Symphonie n° 9 de Schubert
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Programme détaillé
Symphonie n° 8, en si mineur, D 759, «Inachevée»
I. Allegro moderato
II. Andante con moto
[25 min]
--- Entracte---
I. Andante – Allegro ma non troppo
II. Andante con moto
III. Scherzo : Allegro vivace – Trio – Scherzo da capo
IV. Allegro vivace
[50 min]
Distribution
Le Concert des nations
Jordi Savall direction
Schubert, Symphonie n° 8
La Symphonie en si mineur de Schubert est loin d’être l’unique chef-d’œuvre qui nous soit parvenu incomplet. Pour un Haydn, un Brahms, un Verdi posant eux-mêmes le point final de leur œuvre, combien de Mozart, Bruckner, Puccini, Mahler, Bartók fauchés en pleine inspiration ? Toutefois, la symphonie de Schubert occupe un rang singulier dans la litanie des partitions inachevées. En effet, même si le compositeur est mort très jeune, à 31 ans, cette disparition précoce n’est pour rien dans le fait qui nous occupe : c’est délibérément que Schubert s’est arrêté au milieu du gué, privant sa partition – et la postérité – du scherzo et du finale qu’aurait exigés le schéma classique.
En fait, dans la dernière décennie de sa vie, Schubert laissa de nombreuses œuvres en chantier, à des stades plus ou moins avancés. Il s’agissait principalement d’œuvres de grande envergure (symphonies, sonates, quatuors), ce qui témoigne d’interrogations profondes sur ces formes ambitieuses, si éloignées des petites tranches d’âme dans lesquelles il était passé maître dès la fin de l’adolescence (lieder, pièces pour piano). Composée presque sept ans avant la mort du compositeur, la Symphonie «inachevée» est le plus beau et le plus abouti de ces projets. Son histoire débute en octobre 1822, lorsque Schubert en esquisse trois mouvements sous forme de partition pour piano. Un mois plus tard, il a fini d’orchestrer les deux premiers mouvements et un fragment du scherzo qui leur fait suite. Il n’ira pas plus loin.
Toutes sortes de théories ont tenté d’expliquer ce phénomène. On ne peut exclure, bien entendu, que les deux mouvements manquants aient vu le jour mais aient été perdus. Toutefois, aucun indice ne vient étayer cette hypothèse. On a également suggéré que le finale aurait trouvé une seconde vie dans la musique de scène de Rosamunde, créée à Vienne le 20 décembre 1823, sous la forme du premier entracte : ce morceau adopte à la fois la tonalité de l’«Inachevée», si mineur, et son effectif orchestral (y compris un troisième trombone assez inhabituel pour l’époque).
Autre possibilité : en novembre 1822, tandis qu’il travaillait à cette partition, Schubert apprit qu’il souffrait de la syphilis. Cette maladie, alors fatale, était la promesse de souffrances et de traitements éprouvants. Certainement cette annonce eut-elle un effet dévastateur, quoique passager, sur les facultés créatrices du compositeur. Mais elle n’explique pas tout. Aussi préfère-t-on généralement avancer des raisons d’ordre esthétique : Schubert aurait placé de tels espoirs dans cette partition, et si bien réussi dans les deux premiers mouvements, qu’il aurait renoncé à composer le scherzo et le finale, paralysé par l’enjeu.
Après six symphonies aux formes assez classiques, malgré leur beauté et leur imagination, l’Inachevée (septième dans l’ordre de composition, et numérotée ainsi dans les pays anglo-saxons) s’inscrivait dans une volonté évidente de renouveler les formes. En témoignent d’autres partitions contemporaines, tels les fragments symphoniques D 615, D 708 et D 729, mais également le Quartettsatz en ut mineur, le Quatuor «La Jeune Fille et la Mort», la Wanderer-Fantasie pour piano ou, dans le domaine vocal, les fragments de la cantate Lazarus, la Messe en la bémol majeur ou le Chant des esprits sur les eaux, sur un poème de Goethe. Inachevée ou non, la Symphonie en si mineur ouvre incontestablement de nouvelles voies dans la musique symphonique, présentant bien des points originaux : la tonalité de si mineur ; l’étonnante entrée en matière, une phrase des violoncelles et contrebasses à l’unisson ; la longueur des deux mouvements, assez proche par la nature et le tempérament ; le caractère murmuré des thèmes, présentés pianissimo et secoués progressivement de soubresauts plus intenses, jusqu’au cataclysme ; le caractère obsessionnel et menaçant de ces thèmes, enroulés sur eux-mêmes ; les effets de spatialisation – notamment, au début, le hautbois et la clarinette flottant en apesanteur au-dessus des cordes, et tous ces accents suivis de decrescendos donnant l’impression qu’un fantôme s’évanouit ; le parfum de Ländler, cet ancêtre rustique de la valse ; les mélodies s’arrêtant brutalement, les silences pesants, les accents à contretemps, les syncopes qui, çà et là, bousculent le discours.
