◁ Retour aux concerts des ven. 14 mars et sam. 15 mars 2025
Programme détaillé
Coriolan, ouverture de concert op. 62
[9 min]
Concerto pour violon et orchestre «à la mémoire d’un ange»
I. Andante – Allegretto
II. Allegro, ma sempre rubato, frei wie eine Kadenz [Allegro, mais toujours rubato, libre comme une cadence] – Adagio
[28 min]
--- Entracte ---
Symphonie n° 2, en ré majeur, op. 73
I. Allegro non troppo
II. Adagio non troppo – L’istesso tempo, ma grazioso
III. Allegretto grazioso (Quasi andantino) – Presto, ma non assai – Tempo primo – Presto, ma non assai –Tempo primo
IV. Allegro con spirito
[45 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
David Afkham direction
Frank Peter Zimmermann violon
Introduction
L’ange que pleure Alban Berg, c’est Manon Gropius, fille d’Alma Schindler (la veuve de Gustav Mahler) et du fondateur du Bauhaus, l’architecte Walter Gropius. Elle meurt en 1935, à l’âge de 18 ans. Très affecté, Berg nourrit le concerto qu’il est en train de composer pour le violoniste Louis Krasner de son chagrin, mais surtout de la beauté radieuse de celle qu’il aimait comme une fille. Auparavant, Coriolan de Beethoven plante un décor puissamment dramatique. Pour cette ouverture de concert de 1807, Beethoven puisa dans une pièce de Heinrich Joseph von Collin la figure héroïque du général romain qu’avaient chantée avant lui Plutarque et Shakespeare. Mais une fois la grâce de Manon dévoilée, irradiant à travers les larmes de Berg, c’est la plus souriante des symphonies de Brahms qui prend la suite : cette Deuxième composée en 1877 au bord d’un lac idyllique de Carinthie et que l’auteur lui-même surnommait sa «Suite de valses». Une bouffée d’air frais et de charme, des nuances pastel qui balaient tous les nuages.
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Beethoven, Coriolan
Composition : 1807.
Dédicace : à Heinrich Joseph von Collin.
Création privée : Vienne, mars 1807, chez le prince Franz Joseph von Lobkowitz, avec la Quatrième Symphonie et le Quatrième Concerto pour piano.
Les ouvertures beethovéniennes, qu’elles soient destinées ou non à une pièce existante (La Consécration de la maison est ainsi un morceau totalement indépendant), sont chez le compositeur ce qui se rapproche le plus de l’esthétique du poème symphonique, définie plus tard par Liszt. Le genre affectionne les figures héroïques : Liszt dépeindra un Prométhée, un Hamlet ou un Mazeppa, Strauss un Don Juan, un Don Quichotte ou un Macbeth. Beethoven, lui, choisit en 1807 la figure de Coriolan, ce général romain qui fut exilé pour avoir menacé les droits nouvellement acquis des plébéiens et qui, en représailles, marcha sur Rome. L’histoire, contée par Plutarque, est à l’origine d’un drame de Shakespeare ; mais c’est pour une tragédie du dramaturge viennois Heinrich Joseph von Collin que Beethoven écrivit cette introduction musicale animée d’une «inquiétude impossible à calmer» (E. T. A. Hoffmann en 1812).
Affirmant un très sombre ut mineur (la même tonalité que la Cinquième Symphonie, mais traitée de manière particulièrement tragique), l’introduction capte l’attention par son efficacité : contrastes percutants entre le do des cordes et les accords de tout l’orchestre, gestion efficiente des silences. Apparaît bien vite le thème représentant Coriolan, avec ses notes répétées ; âpre, relevé de fortissimi et d’accents, il débouche sur un motif plus calme sur un fluide accompagnement de violoncelles, où l’on a vu une évocation des personnages de la mère et de la femme du héros, le suppliant d’abandonner son noir dessin. L’entrée dans le développement se fait par un effet de fondu-enchaîné et l’on y conserve les contrastes, les accents, l’écriture par petits éléments. La réexposition emprunte les chemins de fa mineur avant de déboucher sur ut majeur ; mais l’on revient bientôt au mode mineur, avec une reprise variée de l’introduction et une fin en disparition – ou plutôt en délitement, le thème de Coriolan se disloquant petit à petit, grignoté par le néant : celui de la mort que le héros se donne.
– Angèle Leroy
Berg, Concerto «à la mémoire d’un ange»
Composition : 1935.
Création (posthume) : Barcelone, Palau de la Música Catalana, 9 mars 1936, dans le cadre du festival de la Société internationale pour la musique contemporaine (SIMC), par Louis Krasner et l’Orquestra Pau Casals sous la direction d’Harmann Scherchen.
