Entretien lumineux entre le neuropsychiatre Boris Cyrulnik et le directeur musical de l’Orchestre national de Lyon Nikolaj Szeps-Znaider à l’occasion du lancement de la saison 2022/2023 de L’AO. Ils offrent une immersion dans les trésors – parfois mystérieux – de la musique, au sein desquels le pouvoir résilient occupe une place de choix.
BC : Comme je ne suis pas un professionnel, j’aime toutes les musiques. Bien sûr la grande musique, et notamment l’opéra qui peut m’offrir des moments d’extase, mais aussi le jazz, la musique populaire – et même celle sur laquelle on peut faire le pitre. Mes principaux souvenirs enveloppent la Seconde Guerre mondiale. Lorsque j’entends des morceaux populaires j’éprouve un plaisir physique que je lie au souvenir de mon père qui avant-guerre fredonnait des chansons. J’ai aussi en mémoire les Allemands entrant dans Bordeaux au son de magnifiques orchestres. Autour de moi les gens pleuraient. Je me demandais si c’était de joie parce que la musique était magistrale ou d’effroi parce que l’ennemi nazi nous promettait l’horreur. Enfin, à la Libération, les Anglais chantant It’s a Long Way to Tipperary nous annonçaient la liberté et l’autorisation de vivre de nouveau.
BC : La résilience, c’est la reprise d’un nouveau développement après un traumatisme. Ce développement mobilise nombre de leviers – neurologique, affectif, psychologique, socioculturel –, et repose sur l’identification de deux familles de facteurs : ceux de protection et ceux de vulnérabilité.
L’art en général est un facteur de protection et de résilience précieux car il permet de faire dire à un tiers (comédien, héros de roman) ce qu’on n’ose pas ou ne peut pas exprimer. Et la musique l’est particulièrement car elle sollicite le toucher. Elle n’est pas un son mais une palpation, elle est un langage corporel riche d’une formidable propriété sensorielle. Elle sculpte le cerveau et s’y imprègne plus profondément que la parole. Écouter de la musique c’est être caressé ou secoué, alors que les autres arts, notamment la peinture ou la parole, sont plus abstraits.
BC : Tout à fait. Et la neuro-imagerie peut même le confirmer. Les neurones réagissent spécifiquement à la musique, le langage de la musique agit comme une vibration qui vient caresser les zones cérébrales. Cela explique que les enfants éveillés à la musique parlent plus tôt que ceux qui en sont privés, et donc sont disposés à mieux se socialiser. Il y a peu, dans une crèche, j’observais des enfants âgés de 4 à 10 mois ; lorsqu’on passait de la musique, ils s’arrêtaient de bouger, la plupart arboraient un immense sourire, certains même se déplaçaient à quatre pattes, et se dandinaient. Ils dansaient avant de savoir marcher ! La musique exerce un effet majeur au niveau préverbal, et chez les adultes elle favorise la synchronisation des émotions. Voilà pourquoi les bals populaires existent, des groupes sociaux se fédèrent autour d’une musique, et – malheureusement – elle est employée par les dictateurs pour faire vibrer la population et les militaires à l’unisson. Il est également impressionnant de constater que des personnes victimes de la maladie d’Alzheimer et qui ont perdu la mémoire des mots sont capables de réciter dans son intégralité une chanson de leurs jeunes années.
La musique exerce ses pouvoirs sur un large spectre d’émotions et d’espèces vivantes. Elle galvanise, invite à faire le clown ou fait pleurer selon les circonstances personnelles et émotionnelles dans lesquelles on l’accueille, et selon ce qu’on espère d’elle. Des compositeurs mélancoliques cohabitent avec d’autres érotiques. À chaque espérance correspond une musique, un compositeur ou un morceau.
NSZ : J’y souscris pleinement. Elle permet de traduire de manière scientifique ce que j’ai toujours ressenti instinctivement : la musique peut «expliquer des choses» sur la condition humaine. Cet effet neurologique du «toucher», dont l’intensité varie selon la vibration qu’exerce en soi le son que l’on reçoit, est une singularité de la musique. Et cela, nous l’avons mesuré pendant la pandémie, qui nous a privés de public, de direct, d’éphémère ; la musique s’est diffusée par les téléphones, les ordinateurs, la radio, la télévision, et ce toucher s’en est trouvé bien sûr affecté...
Sans doute parce qu’elle est non verbale, la musique est capable de faire naître simultanément plusieurs types d’émotions. Chez deux spectateurs assis côte à côte, un même morceau peut stimuler ou amplifier des émotions très différentes, voire contraires, selon le contexte personnel et les dispositions psychiques qui les caractérisent à ce moment précis. L’un peut sentir sa mélancolie s’enflammer et l’autre vivre une joie extatique. Ce pouvoir est fascinant.
