Notes de programme

Ravel

jeu. 6 mars | ven. 7 mars 2025

Retour aux concerts des jeu. 6 mars et ven. 7 mars 2025

Programme détaillé

Maurice Ravel (1875-1937)
Alborada del Gracioso

[8 min]

Manuel de Falla (1876-1946)
Le Tricorne
[El sombrero de tres picos]

Suite d’orchestre n° 2

I. Danse des voisins [Los vecinos]
II. Danse du meunier (Farruca) [Danza del molinero (Farruca)]
III. Danse finale [Danza final]

[15 min]

Ibrahim Maalouf (né en 1980)
Boléro pour Ravel

Commande de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon, de la Philharmonie de Paris et de l’Orchestre de Pau-Pays de Béarn

[15 min]

 

--- Entracte ---

Richard Strauss (1864-1949)
Le Chevalier à la rose, op. 59
[Der Rosenkavalier]

Suite d’orchestre

[25 min]

Maurice Ravel
La Valse, poème chorégraphique pour orchestre

[13 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Ibrahim Maalouf trompette

En partenariat avec Ici Auvergne-Rhône-Alpes et Jazz Radio.

Introduction

Baptisé Auditorium Maurice-Ravel à son inauguration, il y a cinquante ans (14 février 1975), le bâtiment connu aujourd’hui comme Auditorium de Lyon est toujours resté fidèle à sa figure tutélaire. Jouer Ravel, c’est l’assurance de voyager au loin, dans tous ces pays que le compositeur basque a rêvés : l’Espagne pittoresque du «Gracioso», le bouffon des comédies espagnoles dans l’Alborada (aubade) composée pour piano en 1904-1905 au sein du recueil Miroirs et orchestrée en 1918  ; la Vienne en décomposition après la Première Guerre mondiale, dans cette Valse de 1920 qui se clôt sur un spectaculaire effondrement. À cette Espagne et cette Vienne fantasmées répondent celles, bien réelles, de Manuel de Falla et Richard Strauss. Le Tricorne est à l’origine une pantomime écrite en 1917, dont Falla tira ensuite un ballet pour les Ballets russes de Diaghilev, puis deux suites d’orchestre. Le Chevalier à la rose est la troisième collaboration de Richard Strauss avec le poète Hugo von Hoffmannsthal (après Salomé et Elektra) et fut créé à Dresde en 1911. Le trompettiste de jazz Ibrahim Maalouf apporte sa contribution à cet hommage avec son Boléro pour Ravel, concerto en six volets dont il est lui-même le soliste et qui a été donné en première mondiale à Pau quelques jours avant d’être dévoilé à l’Auditorium, puis de gagner Paris. Maalouf y salue son aîné «sans essayer d’imiter, sans risquer d’abîmer son génie», comme «un poème écrit à sa mémoire».

Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon

Ravel, Alborada del Grazioso

Pièce pour piano : extraite des Miroirs (1904-1905), dédiée à Michel D. Calvocoressi. 
Orchestration : Ravel, 1918.
Création (version orchestrale) : Paris, 17 mai 1919, par l’Orchestre Pasdeloup, sous la direction Rhené-Baton. 

Voici un paradoxe fascinant : l’inspiration de Ravel est manifestement liée à son contact intime avec le clavier du piano, d’où sont nés la plupart de ses chefs-d’œuvre, et pourtant il fut aussi l’un des plus grands orchestrateurs de son temps, appliquant cet art de la couleur orchestrale à ses propres compositions pour piano, comme à celles de musiciens qu’il aimait (Moussorgski, Chabrier, Chopin, Schumann, Debussy…). Quand on écoute la version initiale pour piano de l’Alborada del gracioso, quatrième pièce du recueil Miroirs, on ne peut imaginer qu’une musique aussi tributaire de la technique du clavier comme de ses sonorités (notes répétées crépitantes, glissandos, énergie émanant de l’ampleur et de la vivacité des déplacements des mains) ait pu devenir également l’une des pièces d’orchestre les plus éblouissantes qui soit. Et le plus étonnant, c’est que l’absolue réussite de la seconde version n’a pas éclipsé la première, que tout pianiste virtuose se doit d’avoir à son répertoire. 

