Notes de programme

Pierre-Laurent Aimard

dim. 9 fév. 2025

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Programme détaillé

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
SEPT BAGATELLES OP. 33 – Six Bagatelles op. 119

Extraits :

– Bagatelle op. 33/2 : Scherzo (Allegro)
– Bagatelle op. 119/2 : Andante con mot
– Bagatelle op. 119/7 : Molto moderato
– Bagatelle op. 119/3 : À l’Allemande
– Bagatelle op. 33/7 : Presto

[10 min]

Pierre Boulez (1925-2016)
Douze Notations

I. Fantasque – Modéré
II. Très vif 
III. Assez lent 
IV. Rythmique 
V. Doux et improvisé 
VI. Rapide 
VII. Hiératique 
VIII. Modéré jusqu’à très vif 
IX. Lointain – Calme 
X. Mécanique et très sec 
XI. Scintillant 
XII. Lent – Puissant et âpre

[12 min]

 

--- Entracte ---

Alban Berg (1885-1935)
Sonate pour piano op. 1

[10 min]

Pierre Boulez
Première Sonate

I. Lent
II. Assez large – Rapide

[9 min]

Incises 

Version complète de 2001

[6 min]

Maurice Ravel (1875-1937)
Gaspard de la nuit, trois poèmes pour piano d’après Aloysius Bertrand

I. Ondine
II. Le Gibet
III. Scarbo

[22 min]

Distribution

Pierre-Laurent Aimard piano

En partenariat avec Ici Rhône-Alpes.

Introduction

En 1975, Pierre-Laurent Aimard participait à l’inauguration de l’Auditorium. En cette année où le bâtiment fête son cinquantenaire, il nous propose un de ces programmes inventifs et fascinants dont il a le secret, célébrant au passage les 150 ans de Maurice Ravel et les 100 de Pierre Boulez. Inspiré par des poèmes en prose d’Aloysius Bertrand (1807-1841), Gaspard de la nuit est l’une des partitions les plus difficiles du répertoire pianistique. Ces trois «fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot» sollicitent l’imagination en évoquant une séduisante ondine, un pendu assistant au coucher du soleil, un gnome espiègle jouant avec les rêves. Proche d’Olivier Messiaen dès l’âge de 12 ans, accueilli par Pierre Boulez à l’Ensemble intercontemporain, Pierre-Laurent Aimard s’est formé au contact des compositeurs. Avec ce nouveau programme, il questionne les facultés de l’inspiration, l’origine de la «première œuvre», la capacité à inventer et à «écarteler la mémoire», selon la formule boulézienne, et, dans les Notations (1994, révision en 2001), à confronter la méthode de Schönberg à une multitude de caractères. Dans les Bagatelles de Beethoven (1820-1824), les petites choses se suffisent à elles-mêmes quand l’idée est belle. Si la Sonate op. 1 de Berg (achevée en 1909) révèle les hésitations du compositeur au moment de s’engager sur de nouveaux chemins, la Première Sonate de Boulez (1946) se soumet à la forme classique pour mieux s’en libérer et dessiner l’avenir d’Incises (1994, révision en 2001).

Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon

Pierre Boulez, un centenaire

En janvier 2016, au lendemain de la disparition de Pierre Boulez, la presse française consacrait quelques colonnes au maître. Plutôt que d’évoquer son œuvre, sa musique aussi exigeante que belle ou ses apports à la vie musicale française, nombre de journalistes se sont contentés de reprendre ses déclarations les plus célèbres, phrases parfois assassines mais qui n’avaient plus guère de sens ainsi extraites de leur contexte. Livrant, dans le meilleur des cas, quelques explications rapides, sans doute pensaient-ils brosser un portrait vivant et vrai. La pensée de Pierre Boulez ne pouvait toutefois être réduite à ces quelques mots, pas plus que son caractère. C’était là oublier que l’homme adaptait son langage à ses tribunes, et que son style comme ses idées ont évolué au fil de sa carrière. C’était surtout donner une fausse idée d’un discours en braquant les projecteurs sur des figures de style plutôt que sur son épaisse complexité. Certes, Pierre Boulez lui-même fit de ces assertions une marque de fabrique, et elles participèrent vraisemblablement à son succès. Mais nous nous étonnons qu’une grande part du public, professionnel ou amateur, n’ait toujours pas pris de recul avec ces réactions dont la nature était propre à une certaine immédiateté. De Boulez, souvenons-nous finalement de ses admirables mises en musique des vers de René Char ou de Mallarmé, de son amour pour la peinture de Klee, de ses expériences extrêmes qui firent entrer la musique, avec les Structures notamment, dans une modernité jusqu’alors jamais pressentie, et de son envie de défendre la musique de son temps, comme chef d’orchestre bien sûr, mais aussi comme fondateur des plus audacieuses institutions de son siècle : le Domaine musical et l’Ircam. Et à ceux qui regrettent la prétendue sécheresse de son style, rappelons seulement que Boulez convoquait Baudelaire pour affirmer : «On a maintes fois répété : la musique est une science autant qu’un art ; qui saura fondre ces deux entités au même creuset, sinon l’imagination, cette “reine des facultés” !»

