Concerto pour piano n° 2 de Chopin
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Programme détaillé
D’un matin de printemps
[5 min]
Concerto pour piano n° 2, en fa mineur, op. 21
I. Maestoso
II. Larghetto
III. Allegro vivace
[35 min]
--- Entracte ---
Peer Gynt
Extraits de la musique de scène pour le drame d’Henrik Ibsen, op. 23, de la suite d’orchestre n° 1, op. 46 et de la suite d’orchestre n° 2, op. 55
– Prélude de l’acte I : I bryllupsgården [La Ferme des noces] (musique de scène)
– Bruderovet [L’Enlèvement de la mariée] (suite n° 2)
– Dovregubbens hall [Dans la grotte du Roi de la Montagne] (suite n° 1)
– Dans av Dovregubbens datter [Danse de la Fille du Roi de la Montagne] (musique de scène)
– Åses død [La Mort d’Åse] (suite n° 1)
– Morgenstemning [Au matin] (suite n° 1)
– Arabisk dans [Danse arabe] (suite n° 2)
– Anitras dans [Danse d’Anitra] (suite n° 1)
– Solvejgs sang [Chanson de Solvejg] (suite n° 2)
– Hjemfarten [Retour de Peer Gynt] (suite n° 2)
– Solvejgs vuggevise [Berceuse de Solvejg] (musique de scène)
[45 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Tabita Berglund direction
Ingrid Fliter piano
Introduction
D’un matin de printemps (1918), qui ouvre ce programme, est désormais un standard de l’Orchestre national de Lyon (la pièce figure au programme du double CD de poèmes symphoniques, Aux étoiles, paru cet automne sous le label Bru Zane sous la baguette de Nikolaj Szeps-Znaider). Légère et lumineuse, cette courte aubade est pourtant l’œuvre d’une jeune femme de 25 ans harcelée de souffrances par la maladie qui allait l’emporter quelques semaines plus tard.
Dans un mélange de douceur et de fièvre, de pudeur et de brio, le Concerto en fa mineur (1830) est l’œuvre du tout jeune Chopin qui veut s’imposer dans sa Pologne natale comme virtuose avant de conquérir l’Europe.
Tabita Berglund nous emporte ensuite dans le monde fantastique de Peer Gynt, la pièce d’Henrik Ibsen. Elle nous offre de larges extraits des deux suites d’orchestre compilées par Edvard Grieg en 1888 et 1891 respectivement à partir de la musique de scène. Mais la cheffe norvégienne puise également dans cette dernière, créée avec la pièce en 1876, nous montrant qu’au-delà des illustres «Au matin», «Dans la grotte du Roi de la Montagne» ou «Chanson de Solvejg», la partition recèle bien d’autres trésors !
Boulanger, D’un matin de printemps
Composition : 1917-1918.
Création : Paris, Opéra, 13 mars 1921, par l’Orchestre des Concerts Pasdeloup, dirigé par Rhené-Baton.
Lili Boulanger n’a pas 20 ans lorsqu’en 1913 elle obtient le prix de Rome de composition. Elle est la première femme à décrocher cette prestigieuse couronne ; l’événement fait la une, d’autant qu’elle est la sœur d’une musicienne déjà célèbre, Nadia Boulanger, que le jury a recalée par quatre fois. On sait la suite : atteinte d’une maladie incurable des intestins, Lili mourra moins de cinq ans plus tard, et Nadia abandonnera peu après la composition pour se consacrer à l’enseignement.
La Première Guerre mondiale éclipsera la courte carrière de Lili Boulanger, dont l’œuvre commença à être connue durant l’entre-deux-guerres, lorsque ses partitions purent être données. Il suffit de lire la presse pour comprendre l’étonnement admiratif que ces exécutions suscitèrent. À l’issue d’un concert monographique, le critique du Temps écrivait ainsi en 1923 : «Cette musicienne ne ressemble à personne, ne se rattache à personne. Point d’affectation d’indépendance, mais une voix tellement à elle que rien ne la peut définir ni même en donner une idée à qui ne l’a pas entendue. […] Il n’y a nul écart, nulle bravade, dans l’expression. Et le résultat est cependant une surprenante avance, loin du peloton agité des chercheurs d’effets et des aventureux. Le secret : un don inné exceptionnel ; et la suprême vertu : la sincérité.»
