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Notes de programme

Mahler, Titan

Mer. 5 juin 2024

Retour au concert du mer. 5 juin 2024

Programme détaillé

Lera Auerbach (née en 1973)
Diary of a Madman (concerto pour violoncelle)

Création française

[35 min]

--- Entracte ---

Gustav Mahler (1860-1911)
Symphonie n° 1, en ré majeur, «Titan»

I. Langsam, schleppend [Lentement, en traînant]
II. Kräftig, bewegt, doch nicht zu schnell [Puissant, agité, mais pas trop rapide]
III. Feierlich und gemessen, ohne zu schleppen [Solennel et mesuré, sans traîner]
IV. Stürmisch, bewegt [Tourmenté, agité]

[55 min]

Dans le cadre d’Unanimes ! Avec les compositrices, une initiative de l’Association française des orchestres.

Distribution

Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider 
direction
Gautier Capuçon violoncelle

Introduction

Littératures russe et allemande sont à la source des deux partitions de ce programme. Inspirée de Titan, roman de l’écrivain Jean Paul, la Première Symphonie ne décrit pas les dieux antiques combattant leurs pères, mais un homme pris dans les tourments d’une nation allemande en pleine mutation. Elle mêle souvenirs de jeunesse et comédie humaine, emprunte à de vieux poèmes de splendides images : une joyeuse journée emplie des sons de la nature, les yeux bleus d’une bien-aimée, une marche funèbre animalière. On y entend même Frère Jacques, traité en un magistral canon. Le contradictoire étant l’essence de la musique mahlérienne, joie et tristesse se mêlent ici intimement, témoins d’une histoire d’amour plus personnelle. Mais l’œuvre demeure, de l’aveu de son auteur, plus grande que l’aventure sentimentale qui la sous-tend. Pour son concerto pour violoncelle, Lera Auerbach a retenu le Journal d’un fou de Nicolas Gogol, un fou autoproclamé roi d’Espagne, victime de l’ambition et de l’amour. Ce concerto nous révèle l’univers sonore de Lera Auerbach, pianiste, compositrice et cheffe d’orchestre surdouée, dont la musique émouvante et colorée possède à la fois la logique et la folie des plus belles nouvelles russes.

Auerbach, Diary of a Madman

Composition : 2021.
Commande : Orchestre philharmonique de Munich, Orchestre symphonique de Chicago, Orchestre philharmonique Borusan d’Istanbul et Orchestre philharmonique royal de Stockholm.
Création : Munich, Philharmonie de l’Isar, 27 janvier 2022, par Gautier Capuçon et l’Orchestre philharmonique de Munich placé sous la direction de Giedre Šlekyte.
Création française.

Le violoncelle a toutes les cordes pour jouer les plus grands rôles sur la scène du concert. Dans le costume de Don Quichtote, il combat grâce à Richard Strauss les moulins, les moutons et les sorciers pour dresser, au fil des variations, le double portrait du Chevalier à la triste figure et du compositeur lui-même. Avec Lera Auerbach, il incarne Avksenti Ivanovitch Poprichtchine, étrange héros du Journal d’un fou de Gogol (1834). Après avoir incarné l’hidalgo qui avait jeté son dévolu sur l’inaccessible Dulcinée, il est maintenant attiré par la fille de son directeur, tout aussi indifférente et lointaine. Le violoncelle, qui a également chanté la passion de Roméo et Juliette dans la «symphonie dramatique» homonyme de Berlioz, semble condamné à ne vivre l’amour qu’au travers des illusions et des fantasmes. Et la comparaison entre le concerto de Lera Auerbach et le poème symphonique concertant de Strauss est d’autant plus naturelle que la nouvelle de Gogol inspire à la compositrice un grand mouvement unique, rompant avec la tripartition du concerto classique au profit d’une forme plus diachronique de journal.

Née en Russie au sein d’une famille de musiciens, Lera Auerbach est une artiste pluridisciplinaire. Enfant prodige, elle a suivi l’exemple maternel en optant pour le piano. En 1991, elle a 17 ans quand elle profite d’une invitation américaine pour fuir le régime soviétique et poursuivre sa formation à la Juilliard School et à l’Université Columbia de New York. «J’ai instinctivement su que je devais rester à New York, raconte-t-elle plus tard. C’est là que je devais être pour grandir en tant qu’artiste et être humain.» Fuir était la condition nécessaire à sa réalisation artistique. Pianiste, elle devient aussi compositrice, poète, sculptrice et peintre. En retenant une nouvelle de Gogol pour source d’inspiration, elle s’inscrit dans la lignée de Chostakovitch, de son opéra Le Nez et de son projet sur Les Joueurs, tout en mesurant l’absurdité de l’histoire, celle de son pays, celle du monde, la sienne. Dans son opéra Gogol, créé en 2011 au Theater an der Wien de Vienne, elle se confrontait déjà à son propre passé. Autrice du livret, elle expliquait qu’une telle confrontation pouvait rendre encore plus émouvante une mélodie ou la phrase d’un livre. 

