Notes de programme

Prokofiev

Jeu. 27 (Concert pour les étudiants) & sam. 29 oct. 2022

Retour au concert pour les étudiants du jeudi 27 octobre 2022

Retour au concert du samedi 29 octobre 2022

Programme détaillé

Sergueï Prokofiev (1891-1953)
Concerto pour piano n° 3, en do majeur, op. 26

I. Andante – Allegro
II. Andantino con variazoni (Andantino – Allegro moderato – Andante meditativo – Allegro giusto)
III. Allegro ma non troppo

[28 min] 

 

--- Entracte ---

Josef Suk (1874-1935)
Symphonie n° 2, en ut mineur, op. 27, «Asrael»

Première partie
I. Andante sostenuto – Andante con moto e risoluto
II. Andante
III. Vivace

Seconde partie
IV. Adagio
V. Adagio e maestoso

[60 min]

Concert pour les étudiants du 27 octobre : dans le cadre de Villeurbanne 2022, capitale française de la culture (uniquement sur le concert étudiant).

Distribution

Orchestre national de Lyon
Leonard Slatkin 
direction
Benjamin Grosvenor piano

Prokofiev, Concerto pour piano n° 3

Composition : entre 1917 et 1921.
Dédicace : au poète Constantin Balmont.
Création : Chicago, 16 décembre 1921, par l’auteur au piano, par l’Orchestre symphonique de Chicago sous la direction de Frederick Stock.
Durée : 28 minutes environ.

«Mon grand mérite, ou, si vous voulez, mon défaut le plus grave, a toujours été dans la recherche d’un langage musical spécifiquement original. Je déteste l’imitation ; je déteste les procédés déjà vus. Je ne veux pas me cacher sous le masque d’un autre. Je tiens à être moi-même.»
Sergueï Prokofiev

Évidemment, ce serait se rendre coupable d’un terrible anachronisme que d’imaginer, dans cette remarque confiée par Prokofiev à un journaliste américain, une réponse possible aux aspirations d’Arvo Pärt. Mais n’est-ce pas l’intérêt d’un concert que de confronter de telles aspirations aux dépens de la chronologie ? À en croire les clameurs révolutionnaires, le compositeur n’avait aucune raison de quitter la Russie. «L’art est libre», se plaisait à croire l’avant-garde russe en 1917. Libre la création, et libre l’homme né pour la création. Sauf que le nouveau régime ne tarda pas à imposer ses vues, et à débarrasser les pauvres artistes de leurs illusions. Peinture, sculpture, littérature ou musique, chaque art avait pour obligation de participer à l’édification d’une société nouvelle, à l’édification de cet homme nouveau qui n’avait plus guère le moyen de se choisir lui-même. La liberté était restée à terre, victime d’une révolution qui n’avait pas cessé de la célébrer. Et de nombreux compositeurs se résolurent à fuir, les deux Sergueï, Prokofiev et Rachmaninov, en tête…
 
Prokofiev gagna donc le Japon, les États-Unis puis la France, n’achevant son Troisième Concerto que quatre ans après l’avoir commencé à Petrograd. Et c’est sur les côtes françaises bordées par l’Atlantique, à Saint-Brévin-les-Pins plus exactement, qu’il mena son ouvrage à terme. Passant l’été au même endroit, le célèbre poète Constantin Balmont en fut sans doute l’un des premiers auditeurs, et dédia au musicien un sonnet dont le dernier vers deviendrait célèbre : «Le Scythe invincible frappe dans le tambourin du soleil.» Reste que ce concerto était encore attaché à l’ancienne Russie tant il était plein de souvenirs. Dans le premier mouvement, une suite d’accords imaginée dès 1911 ; dans le suivant, un thème principal daté de 1913 ; et dans le finale, deux idées empruntées à un quatuor à cordes entrepris en 1918 mais demeuré inachevé. De là peut-être cette impression de richesse, l’œuvre pouvant passer très rapidement d’une émouvante mélodie au caractère très russe à quelque chose de beaucoup plus percussif et violent, très caractéristique de Prokofiev. Dans le premier mouvement comme dans le troisième, où le jeu détaché des bassons et des cordes pincées introduit l’«entrée fracassante du piano» avant une idée beaucoup plus tendre des bois, l’essence de l’œuvre se trouve sans doute dans ses contrastes saisissants.