L’admiration gagne d’autant plus lorsqu’on sait l’état physique dans lequel Lili Boulanger composa ses plus grandes œuvres. Les souffrances et l’épuisement avaient atteint leur paroxysme à l’automne de 1917, alors qu’elle entreprit le diptyque D’un soir triste et D’un matin de printemps, achevé au début de l’année suivante. Les crises s’étaient succédé au cours des mois précédents et une opération chirurgicale fut même tentée, qui ne fit qu’ajouter aux affres. L’issue était encore incertaine, mais la jeune femme savait désormais que le pire était possible – et elle l’accepta, soucieuse surtout d’achever l’opéra d’après Maeterlinck auquel elle travaillait. Elle s’interrompit toutefois pour composer D’un soir triste et D’un matin de printemps, un nocturne et une aubade, dont elle réalisa simultanément plusieurs versions – dont une pour trio avec piano et la version pour orchestre jouée ce soir.
La musique de Lili Boulanger ne ressemble guère à la jeune fille de bonne famille qu’elle paraissait ; la maladie jette une ombre sur cette vérité de façade et sa musique témoigne souvent directement des épreuves physiques et intérieures endurées, à travers une expression âpre et intense, et une écriture dense, chargée d’harmonies singulières et complexes. Si tel est le cas du nocturne D’un soir triste, l’aubade qui lui fait pendant paraît tout à l’inverse légère et sans souci. L’écriture est claire et acérée, la réalisation discrètement parfaite, dans la veine de la tradition française – on songe au Berlioz de la reine Mab (Roméo et Juliette), à la Petite Suite de Bizet ou aux Rondes de printemps de Debussy. À l’écoute attentive, cette page diaphane pleine de charme paraît pourtant doucement voilée et laisse apercevoir un fond de nostalgie et de tristesse diffuse. Autre marque de l’esprit français, qui dit sans appuyer. D’un matin de printemps fut donné lors de la création avec D’un soir triste, sous l’intitulé Deux Poèmes. Les deux pièces partagent le même incipit thématique, sous deux formes différentes.
– Alain Galliari
Alain Galliari est l’auteur d’un «Lili», récit sur la vie de Lili Boulanger (AGÉditeur).
Chopin, Concerto pour piano n° 2
Composition : 1829-1830.
Première exécution privée : Varsovie, dans la demeure de Chopin, 7 février 1830, par l’auteur au piano et un groupe de musiciens placés sous la direction de Karol Kurpiński.
Première exécution publique : Varsovie, Théâtre national, 17 mars 1830, par l’auteur et Karol Kurpiński.
Dédicace : à la comtesse Delphine Potocka.
Le Concerto en fa mineur est l’œuvre d’un tout jeune homme, récemment diplômé de l’Académie de musique de Varsovie, qui s’imagine à l’orée d’une carrière de virtuose – l’avenir lui donnera tort : Chopin ne donnera que quelques poignées de concerts au cours de sa courte existence, gagnant essentiellement sa vie comme professeur. Bien que premier composé de ses deux concertos, celui en fa porte le numéro 2 car l’éditeur parisien Schlesinger préféra publier d’abord celui en mi mineur, mieux connu du public français.
À de nombreux égards, ce concerto s’inscrit dans le style dit «brillant» des concertos de Carl Maria von Weber, Friedrich Kalkbrenner, John Field, Ferdinand Ries ou Ignaz Moscheles. Chopin les connaissait bien pour les avoir abondamment travaillés avec son second professeur, Wilhelm Würfel, à partir de 1822. C’est dans un concerto de Ries que le jeune prodige avait séduit pour la première fois la critique polonaise, le 24 février 1823 ; il avait renouvelé l’exploit le 5 mars suivant dans le Cinquième Concerto de Field.
Le style «brillant» se manifeste par la prépondérance du soliste sur l’orchestre (au contraire des concertos de Mozart ou Beethoven où s’établit un rapport de forces équilibré), une virtuosité exubérante, une grande richesse ornementale. Mais le concerto de Chopin se démarque de ses modèles par sa poésie profonde, que génèrent de subtils éclairages harmoniques, la variété et la grâce des fioritures, la beauté sans pareille du chant.
Au printemps 1828, Chopin avait assisté aux concerts donnés par Nicolò Paganini à Varsovie. Il fut impressionné par la démonstration du prodigieux violoniste génois. Mais, contrairement à celui auquel on le comparerait tant, Franz Liszt, cela ne l’engagea pas sur la voie d’une telle virtuosité surhumaine ; cela le conforta au contraire dans sa volonté viscérale de composer, de donner forme au monde sonore et expressif qui l’habitait, tout en renforçant sa certitude qu’il devait concentrer ses efforts sur le seul piano, l’instrument dont il connaissait désormais tous les arcanes et qui était à même de traduire le plus exactement ses pensées intimes.