Beethoven, Bagatelles

Onze Bagatelles op. 119
Composition : de 1820 à 1822.

Six Bagatelles op. 126
Composition : 1824.

Beethoven
Un nom    
– le nom
le symbole le moins discuté
le plus accepté, reconnu de notre culture musicale […]

Pierre Boulez, Tell Me (Sur Beethoven), 1970

Chacun a son propre Beethoven, assurait Pierre Boulez. Paru en 1970 dans Die Welt à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur viennois, son hommage le plus personnel n’en montrait pas moins que Beethoven lui était trop éloigné pour stimuler une parole plus habituelle, au point de l’inciter à employer une poésie quasi cagienne. De Beethoven, Pierre Boulez aimait citer les fugues pianistiques, tout particulièrement les plus monumentales d’entre elles. Il évoquait moins souvent les petites formes, peut-être parce que Webern se les étaient déjà appropriées. L’opus 126, de l’aveu de Beethoven lui-même, réunissait pourtant ses meilleures pièces dans le genre. Plus qu’une simple collection de «petites choses» anodines et éparses, c’était un véritable cycle régi par une mystérieuse cohérence, et une porte d’entrée dans l’atelier du compositeur.

Tournant le dos aux longs développements, les Bagatelles de Beethoven demeurent, avec certains cycles de variations, les plus précieuses démonstrations de la force d’une idée musicale. Initialement, l’opus 119 devait avoir une fonction pédagogique en se destinant aux jeunes pianistes. Selon l’éditeur Peters, il était toutefois indigne du compositeur car ses pièces étaient trop simples et trop brèves pour porter une telle signature, trop compliquées et dépourvues de charme pour intéresser les amateurs. Il est vrai que, sans vraiment chercher à le développer, Beethoven n’hésite pas à en déployer le matériau. Répétant, variant légèrement, il semble vouloir tirer le meilleur de chaque idée sans en épuiser la substance, n’hésitant à prolonger la forme d’une fière coda et alternant entre tonalités majeures et mineures, mélodies accompagnées, esquisses de danses et miniatures dramatiques s’enchaînent. L’introduction de la Sixième Bagatelle pourrait s’appliquer à une véritable sonate ; combinant des entrées en canon, de courtes cadences plus virtuoses et des d’accords, elle paraît presque orgueilleuse pour l’exquise course pastorale appelée à suivre. Mais n’est-ce pas la confrontation de ces idées qui rend chacune si nécessaire ? Que serait un simple trille s’il n’était, dans la pièce suivante, chevauché par un second motif ? Rien de plus brillant que l’éclat de valse et la fulguration syncopée auxquels se résument les pièces. Le discours de l’opus 126 est moins ramassé, ponctué de nombreuses surprises car aspirant à tous ses niveaux à une sorte de grandeur. Avec ses Bagatelles, Beethoven nous ramène à l’essentiel : «Quand les idées sont juste, l’élaboration n’a aucune importance

Boulez, Douze Notations

Composition : 1945.
Révision : 1985.
Création : Paris, Concerts du Triptyque, 12 février 1946, par Yvette Grimaud.