Si derrière la folie de Poprichtchine se cache une satire de la société russe de l’époque de Gogol, le texte demeure aujourd’hui tout aussi cruel. La façon dont le journal s’échappe du calendrier provoque une confusion à tous les niveaux entre le présent, l’avenir et le passé. Il ne reste plus qu’une succession de dates absurdes, sautant du 8 décembre au 43 avril de l’an 2000, avant que le récit ne continue le 86 martobre entre le jour et la nuit, parvienne à pas de date du tout, le jour étant sans date, puis inverse les mois, les mots et les lettres, hors du temps et illisible. L’année 2000, remarque Lera Auerbach, a finalement été celle de l’élection de Vladimir Poutine. Dix ans plus tard, après la création de son opéra, elle-même a été désignée comme une ennemie du peuple jusqu’à subir de violentes attaques antisémites. Puis il y a eu l’invasion de l’Ukraine, pays natal de Gogol, et d’autres événements tragiques potentiellement entrevus par Poprichtchine dans sa folie : «Peut-être que Gogol, le visionnaire et l’un des plus grands écrivains de tous les temps, a pu voir au-delà des XIXe et XXe siècles, jusqu’au cœur du XXIe où nous sommes condamnés à continuer le conte éternel

Devenu Poprichtchine, le violoncelle doit être multiple et imprévisible. Dès les premières mesures d’un récitatif très libre, il passe d’un bref motif «rêveur» de quatre notes à une seconde idée plus «agitée». Les modes de jeu s’enchaînent, harmoniques puis sons flûtés (flautando), ces derniers réalisés en diminuant la pression de l’archet sur les cordes pour obtenir un timbre plus transparent. La couleur est essentielle, selon la notice pouvant être exagérée car plus importante que la justesse des notes. Au violoncelle comme au sein de l’orchestre, aux cordes comme aux vents, des procédés de glissando produisent des effets de déformation particulièrement efficaces dans ce contexte littéraire. S’ensuivent des traits «obsessionnels», des trille «intenses», un thème cantabile aux intervalles disjoints, plus loin une mélodie semplice nostalgico à la tonalité de sol mineur presque curieuse, puis divers épisodes tristes, mystérieux ou dramatiques. «La prophétie de Gogol est pleine de doutes, de folies et de drames, explique Gautier Capuçon, créateur et dédicataire du concerto. Lera Auerbach résume toute l’histoire dans la musique et sa folie. C’est tellement expressif, tellement poétique, tellement pictural, tellement fou. […] Il y a une rare intensité dans ce qu’elle veut dire, une grande tristesse ainsi qu’une sorte d’humour et de sarcasme qui me rappelle Schnittke et Chostakovitch. Lera est une personne si gentille, très affectueuse et attentionnée, toujours avec des yeux pétillants, même si, parfois dans sa musique, il y a cette profondeur incroyable qui, avec cette lumière, est assez étonnante

Dans la nouvelle, Poprichtchine perd progressivement contact avec le réel. Les chiens parlent et lui-même s’imagine roi d’Espagne. Les thèmes ont des allures ironiques, scherzando grottesco, marcato molto, plus tard adagio nostalgico au son déformé d’un vieux disque. Çà et là, des restes de valses, des accès de désespoir ou d’agressivité, des retours soudains à la douceur dans un va-et-vient d’un extrême à l’autre des nuances. Il y a dans cette partition à la fois l’unité des idées obsessionnelles et la fragmentation de l’irrationnel.  Nous entraînant le plus haut possible, telle la mort emportant Poprichtchine, l’ultime trille est-il un adieu à la raison ? On se rappelle la dernière phrase de Gogol laissant le blanc occuper seul les pages restantes : «Hé, savez-vous que le dey d’Alger a une verrue juste en dessous du nez ?»

– François-Gildas Tual

Mahler, Symphonie n° 1, «Titan»

Composition : esquisses en 1884, composition de fin 1887 à mars 1888, révisions jusqu’en 1906.
Création : Budapest, Redoute de Pest [Pesti Vigadó], 20 novembre 1889, par l’Orchestre de la Société philharmonique de Budapest sous la direction du compositeur.