Berg venait d’accepter la commande d’un concerto par le violoniste Louis Krasner, un Russe émigré aux États-Unis, lorsqu’un drame vint frapper le cercle de ses amis proches. Le 22 avril 1935, Manon Gropius était emportée par la tuberculose à 18 ans. Manon était la fille de l’architecte Walter Gropius et d’Alma Schindler, la veuve de Gustav Mahler, divorcée de Gropius et remariée au romancier Franz Werfel. Cet événement tragique donnait un sens à la commande du concerto, que Berg n’avait acceptée que pour des raisons alimentaires (un salaire de 1500 dollars bienvenu, tandis que l’Allemagne nazie interdisait désormais toute représentation de son premier opéra, Wozzeck, et qu’il peinait à accoucher du second, Lulu). «Avant que cette année terrible soit achevée, écrivit-il à Alma, Franz [Werfel] et toi serez en mesure d’entendre, sous la forme d’une partition que je dédierai “à la mémoire d’un ange”, ce que je ressens et ne suis pour l’instant pas en mesure d’exprimer.»
Le compositeur était très proche d’Alma Schindler. Par son intermédiaire, il avait rencontré Hanna Fuchs-Robettin, la sœur de Werfel, avec laquelle il entretint une relation extraconjugale de 1925 à sa mort. Alma témoigna plus tard de l’affection que portait Berg à la jeune disparue, donnant la clef de la dédicace à «l’ange». «Dès le début, Berg aima ma fille comme si c’était la sienne. Sa beauté grandissait à mesure qu’elle approchait de l’âge adulte. Lorsque Max Reinhardt [célèbre metteur en scène et directeur de théâtre, ndlr] la vit, il me demanda l’autorisation de lui laisser jouer le Premier Ange au Grosses Welttheater de Salzbourg. Mais avant que quoi que ce soit ait pu se mettre en place, elle fut frappée d’une paralysie infantile […] et elle mourut le jour de Pâques 1935. Elle ne joua jamais le rôle de l’ange, mais en devint un véritable.»
Les semaines qui suivirent le décès de Manon furent entièrement consacrées au concerto pour violon. À la demande de Berg, Krasner vint lui rendre visite dans sa retraite estivale du Wörthersee, en Carinthie, improvisant devant lui des heures entières pour le familiariser avec le jeu du violon. Berg avait écrit avec une rapidité inhabituelle. L’orchestration prit moins d’un mois : elle fut achevée au milieu du mois d’août 1935, juste à temps pour le cinquante-sixième anniversaire d’Alma.
Krasner avait eu l’intuition que le lyrisme inné de Berg engendrerait une partition merveilleusement apte à défendre la cause nouvelle, et encore peu partagée, de la musique dodécaphonique. Cette intuition était juste. Le concerto repose sur une série à douze sons (une mélodie énonçant les douze degrés de la gamme chromatique sans qu’aucun ne puisse être réentendu avant l’exposé des onze autres) et sur les techniques liées à cette écriture : renversements, rétrogradations, transpositions, augmentations… Mais, alors que le but premier du dodécaphonisme est de gommer toute hiérarchie entre les notes, Berg ne peut s’empêcher de créer des pôles d’attraction et de distiller ce sentiment tonal contre lequel ses camarades Schönberg et Webern avaient tant lutté.
Il parvient à résoudre ce paradoxe en choisissant une série ingénieuse (sol – si bémol – ré – fa dièse – la – do – mi – sol dièse – si – do dièse – mi bémol – fa) qui dégage les intervalles de tierce et de quinte juste caractéristiques de l’écriture tonale. Elle égrène successivement les accords de sol majeur, ré majeur, la mineur et mi majeur, avant de conclure sur quatre degrés formant des tons entiers. Par ailleurs, elle s’appuie judicieusement sur les notes donnée par les cordes à vide du violon (sol – ré – la – mi). Dans ses deux opéras, Berg avait déjà pu expérimenter ce dodécaphonisme empreint de lyrisme, attaché à la luxuriance des couleurs et à la cohérence de la grande forme – un attachement nostalgique aux valeurs d’un passé récusé par Schönberg et Webern, et qui rend la musique de Berg plus accessible que la leur à de nombreux auditeurs.
Berg confia à son ami et biographe Willi Reich que les deux mouvements du concerto, chacun subdivisé en deux sections, «essaient de traduire en musique les principaux traits de la jeune fille».
La première section du premier mouvement, Andante, brosse le portrait de l’angélique Manon. Sorte de scherzo, l’Allegretto suivant traduit, pour reprendre les termes de Reich, «la vue de cette belle jeune fille sous la forme d’une ronde gracieuse, parfois tendre et rêveuse, parfois robuste et impassible comme une danse populaire de Carinthie». À la fin du mouvement, Berg cite en effet un air populaire de Carinthie, Ein Vogel auf’m Zwetschgenbaum [Un oiseau sur un prunier]. On est en droit de penser qu’il tissait ainsi un lien entre Manon et sa propre fille illégitime, Albine, née de ses amours avec une servante qu’employait le ménage Berg pendant ses séjours au Wörthersee.