Son premier concert à l’étranger – à Vienne, le 11 août 1829 – fut un grand succès. Chopin entrait dans l’âge adulte. De retour, il composa quelques polonaises, ses premières valses, et surtout le Concerto en fa mineur.
Les pièces concertantes étaient, pour un jeune virtuose, le passeport obligé pour la célébrité. Mais, avant d’embrasser le genre exigeant du concerto, Chopin s’essaya à des formes moins complexes – variations, rondos – où il exerçait tout à la fois ses doigts et sa plume : Variations sur «Là ci darem la mano» de Mozart op. 2 (1827-1828), Krakowiak, grand rondo de concert, op. 14 (1828), Fantaisie sur des airs polonais op. 13 (1829), tous pour piano et orchestre. En 1828, son ambition de compositeur monta d’un cran avec la Sonate pour piano en ut mineur, op. 4, qu’il offrit à son professeur de composition, Józef Elsner : la difficulté technique était désormais clairement subordonnée à la recherche de la grande forme, à l’audace harmonique, à l’expression. Au début de l’année suivante, le Trio pour violon, violoncelle et piano op. 5 vint confirmer ce tournant. Chopin était désormais prêt à aborder le concerto.
Indiqué «Maestoso» (Majestueux), le premier mouvement du Concerto en fa mineur traduit par son caractère les visées du jeune pianiste et compositeur : conquérir le public de Varsovie et, après lui, celui de l’Europe entière. Pourtant, l’héroïque premier thème (énoncé par l’orchestre) perd de sa superbe dès sa reprise à l’entrée du piano, où il s’infléchit vers des tonalités plus nostalgiques : après un début impétueux, Chopin est retourné rapidement aux armes qui lui sont le plus consubstantielles – le lyrisme, l’infinie palette de couleurs, les émotions voilées. Le second thème, ligne mélodique toute de douceur et de souplesse, confirme cette impression. Le premier mouvement ne manque pas, toutefois, d’énergie ni de variété. Le développement, lieu privilégié de l’affrontement des thèmes et de l’accumulation de tension, ne déroge pas à la tradition : le piano y déferle en vagues impétueuses.
L’admiration de Chopin pour le bel canto italien n’est nulle part aussi sensible que dans la cantilène splendide du Larghetto central. Le compositeur polonais ne se lierait d’amitié avec Vincenzo Bellini qu’une fois installé à Paris, mais il avait eu l’occasion d’entendre les ouvrages de ses prédécesseurs à l’Opéra de Varsovie. Dans une lettre à son ami Tytus Woyciechowski, le musicien avoua qu’il s’agissait d’une déclaration d’amour à une jeune camarade de l’Académie de musique, la soprano Konstancja Gładkowska. Une fois à Paris, Chopin semble avoir tourné cette page ; et la partition, éditée en 1836, portera une dédicace à la comtesse Delphine Potocka.
Ce mouvement est admirable par la beauté plastique de ses lignes, l’imagination de ses efflorescences, le raffinement d’une harmonie volontiers chromatique et modulante. En la bémol majeur, il adopte la tonalité de la bémol mineur le temps d’un épisode central plus véhément et instable, avant le retour à la cantilène initiale plus lumineuse et volubile que jamais.
Le 11 août 1829, le public viennois avait adoré l'exotisme virtuose du Krakowiak et de l'improvisation qu’avait faite Chopin sur un chant populaire polonais. Sous l'influence de ce succès, le compositeur ne manqua pas de doter ses deux concertos de finales polonais enjoués.
Les rythmes des danses nationales imprègnent le finale du Concerto en fa mineur (principalement la mazurka). Chopin y adopte la forme traditionnelle d’un dernier mouvement de concerto, le rondo (alternance d’un thème «refrain» et de thèmes «couplets»). Le piano règne en maître ici comme dans les mouvements précédents. Cela n’empêche pas quelques trouvailles orchestrales ; on remarquera notamment comment le thème refrain se transforme en appel de cor pour introduire la coda. Après l’intervention de cor, le piano reprend les rênes pour entraîner l’auditeur dans une conclusion étincelante.
Chopin exécuta ce concerto pour la première fois chez lui le 7 février 1830, devant un cercle de proches et de musiciens invités pour l’occasion. En proie à un trac à la mesure de l’événement, il prépara encore plus d’un mois la création publique de l’œuvre, qui eut lieu le 17 mars au Théâtre national. Le premier mouvement fut accueilli avec tiédeur, mais le public s’enthousiasma pour les deux suivants. La critique ne tarit pas d’éloge envers le musicien, élevé en porte-flambeau d’une nation qui préparait sa révolution contre l’impérialisme russe. Avec ce concert, Chopin entrait symboliquement dans l’âge adulte ; il était prêt désormais à prendre en main son destin.
