Notes de programme

JEAN-YVES THIBAUDET

Lun. 22 jan. 2024

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Programme détaillé

Claude Debussy (1862-1918)
Préludes pour piano
Livre I

I. Danseuses de Delphes
II. Voiles
III. Le Vent dans la plaine 
IV. Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir
V. Les Collines d’Anacapri
VI. Des pas sur la neige
VII. Ce qu’a vu le vent d’ouest
VIII. La Fille aux cheveux de lin
IX. La Sérénade interrompue
X. La Cathédrale engloutie
XI. La Danse de Puck
XII. Minstrels

--- Entracte ---

Livre II

I. Brouillards
II. Feuilles mortes
III. La Puerta del Vino
IV. Les fées sont d’exquises danseuses
V. Bruyères
VI. General Lavine-Eccentric
VII. La Terrasse des audiences du clair de lune
VIII. Ondine
IX. Hommage à S. Pickwick Esq. P.P.M.P.C.
X. Canope
XI. Les Tierces alternées
XII. Feux d’artifice
 

Distribution

Jean-Yves Thibaudet piano

Introduction

Pierre angulaire du répertoire pianistique moderne, les deux livres des Préludes de Claude Debussy (1909-1912) marquent un tournant dans la production de ce dernier. Inspiré tant par la délicate veine des Pièces de clavecin de Couperin que par l’héritage poétique des Préludes de Chopin, Debussy s’empare pourtant de ce genre ancien d’une manière toute personnelle : le nouvel élan qu’il lui insuffle le fait pleinement entrer dans la modernité musicale du premier XXe siècle.

Debussy puise aux sources les plus diverses : contes et légendes, littérature et poésie, géographie imaginaire... Les climats les plus différents se succèdent au fil des deux livres : l’insaisissable légèreté de Voiles ou le mystère nébuleux de Brouillard laissent place aux traits enflammés des Feux d’artifice du 14-Juillet et à la virtuosité démoniaque des Tierces alternées, étude bien plus que prélude, d’une ironie mordante.

La fresque que dessinent ces vingt-quatre microcosmes musicaux semble synthétiser toute la pensée pianistique de Debussy : l’héritage des Estampes, des Images, des Épigraphes antiques et même de Children’s Corner s’y trouve transfiguré, sublimé, tandis que déjà s’annoncent les magistrales Études, ultime recueil que le compositeur consacrera au piano. 

– Nathan Magrecki

Les Préludes de Debussy

Composition : du 7 décembre 1909 au 5 février 1910 pour le livre I ; 1911-1912 pour le livre II. 

Création :
Livre I – première exécution des préludes I, II, X et XI le 25 mai 1910, par le compositeur ; V, VIII et IX,le 14 janvier 1911, par Ricardo Viñes ; IV, III, VI et XII le 29 mars 1911, par le compositeur.
Livre II – première exécution des préludes I, II et III fin février ou mars 1913, par un pianiste inconnu ; IV, VII et XII le 5 avril 1913, par Ricardo Viñès ; X et IX le 19 juin 1913, par le compositeur.
La date et les circonstances de la première exécution des autres préludes ne sont pas connues. 

Genre ancien, enjeux nouveaux

Debussy compose le premier livre des Préludes en trois mois seulement : le premier du recueil, Danseuses de Delphes, est daté du 7 décembre 1909 ; et dès le 5 février 1910, le compositeur annonce dans une lettre à son éditeur Jacques Durand que «les Préludes sont terminés» ; le premier livre paraît au cours de l’année 1910. Pour autant, la gestation de certains d’entre eux semble avoir été bien plus longue : les premières esquisses de Voiles, La Fille aux cheveux de lin ou encore La Cathédrale engloutie remontent ainsi à 1907 et 1908. La genèse du second livre, plus difficile à établir avec précision, occupe un temps plus long : composé entre 1911 et 1912, ce second volet est publié en 1913. 

Avec ces deux livres de douze préludes, Debussy se tourne vers un genre ancien, dont l’origine remonte au moins au XVIe siècle. La fonction première du prélude, originellement improvisé, est de préparer au jeu, en installant un climat ou une tonalité, et en offrant à l’interprète un temps pour «toucher» son instrument. Si cette fonction est encore intacte chez un Johann Sebastian Bach, qui dans son Clavier bien tempéré introduit chacune des fugues par un prélude, c’est avec les vingt-quatre Préludes de Chopin que le genre s’autonomise. Fin connaisseur de la musique du compositeur polonais, à qui il dédie ses propres Études en 1915, Debussy s’inscrit dans cette veine tout en la dépassant. En effet, loin du «court instant musical trouv[ant] sa fin en soi» (François Tranchefort) qu’affectionne Chopin, le prélude debussyste se veut «avant-propos éternel d’un propos qui jamais n’adviendra» (pour reprendre les mots du philosophe Vladimir Jankélévitch), dans lequel le statisme et l’absence de développement discursif trouvent leur forme privilégiée. 