NSZ : Nous commençons seulement de tirer les enseignements, de manière rétroactive, de l’épreuve de la pandémie. Nous saisissons désormais pleinement ce qui nous a été retiré. Et, en ce qui me concerne, je mesure plus que jamais que s’accomplir en tant que musicien, c’est jouer devant un public. Nous nous adressons alors à des êtres vivants, nous honorons le caractère «organique» de la musique, nous pouvons ressentir ce que les spectateurs ressentent. Je crois en la musique, son impact est viscéral, et ainsi elle me donne l’espoir d’une capacité collective de résilience.
NSZ : C’est un véritable travail de «détective» qui dicte notre cheminement. On étudie la pièce, on l’examine avec minutie et on la répète jusqu’à la vider des scories et des problèmes, en premier lieu d’ordre technique, qui entravent l’accomplissement individuel et collectif de l’interprétation. À cette condition, la musique peut espérer s’exprimer pour elle-même et recouvrer son pouvoir de rencontrer chaque spectateur de manière unique. Alors, une fois sur scène, nous pouvons ressentir pleinement la musique et la transmettre, la partager.
NSZ : Cela reste un peu du domaine du mystère, qu’il est difficile de décrypter avec précision. Une succession d’accords et d’harmonies peut déclencher une profusion de dopamine dans nos cerveaux et former un moment de beauté unique. Comment l’expliquer ? C’est complexe. Une partition n’est jamais qu’un enchaînement de points noirs sur du papier blanc, et donc l’œuvre n’existe pas concrètement. C’est alors que les musiciens interviennent, pour l’arracher au monde métaphysique et l’emmener dans le monde physique, là où s’exprime l’émotion. Ils sont contraints bien sûr – par les instruments, leurs propres limites techniques –, mais ils vont donner vie à une œuvre et espérer en faire un chef-d’œuvre. Lequel, alors, est l’égal d’une merveille de la nature.
BC : Le silence fait partie de la musique, comme il fait partie de la parole – et comme l’oubli fait partie de la mémoire. Cela signifie qu’il faut toujours un rythme. Sans rythme ni silences, il n’y a pas de musique.
NSZ : En effet, la musique n’est pas seulement composée de sons, elle résulte de l’interaction entre le silence et les sons. La première de ces interactions, c’est le premier silence avant la première note. La façon dont on va produire cette première note va déterminer la première action, puis l’enchaînement des conséquences. Or, comme nous ne sommes pas des robots, cette première action ne ressemble jamais à une autre. La première note de trompette dans une symphonie de Mahler sera différente d’un musicien à l’autre. Même si les étapes sont appliquées de façon très organique, jamais on ne réplique la représentation précédente. Et ce double sentiment, indivisible, d’irréversibilité et d’unicité, peut être tragique. Une fois la représentation achevée, c’est comme si une vie s’était écoulée – cette idée métaphysique, nous la baptisons symphonie. On retourne au silence ou aux applaudissements, l’œuvre ne reviendra jamais sous la même forme, elle ne sera d’autre part jamais écoutée de la même manière. Et finalement, cette dimension à la fois éphémère et fragile compose une juste métaphore de la vie.
BC : Absolument. La musique est antérieure au langage, elle s’imprègne dans le cerveau avant même notre naissance. Dans l’utérus, le corps de la mère et surtout le liquide amniotique filtrent les hautes fréquences et laissent les basses fréquences se diffuser. Le fœtus réagit à l’air du basson de Pierre et le Loup en tournant la tête vers la source sonore, mais il est insensible à Bach ou Mozart. Les gitans jouent au plus près du ventre des femmes enceintes, car ils ont la conviction qu’ainsi naîtra un grand guitariste. Cette propriété fondamentale de la musique, antérieure au langage et à la naissance du psychisme, peut être appliquée à la nature et à la famille. Dans la nature, l’odeur de la terre, des feuilles, de la pluie ; dans le foyer, l’empreinte de la familiarité, qui constitue notre seul véritable tranquillisant. Par qu(o)i se sent-on le mieux protégé si ce n’est par ceux que l’on aime et qui vous aiment ?
BC : C’est une juste définition. Même lorsqu’elle est triste, la musique métamorphose la douleur. Si l’on éprouve une douleur physique intense et qu’on réussit à lui donner un sens, en l’exprimant par une peinture, une écriture ou une pièce musicale, on la transcende jusqu’à la transformer en poésie. C’est pourquoi les arts sont un si précieux facteur de résilience.
NSZ : Face à une épreuve, nous avons parfois besoin de silence, mais il existe peu de situations qui ne sont pas améliorées grâce à la «bonne» musique. Oui, la musique a la capacité de transcender les émotions que nous ressentons. Lorsqu’un mot s’arrête, la musique commence : c’est ça le pouvoir de la musique, et ce privilège, il faut le célébrer sans cesse et le sanctuariser.
Entretien réalisé par Denis Lafay le 21 février 2022
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Retrouvez Boris Cyrulnik, Nikolaj Szeps-Znaider et Denis Lafay pour un Concert-rencontre le 18 mars 2023 :
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