Succédant à deux concertos composés par Prokofiev alors qu’il étudiait encore à Saint-Pétersbourg, le Troisième Concerto pour piano est en ut majeur, ce ton blanc que le compositeur pouvait, selon Poulenc, colorer de ses «vigoureuses harmonies bariolées». Mais il exige surtout autant de virtuosité que ses deux aînés ; premier à défendre son œuvre, Prokofiev devait s’imposer à la fois comme compositeur et comme pianiste. Et Poulenc, toujours lui, nous a laissé de remarquables témoignages sur sa façon de jouer : «À vrai dire ses longs doigts spatulés adhéraient au clavier comme une voiture de course à la piste d’un autodrome. [...] On peut vraiment parler, lorsqu’il s’agit du jeu de Prokofiev, de la détente d’un moteur de précision.» Mais c’était aussi une œuvre très classique : trois mouvements de dimensions comparables avec, au centre, un thème de gavotte présenté andantino par l’orchestre puis varié à cinq reprises. Faut-il se souvenir que Prokofiev lui-même avait déjà utilisé une telle danse dans sa Symphonie classique de 1917 ? Mais ici, plus que dans sa forme, c’est dans son caractère que le thème est modifié, se faisant successivement plus sentimental, plus brillant puis plus calme, voire presque sarcastique dans l’Allegro giusto. Et c’est sans doute dans de tels mouvements que Prokofiev est le plus déconcertant. Plus déconcertant que dans ses grandes explosions orchestrales ou pianistiques, lorsque les instruments se font machines effrayantes. Plus déconcertant parce que parvenant presque trop facilement à plaire, et indéniablement plaisant parce que terriblement déconcertant…

– François-Gildas Tual
 

Suk, Symphonie n° 2, «Asrael»

Composition : de 1905 à 1906 (achevée le 4 octobre 1906).
Création : Prague, Théâtre national, 3 février 1907, par l’orchestre du Théâtre national de Prague sous la direction de Karel Kovařovic.
Dédicace : À Antonín Dvořák et Otilka.

Josef Suk entre au Conservatoire de Prague à l’âge de 11 ans, en tant que violoniste, et rejoint bientôt la classe de composition d’Antonín Dvořák. À l’âge de 18 ans, il fonde avec trois de ses camarades du conservatoire le fameux Quatuor bohémien – qui devient le Quatuor tchèque en 1918 – dans le but de promouvoir le répertoire de Dvořák et de Smetana. Son admiration sans borne pour Dvořák lui permet de rencontrer sa fille Otilie (Otilka), qu’il épouse en 1898. Au même moment, sa carrière de compositeur prend son envol : il est enfin reconnu. Hélas, ce bonheur est de courte durée. L’année 1904 est témoin d’une double tragédie qui le frappe, et dont la Symphonie n° 2 se fait l’écho.

En la sous-titrant «Asrael», Josef Suk place en effet sa symphonie sous de sombres auspices. L’ange de la mort – car il s’agit bien de lui – apparaît dans les trois religions monothéistes. Si le Zohar de la mystique juive en brosse un portrait flatteur – il est l’ange qui reçoit les prières des croyants lorsqu’ils meurent –, il a été oublié par la tradition chrétienne, puisqu’il apparaît uniquement dans le livre II d’Ezras, considéré comme un texte apocryphe. Dans la religion musulmane, ce personnage amène les âmes défuntes vers Allah. 

Il est certain que la référence à l’ange de la mort possède un rapport direct avec le décès d’Antonín Dvořák. Suk se trouve en tournée en Espagne avec son quatuor lorsqu’il apprend sa mort par un télégramme. Son humeur est sombre lors de son voyage de retour vers Prague. La même année, il décide de composer sa deuxième symphonie à la mémoire de celui qui fut à la fois son professeur de composition et son beau-père, et il la lui dédie.

Structurée par cinq mouvements, la symphonie fait une entorse à la forme traditionnelle en quatre mouvements, phénomène qui n’est pas sans rappeler l’architecture des symphonies de l’un de ses contemporains : Gustav Mahler. Les trois premiers mouvements s’enchaînent les uns aux autres, «attaca», c’est-à-dire sans pause. À l’inverse, les quatrième et cinquième mouvements, qui composent la seconde partie, représentent deux entités distinctes.