Si Ravel a parfois adopté divers déguisements plus au moins exotiques, il parle ici une langue hispanisante qui montre chez ce Basque une compréhension profonde de l’âme espagnole. Cette langue, il l’a parlée depuis ses débuts, dans la Habanera pour deux pianos qui l’a fait connaître à l’âge de 20 ans, et il y revient encore dans sa dernière œuvre achevée, les mélodies Don Quichotte à Dulcinée. Entre temps, il aura écrit, entre autres chefs-d’œuvre, l’éblouissant opéra L’Heure espagnole, la Rapsodie espagnole pour orchestre, ou encore le célébrissime Boléro

Le gracioso, c’est le bouffon des comédies espagnoles, croqué ici à la pointe sèche, en train de donner une sérénade sans espoir à une belle inaccessible. Le galant n’est sans doute pas de première jeunesse ; sa silhouette anguleuse, compassée et ridicule, se profile dans les accents heurtés de la musique, aux petites dissonances insistantes, dans la sécheresse de l’orchestre transformé au début en une immense guitare. Mais au cœur de la pièce, un récitatif quelque peu alambiqué mais d’autant plus poignant, confié à la voix noble du basson solo, laisse entrevoir une confidence où le grotesque et le tragique se mêlent intimement. Les brefs accents passionnés qui soulèvent par moment tout l’orchestre prennent un ton déchirant, s’achevant en hoquetant dans un sanglot étranglé. Et toute la fin de la sérénade oscille dans cette ambigüité expressive : rythmes de danse contre lyrisme vocal, ironie et sens du drame. Rarement, les martèlements et les tourbillonnements des rythmes espagnols auront pris un caractère plus désespéré. 

– Isabelle Rouard

Falla, Le Tricorne

Composition : 1916-1917 (pantomime) ; 1918-1919 (ballet) ; 1919-1921 (suites d’orchestre).
Création : Londres, Alhambra Theatre, 22 juillet 1919, par les Ballets russes, sous la direction d’Ernest Ansermet, dans une chorégraphie de Léonide Massine et des décors et costumes de Pablo Picasso (ballet).

Illustrant la tendance de Falla à retravailler sa musique de théâtre en musique symphonique, Le Tricorne fut d’abord une pantomime pour petit orchestre sous le titre El corregidor y la molinera [Le Juge et la Meunière]. Se fondant sur une nouvelle de Pedro Antonio de Alarcón, histoire d’adultère évité qui avait également inspiré le Corregidor d’Hugo Wolf à la toute fin du XIXe siècle, l’œuvre fut pensée comme L’Amour sorcier en collaboration avec Gregorio Martínez Sierra, figure clef de l’avant-garde théâtrale espagnole, et fut créée sous sa forme d’origine en avril 1917.

Le célèbre directeur des Ballets russes, Serge Diaghilev, qui désirait depuis quatre ans que Falla lui écrive un ballet, assista à l’une des représentations ; face à son enthousiasme, Falla se laissa convaincre de réaménager la musique pour lui. Il en resserra la trame, éliminant les passages qui menaçaient l’unité musicale, et en élargit les dimensions instrumentales, adoptant un «grand orchestre clair, pimenté et pourtant lisse, brillant mais jamais creux» (Jean-Charles Hoffelé) auquel il ne recourra plus à l’avenir. Picasso dessina les costumes et décors tandis que la chorégraphie revint à Léonide Massine, et la création de l’œuvre nouvelle, à Londres en 1919, fut un triomphe. Par la suite, Falla tira deux suites de concert, une de chacun des actes du ballet, publiées à Londres en 1925.

Plus «classique» dans son style que les Nuits dans les jardins d’Espagne ou L’Amour sorcier, la musique du Tricorne n’en convoque pas moins le folklore espagnol et ses danses, qui constituèrent également pour Massine une source d’inspiration chorégraphique capitale. La «Danse des voisins» qui ouvre la seconde suite, évoquant la réunion festive des voisins au moulin le soir de la Saint-Jean, est ainsi une séguedille* légère inspirée d’un chant de noces gitan, à laquelle la farruca** âpre du meunier (ajoutée par Falla dans le ballet à la dernière minute pour des raisons chorégraphiques) apporte une suite flamboyante. Accords furieux qui évoquent la guitare, mélodies torturées, rythmes répétitifs, tout cela concourt à dessiner un tableau flamenco d’une rare puissance d’évocation. La jota*** suivante, considérablement développée par Falla entre les deux versions pantomime et ballet afin d’apporter à l’œuvre un véritable finale, est un feu d’artifice friand de changements de rythme, d’orchestration et d’atmosphère.