Douze comme le nombre des Notations, comme le nombre de mesures au sein de chaque pièce, et comme le nombre de notes dans une série en accord avec les principes schönbergiens du dodécaphonisme. Douze comme ce jour de février 1946 choisi pour la création de l’œuvre sous les doigts d’Yvette Grimaud. De ce chiffre douze est né l’édifice le plus solide. Fragments et éclats quasi weberniens sont liés par une série unique, qui détermine la composition de chaque pièce autant que l’ordre général. De la succession de petites choses émerge une grande chose dans la mesure où tous les éléments sont liés entre eux par un ordre supérieur. Dans ces pages de jeunesse, le disciple d’Olivier Messiaen n’a toutefois pas évité de discrètes réminiscences, marquées par la découverte des partitions de Schönberg et de Jolivet. Chaque morceau propose un matériau renouvelé : ici un trémolo, là un motif obstiné ou un puissant accord. De ces figures, des rapports contrapuntiques et de quelques traits caractéristiques dépend la disposition des notes plutôt que la structure essentielle, de sorte que le cycle s’inscrit encore dans une certaine tradition pianistique. Cette tradition, le compositeur l’abolira progressivement dans ses sonates ultérieures puis dans son orchestration des Notations. Entre 1978 et 1980, il sélectionne en effet quatre petites pièces qu’il confronte à une formation presque démesurée vis-à-vis de ces brefs aphorismes. Malgré une reprise de cette version en 1985, le chantier symphonique demeure inachevé, réservant à la partition originale le soin de nous séduire par sa multiplicité et son évidente expressivité. Fantasque, Hiératique, Lointain, Scintillant, Puissant et âpre : les indications relativisent l’épuration du discours, jusqu’à réfuter toute assertion qui réduirait la musique à de simples combinaisons logiques.

Berg, Sonate op. 1

Composition : 1907 ? – 1909.
Création : Vienne, 24 avril 1911, par Etta Werndorff.

Premier ouvrage que le jeune Alban Berg considère digne de recevoir un numéro d’opus et d’être inscrit à son catalogue, la Sonate n’est constituée que d’un mouvement, initialement prévu pour être complété, mais finalement resté sans suite et ainsi publié en 1910 à compte d’auteur. Depuis quelques années, le jeune compositeur poursuit sa formation auprès de Schönberg, qui achève alors de repousser les limites de la tonalité jusqu’à sa dissolution totale dans la nouvelle atonalité. Malgré ses deux dièses à la clé, la Sonate échappe donc au langage d’hier. Si une cadence laisse entrevoir, dès la troisième mesure, la tonalité générale de si mineur, les principaux repères s’effacent, la tonalité générale n’étant guère confirmée qu’à la fin de la pièce. Seul l’ordre classique de la forme classique subsiste : exposition avec deux thèmes, développement et réexposition. Mais encore est-il lui aussi affecté par la disparition des tonalités. La tension harmonique devient une errance continuellement modulante, et les deux thèmes eux-mêmes, apparentés par un même rythme pointé, seraient difficilement distinguables si l’un et l’autre n’étaient introduits par des dessins mélodiques en mouvements contraires, et si le deuxième n’avait un tempo légèrement plus lent que le premier. Pourtant, il y a dans cette sonate un élan et une expressivité que l’on pourrait mettre au crédit de la jeunesse, tandis que les méandres chromatiques du contrepoint rappellent un peu les anciennes fantaisies pour clavier. Octaves et accords très denses, accélérations et ralentis ajoutent à l’emportement général. Dans cette Sonate, explique Boulez, Alban Berg «est lui, pleinement, dans certains traits déjà si caractéristiques, et il n’est pas encore lui, du moins pas tout à fait. Il s’adapte, il se prépare pour l’aventure, il est encore sur la rive et regarde les paysages lointains qu’il va explorer. Tout l’attire vers le futur lointain, et l’attache encore à un passé si proche. Il se munit, et il se prémunit. Juvénile est la nostalgie de ce premier opus».

Boulez, Première Sonate

Composition : 1946.
Création : Paris, 1946, par Yvette Grimaud (après une première exécution privée par Pierre Boulez).