– Claire Delamarche
Grieg, Peer Gynt
Composition : 1874-1875.
Création : Christiania (Oslo), Théâtre, 24 février 1876, sous la direction de Johan Hennum.
Au début de l’année 1874, Henrik Ibsen décide de réaliser une adaptation théâtrale de son poème dramatique Peer Gynt, publié en 1867. Il s’adresse aussitôt à Edvard Grieg, qu’il avait rencontré à Rome quelques années plus tôt, pour lui demander d’écrire la musique de scène. Le compositeur ayant donné son accord, il lui indique où insérer les interpolations musicales et quel doit être leur caractère, tout en laissant une marge de liberté : «Je souhaiterais que le monologue de Peer Gynt soit traité de façon mélodramatique ou en partie sous forme de récitatif. La scène qui se déroule dans la cour du mariage doit être beaucoup plus développée que dans le livre, et ce, à l’aide du ballet. Une propre mélodie de danse devra être composée, elle doit résonner assourdie jusqu’à la fin de l’acte. Le quatrième acte doit être presque entièrement supprimé pour la représentation. En lieu et place, je m’imagine un grand tableau musical esquissant les errements de Peer Gynt de par le monde : des mélodies américaines, anglaises et françaises peuvent tour à tour y apparaître pour peu après redisparaître.»
Grieg compose vingt-six numéros, certains très courts, d’autres plus développés. Jamais il ne les publiera. En revanche, il en transcrira neuf pour piano à quatre mains, trois pour voix et piano et réalisera deux suites d’orchestre : c’est à l’édition de ces arrangements qu’il devra une grande part de sa popularité internationale.
Il n’assiste pas à la création de la pièce, accueillie triomphalement : à cette date, il est auprès de ses parents, dont l’état de santé se dégrade (ils décèdent tous deux à l’automne). Au mois de novembre, il assiste enfin à une représentation dont le succès lui est en partie imputé : «Le public m’a fait l’honneur de m’acclamer en plein milieu de la pièce ainsi qu’à la fin. Finalement, j’ai dû quitter ma place pour monter sur scène.»
La composition avait pourtant été difficile. Le 27 août 1874, Grieg confie à son ami et ancien élève Frants Beyer : «Peer Gynt avance très lentement, et je ne vois pas comment je pourrais le finir pour l’automne. C’est un sujet intraitable, en dehors de quelques passages comme par exemple le moment où Solveig chante. Cette scène est, d’ailleurs, déjà finie. J’ai également composé quelque chose pour la Grotte du Vieux de Dovre [le Roi de la Montagne], et je n’en peux plus de l’entendre, tellement c’est plein de bouse de vache et de ‘‘Nordingueries’’ et de ‘‘Sois-à-toi-même-ismes’’. Mais je me donne de la peine pour faire passer l’ironie, surtout lorsque Peer déclare enfin, bien contre son gré : ‘‘Que le chat me griffe, si les chants et les danses n’étaient pas bien agréables !’’»
Cette lettre, où Grieg fait allusion à la devise des Trolls, «Sois à toi-même», qui s’oppose à la morale humaine demandant d’«être soi-même», invite à reconsidérer l’image que l’on se fait souvent de l’épisode dans l’antre de la montagne. En fait, le fantastique n’est pas à prendre ici au premier degré, puisqu’il s’accompagne d’une parodie de la tradition populaire (ce qui concorde avec les intentions d’Ibsen). Grieg observe le malentendu entre ses intentions et les réactions du public : «En fait, la musique n’est jamais absolument comprise ; elle représente au contraire un tel équilibre sur la corde raide entre la caractérisation et la caricature que le public ne peut jamais discerner l’intention respective du poète.» De nos jours, notre perception est en outre faussée par l’extraordinaire emploi qu’en fait Fritz Lang dans son film M le Maudit (1931), où la mélodie du Roi de la Montagne, sifflotée par le meurtrier, laisse sourdre une angoisse menaçante. Du moins le film reste-t-il fidèle à la remarque du compositeur : «Les hommes doivent être confrontés à leur propre laideur.»
«Il y a dans Peer Gynt une charge polémique féroce contre l’image éculée du folklore, contre le côté étroit et satisfait de ceux qui n’aiment que ce qui a été fabriqué chez eux et pensé dans les limites assignées à la pensée.»