Le premier volet du second mouvement, Allegro, débute par un cri perçant et traduit la révolte et l’angoisse engendrées par la mort de Manon. Dense, libre dans son allure comme dans son écriture, il s’intensifie jusqu’à un sommet violent, point culminant de l’œuvre entière. Après cette explosion vient l’apaisement, sous la forme de l’Adagio final. Le violon solo fait entendre les quatre dernières notes de la série, qui se trouvent correspondre à l’incipit du choral luthérien de Johann Rudolf Ahle Es ist genug ! [C’en est assez !]. Imitant des fonds d’orgue consolateurs, quatre clarinettes prennent ensuite le relais, dans l’harmonisation qu’en a donnée Johann Sebastian Bach dans sa cantate O Ewigkeit, du Donnerwort, BWV 60. Au-dessus de la mélodie, Berg a placé les paroles du choral : «C’en est assez ; Seigneur, quand il te plaira, délivre-moi donc de mes liens ! Mon Jésus vient ; à présent, bonne nuit, ô monde ! Je m’en vais vers la demeure céleste, je m’en vais dans la certitude et la paix, ma grande misère reste ici-bas. C’en est assez.» À la fin du mouvement, la mélodie carinthienne resurgit du lointain, comme un ultime écho de l’existence terrestre de Manon.
Il s’agit de la dernière œuvre achevée par Berg, que la mort surprendra le soir de Noël avant qu’il ait terminé Lulu. C’est Webern qui devait assurer la création du concerto, à Barcelone, le 19 avril 1936. Mais la mort de son ami l’avait trop affecté pour qu’il puisse diriger une œuvre si chargée de sens. Après deux répétitions, il laissa la baguette à Hermann Scherchen, et c’est ce dernier qui porta le concerto sur les fonds baptismaux, avec Louis Krasner en soliste.
– Claire Delamarche
Brahms, Symphonie n° 2
Composition : de juin à octobre 1877.
Création : Vienne, 30 décembre 1877, par l’Orchestre philharmonique de Vienne sous la direction de Hans Richter.
Alors que Brahms, intimidé par l’ombre de Beethoven, avait mis un quart de siècle à achever sa Première Symphonie, la seconde naquit dans la foulée en moins de quatre mois, de juin à octobre 1877, principalement lors de vacances en Carinthie, sur le Wörthersee. Annoncée pour le 11 décembre suivant, la création n’eut lieu finalement que le 30, assurée par l’Orchestre philharmonique de Vienne et le chef hongrois Hans Richter.
Affranchi de son pesant modèle, Brahms livra une œuvre à l’abord souriant, aux nuances pastel, aux accents de ländler et de valse qui la firent recevoir bien plus favorablement que la précédente. Appréciant que deux mouvements fussent à trois temps, les Viennois la baptisèrent «Symphonie viennoise», tandis que Brahms la surnomma sa «Suite de valses». Les grincheux l’affublèrent d’un sobriquet plus ironique, la «dernière de Schubert», comme s’ils refusaient à Brahms, après avoir comparé sa Première Symphonie à la Neuvième de Beethoven, le droit d’exister par lui-même.
L’opus 73 est pourtant bel et bien brahmsien, par sa complexité rythmique et polyphonique, sa profusion d’idées dans un cadre inébranlable, et le traitement élaboré du matériau : chevauchements, variations, développements, surprises harmoniques. On a souvent reproché à Brahms le manque de spontanéité de ses thèmes, l’opposant sur ce point à Schumann. C’est bien injuste, si l’on considère la profusion et la beauté des mélodies déployées dans cette œuvre. Mais, il est vrai, leur structure et leurs possibilités de métamorphoses s’accordent toujours aux vastes desseins architecturaux de leur auteur. Ainsi le motif de quatre notes exposé dans les premières mesures par les violoncelles et les contrebasses détermine-t-il non seulement tout le premier mouvement, mais aussi les suivants, annonçant un diatonisme prononcé et alimentant le matériau thématique.
L’Allegro ma non troppo initial foisonne de motifs et de couleurs instrumentales. Deux grands thèmes se dégagent de sa forme sonate ; le second, phrase dansante des violoncelles et altos, est absent du développement, assez bref mais très dense.
Avec son humeur changeante et sa facture complexe, l’Adagio, ma non troppo, en si majeur, constitue le centre de gravité de la symphonie. Le long thème initial est exposé par les violoncelles, accompagné d’un contrepoint des bassons. Un épisode plus fiévreux et modulant forme contraste avant la reprise du thème initial, dont le rythme binaire se heurte à des contrechants en triolets hérités de la partie centrale ; les deux rythmes se livrent un combat acharné, dont aucun ne sort vainqueur.
Le hautbois domine l’Allegretto grazioso, doux morceau champêtre dont le rythme à trois temps et l’harmonisation en tierces et en sixtes rappelle certaines des Valses pour piano. Deux trios (Presto, ma non assai) font joyeusement irruption, mais on reconnaît toujours, dans leurs contours et leur accentuation typique sur la finale, la marque de la mélodie de hautbois.
L’Allegro con spirito clôt l’ensemble dans un jaillissement de vie. Il suffit à prouver que les déclarations de Brahms – «La nouvelle symphonie est d’une mélancolie insupportable ; il faut publier la partition encadrée d’une bordure de deuil» – ne sont qu’ironie, ou pudeur masquée d’un compositeur qui répugne à parler de ses créations.
– C. D.