Pianiste, Pierre Boulez s’installe en 1943 à Paris afin d’y parfaire sa formation instrumentale. Sa rencontre avec Olivier Messiaen, professeur au Conservatoire, le détourne de son projet initial pour le pousser vers la création plutôt que vers l’interprétation. Découvrant les partitions de l’école de Vienne auprès de René Leibowitz, il fait de son piano son premier laboratoire, entreprend l’écriture des Douze Notations, achève Trois Psalmodies et une Sonatine avec flûte, et au mois d’avril 1946 sa Première Sonate. Adoptant le sérialisme de Schönberg, il en dépasse aussitôt les mécanismes instrumentaux en soumettant les intervalles à un travail rigoureux sur les cellules mélodiques ou rythmiques. Réduisant les motifs à des gestes structurants mais très expressifs, Pierre Boulez puise son inspiration dans sa propre pratique, reconnaissant plus tard qu’il était assez à l’aise avec les grands sauts exigeant des déplacements rapides des mains d’un bout à l’autre du clavier. Cette sonate, expliquera Boulez lors d’un entretien avec Pierre-Laurent Aimard, est née d’un besoin de s’exprimer «de la façon la plus directe possible» tout en tenant compte de ce qu’il avait découvert. Il en résulte, dans le premier mouvement, un contraste entre ce que le compositeur qualifie d’idées flottantes et d’autres plus morcelées mais très rapides, entre des instants résonants qu’il faut prendre le temps d’écouter, et d’autres réclamant une audition plus active. Présenté dans les premières mesures, le matériau de base comporte des intervalles, des notes appogiaturées, des sons isolés et des traits rapides de plus en plus développés, auxquels peuvent être appliquées des nuances opposées, ponctuant la douceur ambiante d’interruptions soudaines et violentes. Ces contrastes permettent de suivre aisément la forme, alimentant aussi le deuxième mouvement mais dans une logique quasi contraire puisque ce sont désormais les gestes précipités qui se suspendent dans l’immobilité. Dans la deuxième partie, une section plus énigmatique alterne en effet avec un mouvement irrésistible de toccata. Tantôt superposées, tantôt entremêlées, les lignes en mouvements contraire font naître une «polyphonie de l’illusion» de sorte qu’il devient délicat de discerner vraiment les cellules dans le détail, toutes étant un peu différentes les unes des autres. Nulle sècheresse dans cette Première Sonate car Pierre Boulez, refusant désormais tout romantisme, lui transmet la fougue de sa jeunesse en y demeurant encore instrumentiste. N’était-ce pas là d’ailleurs une qualité qu’il avait reconnue à la Sonate de Berg ?

Boulez, Incises

Composition : 1994.
Révision : 2001.
Création : Milan, 21 octobre 1994, par les candidats du Concours Umberto-Micheli ; puis Caen, 4 février 1995, par Dimitri Vassilakis.

Avant d’offrir à ses Notations un impressionnant écrin symphonique, Pierre Boulez avait prévu d’en développer le matériau, puis s’en était inspiré dans une musique de scène radiophonique ainsi que dans les interludes de sa Première Improvisation sur Mallarmé. Pour le compositeur, une œuvre peut se transformer en chantier permanent, être régulièrement révisée ou engendrer de nouveaux morceaux à la façon d’un work in progress : «J’essaie d’évoluer, mais pas question d’abdiquer. Voilà pourquoi je reviens sur des partitions, exploite un même matériau. C’est comme une graine que l’on a plantée et que l’on retrouve, devenue arbre.» Cette image de la graine rappelle bien sûr les allusions de Webern à la plante originelle, l’Urpflanze, de Goethe. Mais le propos a changé, s’adresse tant à l’écriture qu’aux formes et aux œuvres entières, prolifération d’un matériau de plus en plus vaste et quête d’une perfection que la multiplicité des versions pourrait seule entrevoir. D’Incises et d’…Explosante fixe…, Pierre Boulez a extrait Sur Incises et Mémoriale ; de Répons sont nés Dérive et ses multiples déclinaisons. Mais pour que de telles graines germent, il leur faut encore en avoir le potentiel.