Chef d’orchestre déjà renommé, assistant d’Artúr Nikisch à Leipzig, Gustav Mahler n’aurait eu aucune raison de s’inquiéter sur son avenir de compositeur si sa carrière de chef n’avait elle aussi connu des débuts difficiles. Au théâtre de Bad Hall, le musicien n’avait pu diriger que des farces et opérettes de Millöcker et d’Offenbach, épousseter le piano et promener la fille du directeur. À Ljubljana, il avait réussi à reprendre Faust de Gounod, mais n’avait eu pour cela qu’un seul choriste masculin à sa disposition. Parti à Olomouc, il s’était orienté vers Meyerbeer et Verdi afin de ne pas entendre l’orchestre saboter Don Juan ou Lohengrin, puis s’était contenté de Robert le diable à l’Opéra royal de Cassel, parce que le maître de chapelle princier – «le batteur de mesure à 4/4 le plus impénitent qu’il m’ait été donné de rencontrer jusqu’ici» – s’était réservé les classiques. Débuts difficiles donc, jusque dans le refus par Hans von Bülow de prendre Mahler pour élève. Reste que ses passages à Prague, à Leipzig puis à Budapest, malgré tous les problèmes de répertoire, de public, de finances ou d’instrumentistes, auraient pu lui permettre d’attendre autre chose que ces tentatives de création avortées à Leipzig, ou ce public peu enthousiaste et cette critique véritablement hostile lorsque sa Première Symphonie fut enfin accueillie à Budapest…

Il est vrai que Mahler ne s’est pas facilité la tâche en limitant son espace compositionnel à la symphonie et au lied. Mais peut-on seulement comprendre son œuvre sans tenir compte des affinités qui unissaient les deux genres. Avec Mahler, les grandes masses orchestrales devaient évidemment célébrer les noces du verbe et de la musique. Composée en 1885 et 1888, contemporaine des Chants d’un compagnon errant, la Première Symphonie emprunte au cycle de lieder au moins deux thèmes : l’image d’une joyeuse journée emplie des sons de la nature – «Ce matin j’ai traversé la prairie» –, puis un fragment des «yeux bleus de ma bien-aimée» dans son étrange marche funèbre. Deux références poétiques fondamentalement différentes, à l’image des oppositions qui animent la symphonie, quiétude contre angoisse, savant contre populaire, sublime contre trivial.

Présentée sous la désignation de «poème symphonique» au public de Budapest, l’œuvre semblait déjà cacher quelque programme secret. Mais aucun texte n’en précisait encore le sens, sinon quelques suggestions de l’auteur rapportées par la presse. À l’occasion d’une reprise quatre ans plus tard à Hambourg, craignant sans doute d’être de nouveau mal compris, Mahler livra quelques explications. Le titre avait légèrement changé : Titan, poème symphonique en forme de symphonie. Titan, c’est le titre d’un roman de Jean Paul, même si Mahler s’opposa parfois à de tels rapprochements. À ce moment-là de son histoire, l’œuvre possédait encore cinq mouvements réunis en deux grandes parties : «Souvenirs de jeunesse. Moments de fleurs, fruits et épines», puis «Commedia humana». Dans la première de ces parties, un mouvement avait pour nom «Collection de fleurs» [«Blumine»], nom qui avait été déjà donné par Jean Paul en 1810 à l’un de ses propres recueils. Mais ce mouvement, Mahler le supprima lorsqu’il révisa définitivement la partition de sa symphonie.

«À la manière de Callot»

Si curieuse avec les percées du ton populaire, la marche funèbre fut la partie la plus longuement commentée, peut-être parce que les intrusions d’un canon sur Frère Jacques et d’une mélodie tsigane pouvaient déconcerter l’auditeur. Selon Mahler, cette page composée «à la manière de Callot» lui avait été soufflée par une célèbre gravure représentant l’enterrement d’un chasseur : «Les animaux de la forêt accompagnent jusqu’au cimetière le corps du chasseur défunt. Des lièvres portent le fanion tandis qu’un petit orchestre bohémien conduit le cortège dans une démarche grotesque, accompagné par les chats, des corneilles et des crapauds musiciens, avec aussi des cerfs, des chevreuils, des renards et autres animaux de la forêt, à poils et à plumes. Ce morceau doit ici créer une impression tantôt ironique et joyeuse, tantôt sombrement méditative…»

Cette fantaisie servait un programme plus profond et plus personnel, comme dans chaque œuvre de Mahler : «Toute ma vie est contenue dans ces œuvres», confiait un jour le compositeur ; «j’y ai décrit mes expériences et mes souffrances… Pour quiconque sait écouter, ma vie entière est éclairée, car ma créativité et mon existence même sont si intimement mêlées que je crois que si ma vie devait s’écouler aussi sereinement qu’un ruisseau dans une prairie, je ne serais plus capable de composer.» La symphonie, comme les Chants d’un compagnon errant, aurait trouvé naissance dans la passion du compositeur pour la cantatrice Johanna Richter. Cette précision permet au moins de mieux comprendre le violent début du finale, «soudain accès de désespoir d’un cœur blessé jusque dans ses fibres les plus intimes». Même si le «héros totalement abandonné et en lutte terrible avec le monde» ne saurait être limité à la seule figure du musicien puisque, selon Mahler lui-même, l’œuvre était plus grande que l’aventure sentimentale qui l’avait inspirée.

– F.-G. T.