnement de Léopold II. En si mineur, l’Adagio KV 540 pourrait avoir été conçu comme un mouvement de sonate inachevée. Avec ses sforzando [accents] et ses harmonies tendues de septième diminuée, les contretemps et les chromatismes du chant, la pièce est placée sous le signe du drame. La reprise du motif initial à la main gauche fait entrer un second personnage qui ne manque pas de donner la réplique à la main droite. La nouvelle tonalité de ré majeur se révèle plus tragique que légère, d’autant qu’une nouvelle idée, en arpège celle-ci, dans une nuance forte entrecoupée d’épisodes piano, est presque le miroir du thème précédent. Batterie et notes répétées de l’accompagnement accentuent la tension, aboutissant à trois accords saisissants. S’ajoutent à cela ruptures et silences, croisement de mains pour accentuer les réponses, renversement du dessin arpégé et développement central très modulant. Mais le plus étonnant demeure encore la conclusion de ce vaste tableau en clair-obscur dans l’éclat de si majeur. Mieux que tout autre, Mozart sait faire surgir la lumière de l’obscurité.

– François-Gildas Tual