En 1823, Schubert envoya le manuscrit de l’Inachevée à Anselm Hüttenbrenner, qui le rangea dans un tiroir. Celui-ci fit référence à l’œuvre dans une notice de dictionnaire en 1836, et l’information fut reprise en 1864 par un biographe de Schubert, Heinrich Kreissle von Hellborn. Hellborn fit pression sur Hüttenbrenner pour qu’il rende publique la symphonie et n’obtint satisfaction qu’en organisant un concert à la gloire de trois «grands» Viennois presque contemporains, Schubert, Lachner et Hüttenbrenner lui-même. Ainsi, à sa création, l’«Inachevée» partagea-t-elle l’affiche avec une ouverture de ce modeste compositeur. L’exécution eut lieu à Vienne en 1865, sous la direction de Johann von Herbeck. Aux deux mouvements existants, le chef d’orchestre s’était senti obligé d’adjoindre le finale de la Troisième Symphonie. Il ne reproduisit pas cet artifice lors de la seconde exécution, en novembre 1866. Et la Symphonie «inachevée» s’envola pour une carrière hors du commun, partageant rapidement avec la Cinquième Symphonie de Beethoven le titre de symphonie la plus populaire du répertoire.
– Claire Delamarche
Schubert Symphonie n° 9
Si l’on excepte les fragments d’une dixième symphonie retrouvés seulement en 1978, et d’autres ébauches plus ou moins avancées, la Neuvième Symphonie constitue la dernière symphonie composée par Schubert. Elle doit son surnom de «Grande» autant à sa majesté intrinsèque, et au fait qu’elle couronne la production orchestrale de Schubert, qu’à la présence d’une autre symphonie en ut majeur, d’ambition plus modeste : la Sixième, de 1817-1818.
Tout l’oppose à la Huitième, l’illustre «Inachevée», qui la précède de trois ans. Alors que cette dernière se révèle particulièrement tourmentée, évoluant dans la tonalité sombre de si mineur, la «Grande» évolue dans un do majeur éclatant, qui est à lui seul l’affirmation d’une plénitude, d’une confiance, d’une force de vie auxquelles Schubert a peu habitué ses auditeurs. Les dimensions mêmes de l’œuvre (près de trois quarts d’heure) entrent en contradiction avec le tempérament du compositeur, plutôt enclin à la miniature.
Le ton heureux de la Neuvième Symphonie est certainement redevable aux circonstances de la composition, des vacances d’été passées en 1825 dans les montagnes autrichiennes (à Gmunden et Gastein). Dans sa correspondance de l’époque, Schubert écrivit qu’il était en train de composer une symphonie dont on ne trouva, par la suite, aucune partition. Le mystère ne s’est éclairci que récemment, lorsque l’étude du manuscrit autographe de la Neuvième a révélé qu’elle fut couchée sur le papier précisément en 1825, et non en mars 1827 comme on le croyait jusqu’alors – Schubert ayant inscrit cette date sur la première page pour des raisons obscures. Lorsque l’on commença la publication des symphonies de Schubert, après sa mort, cette «Symphonie de Gastein» – comme on la désigna faute d’avoir retrouvé sa trace – se vit assigner le numéro 7. L’»Inachevée» reçut le numéro 8, et la «Grande» le 9. La «Symphonie de Gastein» ayant fait entre-temps la preuve de son inexistence, certains – surtout dans le monde germanique – choisirent de décaler la numérotation en conséquence, appelant «7» l’«Inachevée» et «8» la «Grande». En France, il est plutôt d’usage de conserver la numérotation initiale et de combler le trou en désignant comme «Septième Symphonie» une partition en mi majeur, composée en 1821, qui est complète dans sa forme pour piano mais dont l’orchestration est inaboutie.