Eugène Durif, écrivain, dramaturge et metteur en scène
L’ironie n’est toutefois pas constante, la diversité des situations dramatiques et de leur atmosphère suscitant un univers sonore tout aussi varié. De surcroît, la musique ne se focalise pas sur Peer : elle s’attache également à des personnages certes marquants, mais présents dans peu de scènes (Ingrid, Åse, la Fille du Roi de la Montagne, Anitra, et même Solveig) ; à d’autres moments, elle caractérise une ambiance, comme celle du matin au début de l’acte IV, que Grieg considérait comme «de la musique pure», ou la tempête maritime qu’affronte Peer lors de son retour sur sa terre natale, au début de l’acte V.
Pour le grand public, la musique de Grieg, celle de Peer Gynt en particulier, incarne l’âme norvégienne et serait gorgée de culture populaire. Mais si le compositeur a entendu de la musique traditionnelle dans son enfance, il ne commence à s’y intéresser qu’après ses études à Leipzig (1858-1862). Par la suite, il emploie des ingrédients qui semblent issus de la musique populaire sans remettre en cause les fondements de la musique «savante».
Peer Gynt abonde ainsi en pédales harmoniques (longues tenues qui entrent parfois en conflit avec la mélodie), dont la couleur populaire est à l’occasion renforcée par l’utilisation d’une quinte à vide («Danse de la Fille du Roi de la Montagne»). Parfois, les notes sensibles descendent sur une note plus grave, comme dans la «Chanson de Solveig», laquelle «doit être interprétée à la manière du chant populaire». De nombreux numéros reposent sur de brefs motifs se prêtant, non à un travail de développement, mais de variante (répétition avec une nouvelle couleur instrumentale, une autre harmonie ou à partir d’une autre note de la gamme). Par moments, des échelles modales (autres que le majeur et le mineur) induisent une couleur populaire que l’on entend par exemple dans la «Danse de la Fille du Roi de la Montagne».
Mais Grieg avoue lui-même la difficulté à déceler ce qui relève de son propre style et ce qui émane du folklore. D’ailleurs, il n’établit pas toujours une correspondance «logique» entre sa musique et le lieu de l’intrigue. Le prélude de l’acte IV («Au matin») s’inspire des particularités organologiques du hardingfele (violon traditionnel norvégien doté de cordes sympathiques), mais le rideau se lève sur un paysage d’Afrique ! La «Danse d’Anitra» porte l’indication «Tempo di Mazurka», et peu importe que la Pologne se confonde avec l’Arabie. D’autres scènes sacrifient en revanche aux conventions de la couleur locale, notamment la «Danse arabe» avec son utilisation de la « percussion turque» (grosse caisse, cymbales, triangle). Grieg précise au sujet de ce numéro : «Je souhaite que chacune des danseuses ait un tambourin, car c’est la seule manière d’obtenir la musique que j’ai à l’esprit… Les contrebassons et les timbales graves pp doivent sonner authentiquement turc.»
Si la musique de Peer Gynt est devenue si célèbre, c’est en partie grâce à l’art de la caractérisation de son auteur. De nombreux numéros peuvent être entendus comme les emblèmes sonores d’un sentiment ou d’une situation : la douleur d’Ingrid («L’Enlèvement de la mariée»), la transe féroce («Dans la grotte du Roi de la Montagne»), le deuil («La Mort d’Åse»), la sensualité capricieuse («Danse d’Anitra»), la mélancolie («Chanson de Solvejg») ou la tendresse («Berceuse de Solvejg»). Au terme de ses errances, Peer s’interroge sur ce que signifie «être soi-même». À cette question existentielle, Grieg répond non seulement par l’affirmation de son identité norvégienne, mais par sa position de premier plan dans le grand concert du monde.
– Hélène Cao
Jeune homme ambitieux et tête brûlée, Peer Gynt rêve d’aventures et n’hésite pas à commettre des actes répréhensibles pour obtenir ce qu’il désire. Il enlève la jeune Ingrid le jour de ses noces et s’enfuit avec elle. Mais vite lassé, il l’abandonne. Il s’immisce dans le monde des trolls après avoir rencontré la Fille du Roi de la Montagne, puis s’échappe quand il comprend qu’il devrait renoncer à sa condition humaine pour vivre avec ces créatures. Ayant revu sa mère Åse au moment de sa mort, il quitte ensuite la Norvège pour se rendre en Orient. Des années plus tard, il est devenu un riche marchand, mais il perd sa fortune dans un naufrage. La belle Anitra, dont il est l’amant, le dépouille de ce qui lui reste. Le temps passe. À présent âgé, Peer retourne en Norvège, où il retrouve Solvejg qui n’a jamais cessé de l’aimer avec tendresse et sincérité. Il meurt dans ses bras, ayant enfin trouvé le sens de sa vie.
– H. C.