Composée en 1994 à la demande de Maurizio Pollini et Luciano Berio pour un concours de piano, la première version d’Incises a donc été «élargie» pour un ensemble de trois pianos, trois harpes et trois percussions-claviers, puis complétée d’une longue section supplémentaire sous sa forme pianistique. Initialement, elle comprenait une introduction suivie d’une sorte de toccata prestissimo. Une pièce de virtuosité, comme Boulez l’expliquait à l’occasion d’une leçon publique, dont les premières mesures exposaient différentes idées jouant de l’horizontalité et de la verticalité, de l’attaque du son et de sa résonance. Successivement : une note grave appogiaturée par un agrégat, une désinence rapide et descendante, des accords, des trémolos, une figure en éventail, un nouveau trait aboutissant à une nouvelle harmonie. La métamorphose des idées pourrait sembler improvisée, soumise à une temporalité fluctuante alternant souplesse et rapidité. Puis les traits paraissent occuper toute la place, entrecoupés de sons répétées issues des trémolos. De la taille et du dessin mélodiques des traits, du nombre et de la nature des sons répétés ressort une délicieuse impression de continuité et de changement. Dans la partie ajoutée en 2001, des sections lentes et vives poursuivront le développement, enrichissant les traits, répétitions et appogiatures d’une dimension contrapuntique redoutable pour le pianiste.

Ravel, Gaspard de la nuit

Composition : 1908, d’après Gaspard de la nuit, fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, d’Aloysius Bertrand (1842, posthume).
Dédicace : à Harold Bauer (I), Jean Marnold (II) et Rudolf Ganz (III).
Création : Paris, salle Érard, dans le cadre de la Société nationale, 9 janvier 1909, par Ricardo Viñes.

En tant que chef d’orchestre, Pierre Boulez a régulièrement dirigé et enregistré les œuvres de Ravel. Certaines à plusieurs reprises. Il est alors curieux qu’il n’ait pas plus souvent fait mention, dans ses écrits, du compositeur du Boléro et de La Valse. Associé à Stravinsky ou à Debussy, Ravel était présenté comme un «novateur». Un de ces créateurs capables de refuser «la pesanteur d’un héritage servilement assumé» et préférant «une aurore vierge au somptueux coucher du soleil du romantisme» (Le Regard français, 1991). Mais, pour Pierre Boulez, Ravel pouvait aussi sacrifier à la nostalgie. C’était la raison pour laquelle son avis sur La Valse pouvait être partagé, la pièce renouant avec des charmes désuets sous prétexte de célébrer la fin d’une époque.

Dans la biographie qu’il a consacrée à Ravel en 1948, Roland Manuel abordait déjà cette sensibilité ravélienne : «Ravel a déjà le goût du sujet romantique, à quoi nous le verrons s’attacher toujours davantage. Il le traite d’autant mieux qu’il le voit du dehors. Le romantisme lui apparaît comme un fauve à dompter

Avec Gaspard de la nuit, Ravel s’approprie le recueil éponyme d’Aloysius Bertrand, publié de façon posthume en 1842 comme des «fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot», puisant à la fois dans le cycle poétique et dans les «pièces détachées» publiées à sa suite. L’écrivain semblait y rêver son Moyen Âge, mêlant les images romantiques, gothiques ou populaires pour questionner et réinventer le présent.

Avec «Ondine», Ravel retrouve cette ambiance aquatique qui lui est chère ; avec «Le Gibet», il imagine une déclinaison de sonorités sur une seule note, glas funèbre qu’il convient de faire résonner de manière sans cesse différente. «Sans presser ni ralentir jusqu’à la fin» : dans une temporalité glacée, Maurice Ravel réduit la palette des nuances, jamais ne dépasse le mezzo-forte.

Gnome grimaçant, «Scarbo» conclut le songe avec fantaisie et grande virtuosité. Ravel se souvient de ce que lui disait son ami pianiste Ricardo Viñes : «Il m’assurait que, s’il observait les nuances et les mouvements que je voulais, “Le Gibet” embêterait le public. Il n’a jamais voulu en démordre.» Soucieux du respect de la partition et de l’auteur, Ravel s’est parfois disputé avec ses interprètes. Ainsi avec Wittgenstein à propos du Concerto pour la main gauche. Il n’aimait pas que les instrumentistes prennent trop de liberté avec le texte. C’était là un trait de caractère dans lequel Pierre Boulez a pu se reconnaître, lui-même n’ayant cessé de s’interroger, en tant que compositeur et chef, sur la place de chacun.

– François-Gildas Tual

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