C’est Robert Schumann qui est à l’origine de la première exécution de la «Grande». En 1838, à 28 ans, il se rendit à Vienne sur la tombe de Schubert – décédé dix ans plus tôt. Il fit une visite au frère du compositeur, Ferdinand, et découvrit qu’il possédait plusieurs manuscrits encore inédits. C’est ainsi qu’il rapporta à Leipzig l’autographe de la symphonie, dans le double espoir de la faire publier par l’éditeur Breitkopf & Härtel et de la faire exécuter. N’étant pas chef d’orchestre lui-même, il confia cette tâche à son ami Felix Mendelssohn, qui assura la création au Gewandhaus le 21 mars 1839.
Le 10 mars 1840, à l’occasion de la publication, Robert Schumann rédigea sur l’œuvre un commentaire aussi détaillé que célèbre dans la revue qu’il avait fondée six ans plus tôt, la Neue Zeitschrift für Musik. «On trouve ici, s’enthousiasme-t-il, au-delà de la maîtrise musicale des techniques de composition, la vie dans chaque fibre, la couleur dans la moindre nuance, tout a un sens, une expression ciselée dans chaque détail et, baignant le tout, ce romantisme que l’on connaît déjà dans les autres œuvres de Schubert. Et ces divines longueurs de la symphonie, comme un épais roman en quatre volumes de Jean Paul, qui lui non plus ne réussit jamais à se terminer, et pour les meilleures raisons : afin qu’ensuite le lecteur puisse poursuivre à son tour le travail de création.»
Ces «divines longueurs» désormais associées à la Neuvième Symphonie sont à mettre en regard avec le modèle beethovénien. La légende dessine le portrait d’un Schubert trop timide pour aborder son idole – qui habitait Vienne tout comme lui – et mourant un an après lui en demandant d’être enterré à ses côtés (souhait exaucé). Force est de constater, toutefois, que la proximité géographique du maître n’inhiba nullement sa plume : à l’âge où Beethoven écrivit sa première symphonie (22 ans), Schubert en avait déjà achevé cinq. En fait, Schubert esquiva la comparaison. Tandis que la symphonie beethovénienne procède de constructions implacables et de combats puissants entre des forces antagonistes, Schubert privilégie le lyrisme épanoui, l’affirmation de la vie, et le cadre formel n’est pour lui qu’un moyen pratique d’organiser les idées, nullement une fin en soi.
Dès les premières notes de l’introduction Andante (une phrase confiée, de manière très originale, aux deux cors piano), on comprend que la poésie l’emportera sur le contrôle, la jouissance de l’instant sur la force de la dialectique : c’est tout l’imaginaire romantique qui se déploie sous les couleurs mystérieuses de ces instruments emblématiques. Tout l’orchestre s’empare ensuite de cette phrase, qui passe de pupitre en pupitre, de couleur en couleur dans une texture de plus en plus généreuse. Cette musique allante et optimiste diffère profondément de l’introduction lente de la Septième Symphonie de Beethoven, portique grandiose où la tension s’accumule jusqu’à l’éclatement de l’Allegro.
L’Allegro ma non troppo dévoile la vitalité rythmique qui sera la marque de l’œuvre entière, sous la forme d’une marche enjouée sur un rythme pointé. La reprise triomphale du thème de cors couronne l’édifice.
Le rythme pointé donne également son allant au deuxième mouvement, où le hautbois solo gambade gaiement sur le pas vigoureux des cordes ; le tableau sonore s’assombrit toutefois, et la charmante promenade se transforme en douloureuse errance – celle, certainement, du Wanderer, le promeneur qui hante tant de lieder de Schubert, l’être qui cherche désespérément consolation dans la nature mais ne la trouve que dans la mort. Le retour du hautbois solo tente chasser les nuages, mais les ombres demeurent jusqu’au bout.
Le scherzo tire son énergie de rapides échanges entre les divers pupitres de l’orchestre et d’une pulsation qui ne faiblit jamais ; seul le trio central, introduit par les cors, ralentit la course du mouvement pour faire entendre les échos de danses rustiques.
Après l’échec à clore la Symphonie en si mineur, Schubert prend ici sa revanche : porté par les cuivres et les timbales, le finale salue la victoire étincelante d’un compositeur conquérant. La tonalité s’affirme dans toute sa vigueur, le matériau thématique consistant largement en gammes et en arpèges d’ut majeur. C’est certainement à ce finale que pensait Schumann en évoquant les «divines longueurs» : sans jamais relâcher la pulsation, Schubert mène l’auditeur par toutes sortes de détours imprévus et fascinants, jusqu’à ce que le retour de la fanfare initiale conduise, par poussées successives, à la conclusion triomphale.
– Claire Delamarche