Notes de programme

Reflets du nord

ven. 28 mars | sam. 29 mars 2025

Retour aux concerts des ven. 28 mars et sam. 29 mars 2025

Programme détaillé

Kaija Saariaho (1952-2023)
Lumière et Pesanteur

[6 min]

Ludvig Irgens-Jensen (1894-1969)
Passacaille

I. Introduction : Andante lugubre
II. Passacaille : Moderato
III. Fugue :  Allegro moderato, molto energico
IV. Passacaille : Moderato, ma non calore
V. Coda 

[20 min]

 

--- Entracte ---

Jean Sibelius (1865-1957)
SUITE Lemminkäinen, quatre légendes pour orchestre, op. 22

I. Lemminkäinen et les Jeunes Filles de l’île [Lemminkäinen ja saaren neidot]
II. Le Cygne de Tuonela [Tuonelan joutsen]
III. Lemminkäinen à Tuonela [Lemminkäinen Tuonelassa]
IV. Le Retour de Lemminkaïnen [Lemminkäisen kotiinpaluu]

[50 min]

Dans le cadre d’Unanimes ! Avec les compositrices. Attentif depuis plusieurs années à la place des femmes dans sa programmation, l’Auditorium-Orchestre national de Lyon participe à cette initiative de l’Association française des orchestres (AFO) dédiée à la promotion des compositrices et de leur répertoire.

Distribution

Orchestre national de Lyon
Tabita Berglund direction

Introduction

Lumière et Pesanteur a été composé en  2009 d’après la huitième «Station» de La Passion de Simone (2005-2006), oratorio inspiré par les écrits de la philosophe Simone Weil. De sa Norvège natale, Tabita Berglund apporte ensuite l’impressionnante Passacaille de Ludvig Irgens-Jensen, pièce très populaire dans son pays, grande fugue symphonique encadrée de variations sur un thème de basse obstiné. La cheffe feuillette enfin le Kalevala, la saga ancestrale des Finnois, que Sibelius met en musique de manière très imagée dans sa suite pour orchestre en quatre mouvements Lemminkäinen (1895-1896). Après avoir voulu percer les secrets de la mort, le héros éponyme est précipité dans les eaux infernales de Tuonela, sur lesquelles nage un somptueux cygne (le second mouvement de cette suite, «Le Cygne de Tuonela», est peut-être le plus beau solo de cor anglais du répertoire). Sa mère repêche et recoud son corps déchiqueté, le rendant à la vie.

(Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon)

Saariaho, Lumière et Pesanteur

Composition : 2009, d’après la huitième «Station» de l’oratorio La Passion de Simone (2005-2006).
Création : 22 août 2009, Festival d’Helsinki, par le Philharmonia Orchestra sous la direction d’Esa-Pekka Salonen.
Dédicace : Esa-Pekka Salonen, présent offert au chef d’orchestre en remerciement de son interprétation de La Passion de Simone en janvier 2009 à Los Angeles.

Fascinée depuis sa jeunesse par les écrits de Simone Weil, qu’elle lisait alors en traduction finnoise, Kaija Saariaho se familiarisa avec la figure de la philosophe lors de son installation en France, à l’issue de ses études de composition. Attirée par le mélange entre ascétisme et quête passionnée de la vérité de Simone Weil, la compositrice imagina alors un projet d’oratorio avec ses collaborateurs de toujours, l’écrivain Amin Maalouf et le metteur en scène Peter Sellars : La Passion de Simone fut créé à Vienne le 26 novembre 2006, avec la soprano Pia Freund, le Chœur Arnold-Schönberg et le Klangforum Wien sous la direction de Susanna Mälkki, en collaboration avec l’Ircam pour le dispositif électronique. 

Réécriture de la huitième des quinze «Stations» de l’oratorio, Lumière et Pesanteur fut inspiré à la compositrice par l’interprétation qu’en donna Esa-Pekka Salonen lors d’une représentation américaine en 2009.  

Si Lumière et Pesanteur s’inspire très nettement de cette «Stations)» dans son atmosphère, ses dessins mélodiques et ses couleurs orchestrales, elle en diffère cependant par l’absence de texte : mots de Simone Weil irriguant la pièce par le biais d’un dispositif électronique, récit d’Amin Maalouf chanté par la soprano solo, narratrice de l’œuvre, ou par le chœur, La Passion de Simone est en effet traversé par le verbe, alors que Lumière et Pesanteur est conçu comme une œuvre uniquement orchestrale. 

Sur des nappes de sons irisées (percussions cristallines, harmoniques de cordes, trémolos vibrionnants), une ligne mélodique d’un grand lyrisme, portée originellement pas la soliste, s’élève ici à la trompette, puis passe en relais d’un instrument à l’autre dans l’orchestre – hautbois, flûte, piccolo, violons, etc. Comme dans la huitième «Station» de l’oratorio, la compositrice pare la mélodie principale de nombreuses doublures instrumentales à l’unisson ou transposées, dans des nuances très douces, dessinant un halo sonore à l’arrière-plan qui semble diffracter l’orchestre en autant de couches lumineuses, à la manière d’un papier buvard restituant toutes les nuances composant une couleur. 