– Angèle Leroy

*Séguedille : danse ou chant populaire d’origine andalouse.

**Farruca : danse flamenca virtuose, traditionnellement interprétée par un homme seul, sur un rythme binaire.

***Jota : danse ou chant populaire espagnol d’origine aragonaise, caractérisé par son rythme ternaire dans un tempo rapide, de caractère joyeux.

Maalouf, Boléro pour Ravel

Composition : 2024.
Commande : Orchestre de Pau-Pays de Béarn, Orchestre national de Lyon et Philharmonie de Paris.
Création : Pau, 16 janvier 2025, par l’Orchestre de Pau-Pays de Béarn sous la direction de Fayçal Karoui et Ibrahim Maalouf à la trompette.

Dans cette œuvre, j’ai voulu rendre hommage à Maurice Ravel, et même si son fameux Boléro m’a toujours fasciné, cette composition s’en inspire sans être pour autant un Boléro. J’ai cherché à capter l’esprit de cette montée en puissance, mais en créant un univers totalement nouveau, avec mon propre langage musical et à partir d’une mélodie que Ravel m’inspire. Entre respect de la tradition et exploration plus personnelle, j’invite le public à découvrir cet hommage, original, où l’influence de Ravel se ressent, comme un voyage unique que j’ai hâte de partager avec vous.

– Ibrahim Maalouf

   
Célébrer le 150e anniversaire de la naissance de Ravel sans évoquer le Boléro relève de l’impossible. «Mon chef-d’œuvre ? Le Boléro, bien sûr !», s’exclamait le compositeur en 1928, avant d’ajouter, taquin : «Malheureusement, il est vide de musique.» Le Boléro est en effet un ovni, une partition minimaliste dans son invention (des thèmes «impersonnels», selon Ravel lui-même, ainsi qu’une orchestration «simple et directe», un parcours harmonique très réduit et un ostinato implacable) et maximaliste dans son impact. «Partition savante née d’une réflexion musicale radicale, l’œuvre est devenue, au gré de la mondialisation, un refrain universel, […] voire un objet de la pop culture», écrivent Marie-Pauline Martin et Olivier Mantei à l’occasion de l’exposition Ravel Boléro de la Philharmonie de Paris (décembre 2024-juin 2025). Dès sa conception même, le Boléro est donc un pas de côté, et c’est ce pas de côté que prolongent l’Orchestre de Pau-Pays de Béarn, l’Orchestre national de Lyon et la Philharmonie de Paris en commandant à Ibrahim Maalouf une œuvre en forme d’hommage à Ravel et au Boléro. Maalouf n’est pas étranger au monde de la musique «classique» (on se souvient de son concerto pour trompette orientale, chœur d’enfants et orchestre Point 33, créé en 2013 au Festival de Saint-Denis, ou de Parachute, avec l’Orchestre symphonique de Bretagne), qui fait partie de sa formation de trompettiste, mais il est – s’il faut jouer le jeu de l’étiquetage stylistique – d’abord et avant tout associé au jazz et à la musique du monde. Ses pratiques diverses infusent la partition qu’il consacre à cet hommage ravélien.

«Je suis parti du fait que le Boléro de Ravel, au départ, était un exercice d’orchestration et n’était pas destiné à devenir un chef-d’œuvre. Mais c’est le génie de Ravel… J’ai pris un thème, une danse également – mais pas un boléro, une valse – que j’ai essayé de décliner en six versions, toutes orchestrées de manière totalement différente», explique Maalouf à propos de son œuvre. Les six panneaux qui la forment proposent autant de variations d’éclairage du thème composé par Maalouf, une mélodie lyrique imprégnée de mélancolie dont les différentes phrases s’enchaînent souplement, comme au fil de l’invention. C’est d’abord à la trompette du compositeur* qu’il revient de l’énoncer, sur un accompagnement de piano caractéristique de la valse (ici une valse lente), avec son rythme à trois temps. C’est un ensemble de cuivres, des trompettes au tuba, qui prend ensuite le relais et confère au matériau des couleurs de fanfare qui rappellent dans leurs sonorités d’autres compositions de Maalouf au parfum plus tsigane ou balkanique.