D’un titre l’autre

Cette essence du prélude debussyste trouve l’une de ses incarnations les plus frappantes dans les titres dont chacun d’eux est suivi. En effet, Debussy insiste pour qu’ils figurent non pas en tête mais à la fin de la pièce qu’ils désignent, de surcroît entre parenthèses et précédés de points de suspension. Ils ne constituent donc que de simples évocations, subtiles suggestions vers l’interprète et l’auditeur, qui leur laisse «la liberté d’en préférer un[e] autre» selon le musicologue François Lesure. 
Faut-il voir en ces miniatures fugitives et allusives un pendant musical de l’impressionnisme ? Debussy refusera toujours de voir ainsi qualifiée sa propre musique ; son inspiration est peut-être à chercher en des temps plus anciens. En effet, la volonté évocatrice – mais non programmatique – de ces pièces qui ne préludent à rien sinon à elles-mêmes n’est pas sans évoquer l’art de Couperin. «Il est le plus poète de nos clavecinistes, dont la tendre mélancolie semble l’adorable écho venu du fond mystérieux des paysages où s’attristent les personnages de Watteau», note Debussy à son égard en 1913. La forte relation entre art musical, pictural et poétique qu’il croit déceler chez son illustre aîné pourrait tout à fait s’appliquer à son propre recueil, lequel brosse un véritable portrait de ses goûts artistiques.

Des inspirations multiples, à la croisée des arts

En effet, Debussy puise aux sources les plus diverses. La légendaire cité d’Ys submergée par les eaux lui inspire La Cathédrale engloutie, tandis que Ce qu’a vu le vent d’ouest évoque le conte Le Jardin du paradis d’Andersen. De ce même univers onirique et enfantin semblent provenir Les fées sont d’exquises danseuses (inspirée d’une gravure de Peter Pan offerte à sa fille Chouchou) et Ondine.

La littérature et la poésie ne sont pas en reste : s’y rencontrent pêle-mêle les Poèmes antiques de Leconte de Lisle (La Fille aux cheveux de lin) ; Les Fleurs du mal de Baudelaire (Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir) ; Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare (La Danse de Puck) ; Les Aventures de Monsieur Pickwick de Dickens (Hommage à S. Pickwick Esq. P.P.M.P.C.).

Plus encore, au gré des Préludes semble se dessiner une véritable géographie imaginaire. D’une Italie fantasmée naît Les Collines d’Anacapri ; La Puerta del Vino et La Sérénade interrompue sacrifient non sans humour à la vogue de l’hispanisme en musique ; La Terrasse des audiences du clair de lune transporte l’auditeur dans une Inde exotique et mystérieuse. De même, le «paysage triste et glacé» des Pas sur la neige côtoie la mélancolie de Feuilles mortes, le délicat mouvement perpétuel du Vent dans la plaine ou encore le tendre archaïsme de Bruyères

Les climats les plus différents se succèdent au fil des deux livres : l’insaisissable légèreté de Voiles ou le mystère nébuleux de Brouillard laissent place aux traits enflammés des Feux d’artifice du 14-Juillet et à la virtuosité démoniaque des Tierces alternées, étude bien plus que prélude, d’une ironie mordante.

Enfin, monde ancien et moderne y dialoguent sans heurt : les bacchantes d’un groupe grec antique récemment exhumé (Danseuses de Delphes) se placent en regard des Minstrels, spectacles de clowns musiciens venus des États-Unis, dans lesquels se produisaient des Blancs grimés en Noirs (blackface) ; Canope, du nom d’une urne funéraire égyptienne à tête animale, jouxte le souvenir du jongleur comique américain Edward La Vine (General Lavine-Eccentric).

Un langage et une écriture pianistique novateurs

Ces sources d’inspirations multiples sont l’occasion pour Debussy de déployer un langage innovant. Prétendant dès 1889 «fabriquer des gammes diverses», il use de nouvelles organisations modales pour suggérer l’archaïsme de Danseuses de Delphes ou de Canope, ou les atmosphère vaporeuse de Voiles et de Brouillard. De même confère-t-il au paramètre rythmique une liberté inouïe, qui concourt tout autant à la souplesse et à l’élan du prélude Les sons et les parfums…, qu’au pittoresque et à la légèreté rieuse des Collines d’Anacapri. Présentées dans un écrin si novateur, les citations musicales humoristiques qui parsème certaines pages (God Save the King dans Hommage à S. Pickwick… ; La Marseillaise dans Feux d’artifices ; un thème d’Oberon de Weber dans Les fées sont d’exquises danseuses) n’en paraissent que plus savoureuses encore.

Le piano debussyste, espace sonore polymorphe, est capable de l’intime comme du grandiose, et trouve dans les Préludes sa parfaite expression. Tantôt guitare (La Sérénade interrompue, La Puerta del Vino), danseur espiègle (La Danse de Puck) ou clown grotesque (Minstrels, General Lavine…), il suggère par le même procédé de répétition en ostinato aussi bien un désert glacé (Des pas sur la neige) qu’une prairie balayée par les vents (Le Vent dans la plaine). Véritable instrument-orchestre, il gagne une ampleur insoupçonnée par le déploiement de ses registres dans La Cathédrale engloutie ou Feux d’artifice, ou par le bruissement des textures trillées dans Les fées sont d’exquises danseuse ou Ce qu’a vu le vent d’ouest

La fresque que dessinent ces vingt-quatre microcosmes musicaux semble synthétiser toute la pensée pianistique de Debussy : l’héritage des Estampes, des Images, des Épigraphes antiques et même de Children’s Corner s’y trouve transfiguré, sublimé, tandis que déjà s’annoncent les magistrales Études, ultime recueil que le compositeur consacrera au piano. 

– N. M.