– Coline Miallier

Irgens-Jensen, Passacaille

Composition : 1927.
Création : Oslo, 19 janvier 1929, par l’Orchestre philharmonique d’Oslo sous la direction d’Odd Grüner-Hegge.

Considérée à l’époque de sa composition comme l’idéal de la musique norvégienne, la Passacaille de Ludvig Irgens-Jensen remporta en 1928 le deuxième prix, dans la catégorie scandinave, d’un concours organisé par la maison de disques Colombia Records en l’honneur du centenaire de la mort de Schubert, avant de tomber dans un relatif oubli. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le langage tonal utilisé par Irgens-Jensen semblait en effet dépassé pour de nombreux musiciens pétris d’avant-garde et désireux de reconstruire un nouveau monde sonore après le cataclysme de la guerre. Pourtant, dans les années 1970, son œuvre fut progressivement redécouverte, et elle enrichit maintenant les programmes de nombreux orchestres scandinaves. 

Au début de son travail compositionnel, dans les années 1920, le compositeur norvégien s’approcha de l’atonalité, entre autres dans ses mélodies, puis il s’en éloigna rapidement, adoptant un langage musical très influencé par le romantisme allemand, dans une démarche relevant principalement du néoclassicisme – manière d’adopter et retravailler un langage harmonique, des formes et types d’écriture du passé, issus non seulement de la période classique, mais aussi baroque et romantique. 

Après un «Andante lugubre» aux accents épiques, traversé de mélodies emportées inspirées du romantisme allemand, commence une première «Passacaille». Cette danse ancienne pratiquée durant toute l’époque baroque est caractérisée par la présence d’une basse obstinée, ligne de basse se répétant tout au long du morceau et qui constitue le socle sur lequel se structurent des variations (ici au nombre de douze). Dans un geste néoclassique, Irgens-Jensen déroule donc cette forme ancienne dans une mesure à trois temps à partir d’une belle mélodie en mode mineur, mais qui relève plus du style romantique tardif que de l’époque baroque.

Une vaste «Fugue», construite sur des matériaux issus de l’andante comme de la passacaille, témoigne alors du goût du compositeur pour la polyphonie ancienne ; par ses nombreux chromatismes et ses rythmes pointés, elle évoque les fugues de Johann Sebastian Bach autant que le travail contemporain de Dmitri Chostakovitch.

Une seconde «Passacaille» vient faire écho à la première : quatre variations sur le thème principal harmonisé de nombreuses couleurs modales. Contrastant avec l’héroïsme violent de la fanfare fortissimo sur laquelle s’achève la passacaille, une brève coda, dans un effectif orchestral d’abord allégé des vents (violon solo, cordes et harpe) déploie alors un doux choral, comme en conclusion d’une cantate de Bach, qui confère à l’œuvre une fin en demi-teintes, dans un climat élégiaque. 

– C. M.

Sibelius, Lemminkäinen

Composition : 1895-1896, suivie de nombreuses révisions.
Création : 13 avril 1896 à Helsinki, Orchestre philharmonique d’Helsinki sous la direction de Jean Sibelius.

Inspirées des aventures de Lemminkäinen racontées dans l’épopée finlandaise du Kalevala, la suite Lemminkäinen appartient au genre de la symphonie à programme. Le XIXe siècle est marqué, en musique, par l’apparition de nombreuses œuvres se faisant l’écho des nouvelles sources d’inspiration irrigant l’imaginaire des artistes romantiques – la nature, l’imaginaire médiéval, religieux, féerique –, traversé de thèmes récurrents (l’amour, la mort, le pacte diabolique, etc.). Lorsque ces œuvres s’inspirent de ces thèmes au point de s’articuler formellement autour d’un support extra-musical (littéraire, pictural), on parle alors de musique à programme, par opposition à la musique pure, n’ayant d’autre logique qu’elle-même. La place occupée par la musique à programme dans le répertoire nourrit de nombreuses réflexions esthétiques tout au long du siècle romantique, certains artistes majeurs comme Franz Liszt y voyant même une forme d’idéal pour la musique symphonique à venir. 

