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Programme détaillé
Rendering
D’après les esquisses de la Dixième Symphonie de Franz Schubert (1797-1828)
I. Allegro
II. Noire = 72
III. Noire = 84
[35 min]
--- Entracte ---
Symphonie n° 5, en ut dièse mineur
Première partie
I. Trauermarsch [Marche funèbre] : In gemessen Schritt. Streng. Wie ein Kondukt [D’un pas mesuré. Sévère. Comme une procession funèbre]
II. Stürmisch bewegt. Mit größter Vehemenz [Orageux et animé. Avec la plus grande véhé-mence]
Deuxième partie
III. Scherzo : Kräftig, nicht zu schnell [Énergique, pas trop rapide]
Troisième partie
IV. Adagietto : Sehr langsam [Très lent]
V. Rondo-finale : Allegro
[75 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Concert enregistré par Radio Classique pour une diffusion ultérieure sur les ondes de Radio Classique.
Introduction
En 2025, nous célébrons le centenaire de la naissance de Luciano Berio, l’un des compositeurs les plus importants de sa génération. D’une rare sensibilité littéraire, il a été à l’écoute des machines sans rompre pour autant avec le passé ou les musiques populaires, ne cessant de réinventer le potentiel instrumental ou vocal de ses interprètes. Deux mois avant de découvrir ses extraordinaires Folk Songs (14 et 15 février 2025), voici Rendering (1989-1990). Luciano Berio y fait revivre des fragments de la Dixième Symphonie de Franz Schubert (1797-1828), demeurés à l’état d’esquisses pianistiques. Comme si la musique pouvait remonter le temps et rendre les morts à la vie. C’est d’ailleurs ce que parvient à faire Gustav Mahler quand, à peine remis d’une hémorragie intestinale, il transpose son expérience dans sa Cinquième Symphonie (1901-1903). Ayant entre-temps recouvré la santé, il a aussi rencontré l’amour en la personne d’une jeune et belle musicienne : Alma Schindler. Impossible de résister au sublime Adagietto rendu célèbre par Luchino Visconti dans son film Mort à Venise : un chant de mort et de vie.
– François-Gildas Tual
Berio, Rendering
Composition : 1989-1990.
Création : Amsterdam, Concertgebouw, 14 juin 1989, par l’Orchestre du Concertgebouw sous la direction de Nikolaus Harnoncourt (deux mouvements) ; ibid., 19 avril 1990, par l’Orchestre du Concertgebouw sous la direction de Riccardo Chailly (trois mouvements).
Jusqu’au jour où, avec des ailes plus nobles et rayonnantes,
J’échapperai moi-même au temps volage.
(Comte Frédéric-Léopold de Stolberg-Stolberg, Auf dem Wasser zu singen)
Cofondateur avec Bruno Maderna du studio de phonologie de la RAI à Milan, explorateur du domaine électroacoustique comme du genre de l’opéra, Luciano Berio a réinventé la vocalité tout autant que l’écriture instrumentale au contact des grands textes littéraires de son époque. Contrairement à certains de ses contemporains, il n’a pas ressenti le besoin de faire table rase et de rompre avec le passé. Certains critiques ont vu dans sa restauration de la Dixième Symphonie de Schubert, dans ses transcriptions et révisions d’œuvres de Monteverdi, Boccherini, Brahms, Mahler ou Weill, une démarche galvaudée aux relents de «néo», terme trop souvent crédité d’une connotation péjorative. La volonté d’écrire dans le vieux style n’est pas une propriété exclusive du XXe siècle ; longtemps, les humanistes y ont entrevu une façon de renouer avec la perfection de la musique antique. En reprenant à son compte diverses partitions de Pergolèse (1710-1736), Stravinsky ne s’enfermait pas dans un XVIIIe siècle de pacotille mais s’interrogeait sur la définition même du style. Dans le cas de Berio, l’acte d’appropriation s’empare d’une signification particulière tant il est vrai que l’histoire tient une place importante dans le catalogue du musicien italien. Dans sa Sinfonia, les références s’enchaînaient, se superposaient au point d’être méconnaissables. L’œuvre puisait son matériau dans le répertoire pour raconter l’histoire de sa propre création, évoquait les autres pour mieux se comprendre elle-même. Chez Berio, la récupération se veut alors transfiguration plutôt que modernisation, particulièrement troublante quand des Folk Songs paraissent tout aussi premières que leurs modèles. Berio ne confiait-il pas, à propos de ces chansons populaires, n’avoir pas voulu en préserver l’authenticité ? «Mes transcriptions, ajoutait-il, sont des analyses des chansons populaires.» Devons-nous, dans ce cas, attendre de Rendering une analyse «réparatrice» de la symphonie de Schubert ?