La symphonie est un véritable fil arachnéen, au sein duquel sont tissés différents thèmes. Ceux-ci naissent, se développent, se transforment, s’entrecroisent et livrent finalement leur substantifique moelle. Un motif associé à la mort, issu de la musique de scène de Radúz et Mahulena, op. 13 (1897-1998), apparaît ainsi en filigrane dans le premier mouvement pour bientôt s’imposer au premier plan et réapparaît dans les troisième et cinquième mouvements. Composé d’un double triton*, ce motif infuse plusieurs pièces de Suk. Il sera repris également dans l’opéra de chambre L’Empereur d’Atlantis (1943) de Viktor Ullmann, composé dans le camp de concentration de Terezin.

Dans le premier mouvement, Andante sostenuto, les cordes doublées par la clarinette basse nous livrent un motif initial fondé sur un ambitus de quarte. Celui-ci s’étire rapidement en un mouvement ascensionnel. Flottant au-dessus de ce point culminant originel, la triste mélopée du hautbois solo, ponctuée çà et là par quelques pizzicati (jeu en pinçant les cordes), plante un décor de profonde désolation, au sein duquel le protagoniste – Asraël, l’ange de la mort – semble errer désespérément. Le thème se décline sous toutes ses formes : il apparaît une première fois dans la complexité puissante et le ton dramatique d’une orchestration symphonique, il est ensuite esquissé par les bois sur un lit de pizzicati à la manière d’une complainte, avant d’être repris par les cordes dans une écriture plus resserrée, et finalement par les cuivres dans le mouvement étiré d’une fanfare macabre. Après une courte accalmie tintée par l’espérance de la vie, c’est ce même thème, quoiqu’un peu déformé, qui achève le premier mouvement par une sombre descente des violoncelles.

Le dernier accord du mouvement nous laisse en suspens quelques instants sur l’intervalle de triton* – intervalle par excellence du macabre : la mort guette.
Le deuxième mouvement nous entraîne dans un univers assourdi, où chaque son semble étouffé. Citation explicite de l’introduction du Tuba mirum du Requiem (1891) de Dvořák, le thème de ce mouvement – reconnaissable à la note tenue longuement par la trompette avec sourdine, entrecoupée par les accents plaintifs des cordes – rend un humble hommage au mentor musical de Suk. Ce thème se mue bientôt en une succession de deux intervalles de seconde mineure, qui sous-tend ensuite l’ensemble du mouvement. Le fugato des cordes qui suit est en effet construit par un enchaînement de secondes mineures, au sein duquel les pizzicati redessinent le fameux triton diabolique. La tension qui en découle est instillée à petite dose, tel un poison qui, lentement mais sûrement, se diffuse dans les veines, jusqu’au cœur.

Enchaîné au deuxième mouvement, le troisième mouvement hérite des caractéristiques typiques du scherzo. Vif et brillant, il est parcouru par des motifs des mouvements précédents. Le début du vivace nous emporte avec son tempo rapide et son instrumentation légère, tandis que la ligne mélodique alterne entre les différents pupitres. Hélas, sa virevoltante ardeur finit par dégringoler, sous la d’une dramatique cascade chromatique, soulignée par les battements de timbales. Un court trio (partie centrale) fait suite. Il laisse entendre la superposition des bois en trémolos et de la ritournelle vindicative de la clarinette, qui contrastent avec la réponse gémissante des cordes syncopées. Le piccolo amorce une transition pour laisser à nouveau place au vivace initial. La structure de celui-ci reste identique à celle de sa première apparition. Le battement de timbales final assure une transition tout en douceur vers un andante sostenuto presque apaisé. Le violon solo émerge des hauteurs du néant. Son chant mélancolique nourrit bientôt l’intégralité du pupitre des cordes, dans un lyrisme aux accents tantôt déchirants, tantôt mâtinés d’une nuance d’espoir. Hélas, ne s’agit-il que d’une illusion ? C’est en tout cas ce que nous laisse supposer le vivace qui reparaît, à la manière d’une danse macabre. La dynamique s’amplifie à travers de multiples entrées fuguées qui brouillent le thème, jusqu’à un unisson de l’orchestre mené par les cuivres, qui nous livre le motif de la mort issu de Radúz et Mahulena dans un fortissimo assourdissant.