Une troisième partie est dévolue aux cordes seules et marque le retour de la trompette de Maalouf, avant une version orchestrée pour les vents, de nouveau sans le compositeur : aux cors répondent les bois, où l’on trouve notamment un cor anglais et un contrebasson, deux instruments eux aussi présents dans la nomenclature du Boléro et dont Ravel appréciait les sonorités. Quelques passages solistes sont dévolus à la flûte alto** et au cor anglais, aux timbres veloutés. La cinquième partie revient au duo, cette fois entre la harpe et le violoncelle ; l’intimité de leur binôme mène à l’extraversion de la sixième variation, écrite pour l’orchestre au complet. La valse y prend une effervescence nouvelle qui en accentue le caractère de danse. Les instruments harmoniques y sont nombreux, Maalouf ajoutant à l’instrumentarium ravélien (qui comprenait célesta et harpe) le piano et le vibraphone. Outre la trompette, on y apprécie le timbre soliste du hautbois, tandis que la caisse claire s’amuse d’un clin d’œil au Boléro en reprenant (quatre fois seulement !) son célèbre ostinato rythmique. Une joyeuse fin pour l’«histoire musicale» en forme de suite de points de vue de Maalouf, musicien de la filiation et de la transmission.

– Angèle Leroy

* Il a choisi dans cette œuvre de ne pas faire usage du quatrième piston de sa trompette (celui qui lui permet de faire les quarts de ton qui sont sa marque de fabrique) afin de permettre une reprise de l’œuvre plus facile par d’autres musiciens.

** Il s’agit d’une flûte traversière plus grave d’une quarte par rapport à la flûte traversière classique. On l’appelle également flûte en sol.
 

Strauss, Le Chevalier à la rose

Livret : Hugo von Hofmannsthal.
Composition : 1909-1910.
Création : Dresde, Semperoper, 26 janvier 1911, sous la direction de l’auteur.

Troisième collaboration de Strauss avec le poète Hugo von Hofmannsthal, Le Chevalier à la rose fut présenté en 1911 à la Semperoper de Dresde, malgré la réticence de l’intendant de l’établissement, le comte Nikolaus von Seebach, que heurtaient les scènes érotiques de l’acte III et le langage cru du Baron Ochs. Chargé de la mise en scène, Max Reinhardt – le directeur du Deutsches Theater de Berlin – avait pesé de toute sa notoriété pour que l’événement ait lieu. 

Le succès dépassa encore celui de Salomé et Elektra : les trente représentations suivant la première furent données à guichet fermé, on affréta même de Berlin des trains spéciaux pour les spectateurs. Mais l’ouvrage suscita la méfiance de certains critiques, tel Theodor Adorno. Comparé à Salomé et Elektra, il semble en effet marquer un recul stylistique : une tonalité rassurante, des mélodies qui trottent dans la tête et une partition imprégnée de valses viennoises. Alors que Salomé s’abîmait dans des couleurs sombres et capiteuses, qu’Elektra entrechoquait violemment les sonorités d’un orchestre en noir et blanc, Le Chevalier à la rose évolue dans des couleurs sucrées et vaporeuses.

Or Le Chevalier à la rose ne constitue pas une concession à la facilité : c’est juste un angle différent pour aborder le sujet éternellement remis sur l’ouvrage par Strauss dans ses opéras : la femme, dans toute sa diversité et sa complexité. Mélancolique et enivrant à la fois, comme la valse qui l’irrigue, l’ouvrage s’inscrit dans une lignée de chefs-d’œuvre qui, eux aussi, progressent souvent sur le fil du rasoir, à la manière des Noces de Figaro de Mozart : légèreté cruelle, rire au bord des larmes, nostalgie, impertinence et sensualité.