Jean Sibelius se confronta toute sa vie à ce questionnement, qui prit pour lui une dimension très personnelle : compositeur, voire chef de file, de l’école nationale finlandaise, appointé par l’État, porteur de valeurs nationalistes fortes, il n’en fut pas moins un artiste singulier, dont les recherches, certes nourries de patriotisme, ne peuvent néanmoins se réduire à quelques poèmes symphoniques folkloriques mais tendent au contraire vers l’abstraction. Depuis la symphonie Kullervo (1892), le musicien était partagé entre deux impulsions contradictoires : un désir de reconnaissance au sein des conventions bourgeoises et une attirance pour la rupture de ces mêmes conventions – la lutte entre ces aspirations, et leurs interactions musicales complexes, est au cœur de son œuvre, et s’incarne en particulier dans la symphonie à programme. 

Après une brève période de fascination pour le drame wagnérien, Sibelius se tourna résolument vers le travail de Liszt, étudiant la manière dont le compositeur utilisait la musique à programme pour générer un renouvellement des formes. Repoussant les facilités folkloristes de sa jeunesse (musique descriptive, citations de chants populaires), Sibelius s’attacha donc, à partir des années 1890, à capturer l’essence du sentiment qui animait la musique finlandaise «de façon moins réaliste mais plus vraie qu’auparavant» (lettre à son épouse Aino, 21 et 22 octobre 1891). 
    
À cette époque, il s’intéressait particulièrement au carélianisme*, mouvement politique et culturel nourrissant le roman national finlandais. 

Composé durant l’hiver 1895-1896, Lemminkäinen s’inspire du héros légendaire du Kalevala mais se libère largement des aspirations narratives et picturales d’un poème symphonique, tout comme des conventions formelles de la symphonie. Reprenant à son compte la tradition classique du développement motivique beethovénien, Sibelius dessine un nouveau chemin, nourri des audaces harmoniques de la modernité, comme de la sonorité orchestrale ample et dense de la tradition russe.  

Le premier mouvement esquisse les contours de la personnalité de Lemminkäinen, son goût immodéré des femmes et la puissance de sa passion : arrivé sur l’île de Saari à l’issue d’un douloureux périple, le guerrier s’y repose enfin, séduisant veuves et jeunes filles en courant d’amour en amour. À la manière d’un allegro de sonate, la pièce est construite sur deux thèmes contrastants : une mélodie d’un grand lyrisme portée en alternance par le hautbois solo et le quatuor de cors, qui traduit le caractère passionné du personnage, alterne avec un ensemble de ritournelles rapides et dansantes, d’essence populaire – traversées de couleurs modales, harmonisées sur pédales, elles évoquent les fêtes villageoises dans lesquelles se perd le personnage. 

Le deuxième mouvement (qui occupait la troisième place dans la suite jusqu’à la révision de 1954) est le plus célèbre de l’œuvre, et le plus radical sur le plan stylistique. Empreint d’un impressionnant statisme harmonique (dominé par la tonalité de la mineur), il dépeint l’immobilité du monde de la mort (Tuoni dans le Kalevala), bordé par fleuve Tuonela. Le nautonier de ces enfers nordiques, un grand cygne noir, glisse en chantant sur ses eaux agitées, incarné par un somptueux solo de cor anglais évoluant sur des nappes de cordes. Sibelius fractionne l’orchestre par des divisi audacieux (dix-sept parties de cordes !), et utilise différents artifices d’orchestration (ostinatos de cordes en pizzicatos, crescendos avec sourdines, roulements de timbales pianissimo, trémolos) et d’harmonisation (mouvements chromatiques) pour créer une atmosphère frémissante particulièrement originale. Une cohésion presque organique s’en dégage, alors même que la pièce ne se coule dans aucun modèle formel identifiable mais procède plutôt par transformation lente de motifs interdépendants.

Dans le troisième mouvement, Lemminkäinen s’attaque au cygne de Tuonela mais échoue à le tuer, et, bientôt, les restes déchiquetés du héros flottent dans le fleuve infernal, jusqu’à ce que sa mère parvienne à les rassembler et lui redonner vie en faisant appel à la bienveillance du dieu Ukko. Sibelius traduit tout le drame de l’épisode par un mouvement haletant, polyphoniquement complexe par la superposition de couches sonores d’une grande variété rythmique. 

Si le troisième mouvement peut s’assimiler au traditionnel scherzo d’une symphonie romantique, le finale de la suite échappe à toute classification formelle. Mouvement perpétuel de doubles croches, il fonctionne selon un processus d’accumulation thématique singulièrement moderne, tendant vers un unique but final, le retour de la tonalité principale enfin stabilisée symbolisant le retour de Lemminkäinen sur ses terres natales à l’issue d’une folle chevauchée. 

– C. M.

* Carélianisme 
Dans les années 1890, les carélianistes rendaient un hommage particulier à la région de Carélie, alors en majeure partie aux mains des Russes, à l’est des frontières légales de la Finlande. Région essentiellement préservée de la modernité industrielle, elle était vue comme un espace conservant ses traditions les plus authentiques, notamment en matière de musique et de poésie, et avait été la source de la plupart des différents chants du Kalevala (publié en 1835).