Suk projetait de faire du quatrième mouvement un finale triomphant pour un dernier hommage à Dvořák. Mais le 6 juillet 1905, sa jeune femme de 27 ans – également fille de Dvořák – décède d’une crise cardiaque. Cette mort brutale remet en cause le projet musical d’origine. Les écrits de Suk témoignent du profond désespoir qui l’accapare dans cette période de son existence. Il y partage également le pouvoir salvateur de la musique pour survivre à cet épisode dramatique. C’est la raison pour laquelle cette deuxième partie de la symphonie sera le tombeau d’Otilka, sa femme tant aimée, qui devient par cet événement tragique la deuxième dédicataire de l’œuvre.

Le roulement des timbales et la note persistante de harpe au début du quatrième mouvement créent une attente des plus lugubres. Les cordes graves émergent des ténèbres, tandis que les violons se meuvent une fois encore en une expressive mélodie, à l’apparence mélancolique. Le souvenir d’Otilka se fait doux, éclairé par le son des flûtes et des cordes dans les registres médium à aigu. Le violon solo – un symbole de Suk lui-même ? – flotte au-dessus de ces nuées, apaisé, à la manière d’un dernier adieu à l’être aimé. La mort n’est jamais loin, tapie dans les derniers échos des cors.

Amené fortissimo par les battements de timbales, le thème de la mort vient définitivement mettre un terme au rêve lumineux, dès les premières mesures du cinquième mouvement. Tous les thèmes de la symphonie reparaissent dans un enchevêtrement insensé, dans un rythme de plus en plus effréné et dans un crescendo assourdissant jusqu’à un passage andante maestoso. Le triton donne alors un coup d’arrêt à cette montée de tension. Mais Suk nous transporte bientôt vers des horizons paradisiaques, sorte d’ascension vers un jardin d’Eden retrouvé, à travers les arpèges de harpe, les trilles des violons et les envolées des flûtes, semblables à de multiples oiseaux. Sur un nuage de cordes éthérées, les cors s’emparent une dernière fois du thème principal pour le sublimer : le motif de la mort devient terreau de la vie. La luminosité et la majesté qui en résultent témoignent de cette incroyable transfiguration. Les dernières mesures livrent une ultime oscillation, entre cordes graves et aiguës, ténèbres et lumière. Appuyée par les trompettes et trombones, la vie l’emporte, apaisée et sereine, sur cet accord final de do majeur, dans un pianissimo impalpable, presque irréel.

Avec cette symphonie, Suk renoue avec la tradition de la «Symphonie du destin», à l’aune de celle de Beethoven (la Cinquième). Comment ne pas voir une référence directe à cette œuvre dans le choix de la sombre tonalité de do mineur, qui s’éclaircit dans le dernier mouvement en un do majeur lumineux ?

Le compositeur insistait sur l’universalité de sa symphonie : «On a dit à propos de cette œuvre, et à propos de mes autres œuvres, qu’elles sont subjectives à l’extrême. Elles proviennent naturellement de l’expérience de la vie, mais leur contenu musical et humain s’adresse à toute l’humanité. Quand, après le dernier mouvement orageux et angoissant de la symphonie, on entend l’accord mystérieux et doux en do majeur, je remarque qu’il provoque des larmes chez les gens, et ces larmes sont des larmes de soulagement, des larmes qui purifient et qui relèvent – elles ne sont donc pas seulement mes larmes.**» 

– Gaétane Guégan

* Autre nom de l'intervalle de quarte augmentée. Le terme «triton» provient de la composition de l’intervalle : celui-ci fait exactement trois tons. À la fin du Moyen Âge, cet intervalle était jugé insupportable et relégué à une utilisation sporadique, voire évincé des compositions, ce qui lui valut l’appellation de «Diabolus in musica» [Diable en musique]. Cette symbolique lui est restée attachée dans l’inconscient populaire et les compositeurs jouent avec cette idée : dans la musique savante, le triton est assurément le symbole du diable, et par extension celui du mal et de la mort.

** Citation de Suk utilisée dans le cadre du concert Musical Autobiography, donné le 14 mars 2003 à l’Avery Fisher Hall du Lincoln Center (New York, États-Unis).

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