«Séduit par ces ébauches, j’ai donc décidé de les restaurer : les restaurer et non pas les achever ou les reconstituer. Je n’ai jamais été attiré par le genre d’opérations de bureaucratie philologique qui poussent parfois les musicologues à faire semblant d’être Schubert (sinon Beethoven) et à “achever la symphonie tel que Schubert lui-même l’aurait fait”. C’est une curieuse forme de mimétisme qui a un certain rapport avec la restauration de tableaux qui sont parfois responsables de dégâts irréparables, comme dans le cas des fresques de Raphaël à la Villa Farnesina de Rome. En travaillant aux ébauches de Schubert, je me suis donné pour but de raviver les couleurs originales sans, toutefois, essayer de déguiser les outrages du temps, ce qui, inévitablement, laisse souvent certains endroits dénudés au milieu des œuvres d’art (comme dans le cas de Giotto d’Assise.»
(Luciano Berio)
En 1978, un lot d’esquisses de Schubert était authentifié, parmi lesquelles certaines d’une dixième symphonie, en ré majeur, D 936a. Disposant de fragments le plus souvent pianistiques (ou du moins sur deux portées) mais émaillés d’indications instrumentales, Luciano Berio n’a pas eu de mal à compléter le canevas. Mais il lui a fallu emplir des espaces vides, coudre les fragments sans nécessairement imposer la continuité manquante, grâce – explique-t-il à un «tissu conjonctif constamment changeant, toujours “pianissimo” et “lointain”», entremêlé de réminiscences de pièces du dernier Schubert (la Sonate n° 21, en si bémol majeur et le Trio en si bémol majeur notamment). À l’instrumentation empruntée à la Huitième Symphonie (l’«Inachevée»), Berio ajoute un célesta pour introduire ce «ciment musical ténu», «interprété “presque sans son” et sans expression», et qui «commente la discontinuité et les lacunes entre les esquisses».
Dès les premiers accords, l’affirmation tonale entraîne l’auditeur presque deux siècles plus tôt. Mais le flot mélodique se brise rapidement sur des contrastes et des enchaînements de pupitres déconcertants. Un motif prend une importance presque convenante, envahit la musique jusqu’à ce que celle-ci se fige dans des sonorités de célesta et des textures de cordes d’un autre temps. Puis la symphonie reprend, comme si de rien n’était, jusqu’à de nouvelles divagations stylistiques. La conclusion en devient truculente, course délirante vers un triomphe extravagant. Parce que, mélangé aux feuillets préparatoires de Schubert, se trouvait un exercice de contrepoint, Berio a aussi orchestré ce canon en mouvement contraire, présence insolite faisant du second mouvement à la fois une vision possible du mouvement lent de la Dixième Symphonie et le roman de sa création. Après une brève introduction aux couleurs inouïes, un motif rythmique s’impose, rappelant les coups beethovéniens du destin. Tantôt la polyphonie se complique, tantôt l’orchestre s’immobilise pour laisser le premier violon s’envoler dans un solo émouvant. Même l’apparente légèreté du finale est trompeuse. Les longues plages dissonantes sont-elles moins schubertiennes que le thème de trombone ? Jusqu’aux ultimes mesures, l’impression d’unité est fascinante malgré les élans plus lyriques, les brèches, les suspensions et les glissements de tons. Il en ressort une œuvre étrange, comme surprise dans sa propre élaboration, inachevée et toutefois achevée dans son inachèvement, pas vraiment de Schubert mais tout aussi bizarre si l’on se l’imagine seulement de Berio. Une double paternité embarrassante quand on se force à la replacer au sein d’époques prédéterminées, néanmoins excitante car inclassable. Comme si Berio avait permis à Schubert – pour reprendre les termes de son célèbre lied Auf dem Wasser zu singen [Chanter sur l’eau] – d’échapper enfin au temps volage.
– François-Gildas Tual
Mahler, Cinquième Symphonie
Composition : essentiellement à Maiernigg pendant les étés 1901 et 1902, achevée en 1903 (révisions ultérieures jusqu’en 1911).
Création : Cologne, 18 octobre 1904, Orchestre philharmonique de Cologne, sous la direc-tion du compositeur.
Dédicace : à Alma Schindler-Mahler, épouse du compositeur.
Première édition : Peters (Leipzig), 1904 (rééditions ultérieures avec corrections).
Quand Mahler achève la composition de sa Cinquième Symphonie, il vit une période particu-lièrement faste comme artiste et comme homme. Il dirige d’une autorité quasi dictatoriale l’Opéra impérial de Vienne, et fait une carrière de chef d’orchestre d’envergure internationale. Il compose d’abondance, pendant les mois d’été (seule période de loisir que lui laissent ses responsabilités écrasantes), avec le sentiment d’être parvenu à acquérir «un métier accompli», et ses compositions symphoniques, bien que souvent controversées, créent l’événement lorsqu’elles sont présentées au public. De plus, il vient d’épouser Alma Schindler, jeune femme cultivée et artiste, d’une grande beauté, qui a vingt ans de moins que lui, et qui lui donne bientôt deux petites filles.