Strauss tira de l’ouvrage deux suites de valses, puis, en 1945, il publia la présente suite d’orchestre (à laquelle le chef d’orchestre polonais Artur Roziński, qui en avait dirigé la création l’année précédente à New York, voire son assistant Leonard Bernstein ont peut-être contribué). On y entend tout d’abord le prélude de l’opéra, introduit par les cors, durant lequel se déroule, à rideau fermé, la scène d’amour entre la Maréchale et Octavian. On découvre ensuite l’ingénue Sophie, à travers la scène de la «présentation de la rose» que lui offre Octavian, puis la valse du concupiscent Baron Ochs, et enfin la scène finale : le trio où la Maréchale renonce à Octavian au profit de Sophie, puis le duo extatique des deux amoureux. Une valse étourdissante et un brin moqueuse referme la partition.

– Claire Delamarche 

Ravel, La Valse

Composition : Lapras (Ardèche), de décembre 1919 à avril 1920 – une version pour piano à deux mains et une version pour deux pianos précèdent l’élaboration de la partition d’orchestre. 
Création : Vienne, Konzerthaus, 23 octobre 1920, par Maurice Ravel et Alfredo Casella (version à deux pianos). Paris, 12 décembre 1920, par l’Orchestre Lamoureux, sous la direction de Camille Chevillard (version pour orchestre).

Dans une lettre du 7 février 1906 au critique musical Jean Marnold, Ravel confie : «Ça n’est pas très subtil, ce que j’entreprends pour le moment : une grande valse, une manière d’hommage à la mémoire du grand Strauss, pas Richard, l’autre, Johann. Vous savez mon intense sympathie pour ces rythmes admirables, que j’estime la joie de vivre exprimée par la danse bien plus profonde que le puritanisme franckiste.» 

L’œuvre doit s’intituler Wien, c’est-à-dire Vienne. Divers travaux et un conflit mondial (pendant lequel Ravel va servir comme chauffeur dans le corps de transport motorisé) repoussent la composition. Le projet ne renaît qu’en 1919, à l’instigation de Serge Diaghilev, le directeur des Ballets russes, qui passe commande à Ravel d’une partition chorégraphique. L’admiration du compositeur pour l’entêtante valse est intacte, mais les données politiques et sociologiques ont radicalement changé. L’empire des Habsbourg est sur le point d’être dépecé au traité de Trianon, et l’orgueil de la nation autrichienne avec lui. Il ne peut plus être question de représenter une fastueuse salle de bal viennoise, et la capiteuse danse prend des accents de danse macabre, comme la «Valse triste» composée par Sibelius pour le drame Kuolema (1903). Dans ses Esquisses biographiques parues en décembre 1928 dans La Revue musicale, Ravel évacuera toutefois une lecture liée à la guerre : «J’ai conçu cette œuvre comme une espèce d’apothéose de la valse viennoise à laquelle se mêle, dans mon esprit, l’impression d’un tournoiement fantastique et fatal».

Dès le début, alors que le mouvement de danse se met à peine en route, tout l’orchestre est pénétré par l’intervalle de quarte augmentée qui, outre la connotation diabolique qu’il revêt depuis le Moyen Âge, donne l’impression d’une musique déglinguée. La valse prend peu à peu de l’assurance, mais reste cette impression de flou, de malaise sous le rythme qui s’installe peu à peu. Lorsque la danse atteint sa pleine puissance, l’auditeur se sent enfin soulagé. Mais ce contentement est de courte durée car il faut se rendre à l’évidence : comme la course des balais dans L’Apprenti sorcier de Goethe, et dans le célèbre poème symphonique qu’en a tiré Paul Dukas, la machine s’emballe sous les assauts du thème principal, et seule une fin brutale pourra en avoir raison.

Le 16 avril 1920, au Konzerthaus de Vienne, Ravel et Marcelle Meyer présentent une version pour deux pianos devant Diaghilev, Stravinsky et le jeune Francis Poulenc. Ce dernier relate les mots de Diaghilev, qui refuse la partition : «C’est un chef-d’œuvre, mais ce n’est pas un ballet. C’est la peinture d’un ballet.» Présent, Stravinsky refuse de prendre parti, et Ravel ne le lui pardonnera pas – il ne pardonnera pas davantage à Diaghilev. La version pour orchestre sera donc créée au concert, à Paris, le 12 décembre 1920, par l’Orchestre Lamoureux et Camille Chevillard. C’est la commanditaire du Boléro, Ida Rubinstein, qui portera La Valse à la scène.

– C. D.

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