«Un métier accompli»
Avec la Cinquième Symphonie, Mahler inaugure une nouvelle manière : les Cinquième, Sixième et Septième Symphonies seront exclusivement instrumentales, délaissant la voix chantée et prenant de la distance par rapport au monde du lied qui imprégnait ses premières symphonies. De plus, l’autonomie du purement musical s’affirme, avec le rejet de tout programme explicite. Du point de vue technique, Mahler a encore assoupli son étonnante pratique du contrepoint orchestral, qui lui permet de combiner entre eux les motifs thématiques les plus hétérogènes, avec une clarté sonore toujours exemplaire. De plus, le phrasé de chaque ligne instrumentale est ciselé dans les moindres détails, ce qui confère à l’ensemble un relief quasi expressionniste.
Bien qu’elle ne comporte pas de programme, la Cinquième Symphonie n’en a pas moins une orientation particulière : de même que sa tonalité est évolutive d’un mouvement à l’autre (d’ut dièse mineur à ré majeur), elle nous donne une expérience à vivre, selon des nécessités expressives impérieuses et irréversibles. Ce parcours sera une affirmation triomphale des forces créatrices de la vie humaine, qui s’accorde avec le sentiment de plénitude et la réus-site que vit alors le compositeur.
Cependant, cette symphonie commence par une marche funèbre : d’emblée l’artiste affirme la présence inéluctable de la mort comme point de fuite de toute vie humaine. Sans doute s’est-il souvenu de la grave hémorragie intestinale qui l’a affecté, peu de temps auparavant, à tel point qu’il a eu le sentiment d’avoir perdu «dix ans de sa vie». Au sein même de cette marche solennelle et résignée, des passages agités viennent à plusieurs reprises bousculer ses rythmes obstinés et pesants. Ces ruptures de ton, où des bribes de musiques grotesques ou exagérément grandiloquentes s’affrontent, sont comme un reflet du tumulte de l’existence humaine qui se révolte avec l’énergie du désespoir contre l’inéluctable terme.
Le deuxième mouvement se situe résolument du côté de la vie, dans un caractère emporté et véhément. C’est vraiment une lutte acharnée, pleine de déchirements (avec des réminiscences de la marche funèbre), mais aussi de victoires héroïques. Vers la fin, émerge brièvement un thème de choral triomphal en ré majeur, qui n’est qu’une préfiguration d’un destin attendant encore son accomplissement.
Le vaste scherzo central (sur des rythmes de ländler des campagnes ou de valses urbaines), qui constitue à lui seul la deuxième partie de la symphonie, déborde de vitalité. Mahler se fait ici plus souriant, malicieux, ironique, et nous fait partager son appétit de vivre, qui n’est pas sans conflits ni contradictions ! Il nous entraîne dans un labyrinthe de métamorphoses, tout en conservant la fluidité parfaite de la mesure à trois temps : «[Le morceau] ne contient pas une seule petite cellule qui ne soit broyée et transformée… Chaque note est d’une vitalité radicale, et l’ensemble tourne comme un tourbillon, comme une ronde ou comme la cheve-lure d’une comète.» Mais «de la confusion apparemment la plus complète doit finalement se dégager, comme dans une cathédrale gothique, un ordre et une harmonie supérieurs*».
Un répit s’imposait donc ensuite : c’est le merveilleux Adagietto, sans doute conçu comme un message d’amour à sa jeune épouse Alma. L’orchestre est réduit à l’ensemble des cordes que constelle une harpe rêveuse. La lenteur extrême du tempo, et surtout un état d’apesanteur, où la tonique initiale tarde à se faire entendre, et où chaque dissonance, retard, note de passage, est étiré à l’extrême, permettent de créer une impression d’extase langoureuse, qui conduit de la douceur intimiste aux accents les plus passionnés.
Le finale renoue avec la joie de vivre tumultueuse et l’ironie du scherzo. Mahler y fait preuve de son génie d’architecte sonore dans l’élaboration d’une grande forme aux multiples détails parfaitement ciselés, où reparaît même un thème de l’Adagietto, dans un caractère complètement transformé. Et à l’apogée de ce mouvement revient en pleine gloire le choral triomphant annoncé au deuxième mouvement, hymne de la puissance créatrice de l’artiste, et victoire conquise sur la hantise de la mort.
– Isabelle Rouard
* Lettre à Natalie Bauer-Lechner, 5 août 1901.