Notes de programme

Renaud Capuçon / Simone Young

ven. 9 mai | sam. 10 mai 2025

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Programme détaillé

Gabriel Fauré (1845-1942)
Masques et Bergamasques, op. 112

Suite d’orchestre

I. Ouverture : Allegro molto vivo 
II. Menuet : Tempo di minuetto. Allegretto moderato 
III. Gavotte : Allegro vivo
IV. Pastorale : Andantino tranquillo

[15 min]

Camille Pépin (née en 1990)
Le sommeil a pris ton empreinte (concerto pour violon)

Commande de Radio France, de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon et du Sydney Symphony Orchestra

I. Le sommeil a pris ton empreinte / Et la colore de tes yeux (I)
II. Le temps déborde
III. Le sommeil a pris ton empreinte / Et la colore de tes yeux (II)
IV. Le Phénix
V. Le sommeil a pris ton empreinte / Et la colore de tes yeux (III)

[24 min]

 

--- Entracte ---

Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Symphonie n° 4, en fa mineur, op. 36

I. Andante sostenuto – Moderato con anima (In movimento di valse)
II. Andantino in modo di canzona – Più mosso – Tempo primo
III. Scherzo (Pizzicato ostinato) : Allegro – Meno mosso – Tempo I°
IV. Finale : Allegro con fuoco – Andante – Tempo I°
 

[45 min]

Dans le cadre d’Unanimes ! Avec les compositrices. Attentif depuis plusieurs années à la place des femmes dans sa programmation, l’Auditorium-Orchestre national de Lyon participe à cette initiative de l’Association française des orchestres (AFO) dédiée à la promotion des compositrices et de leur répertoire.

Distribution

Orchestre national de Lyon
Simone Young 
direction
Renaud Capuçon violon

Introduction

S’il fallait une symphonie pour symboliser les affres du romantisme, peut-être serait-ce cette Quatrième de Tchaïkovski écrasée par un destin contraire qui triomphe dans les dernières mesures, à grand renfort de coups de cymbales. C’est le fatum, tel que l’appelait le compositeur russe, «cette force fatale qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur, […] qui reste suspendue au-dessus de notre tête comme une épée de Damoclès et empoisonne constamment notre âme». Rien de tout cela dans Masques et Bergamasques, suite extraite d’un charmant divertissement inspiré des personnages de la commedia dell’arte et créé en 1919 à Monte-Carlo dans des décors dans le goût de Watteau. Le titre est issu d’un poème de Verlaine, Clair de lune. C’est un autre grand Paul de la poésie française, Éluard, qui offre ses vers à celui du concerto de Camille Pépin. Le sommeil a pris ton empreinte est presque cinématographique dans son écriture très évocatrice, et avec Renaud Capuçon et Simone Young c’est le duo de la création mondiale, en avril 2023 à la Maison de la Radio à Paris, qui vient en assurer la première lyonnaise.

Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon

Fauré, Masques et Bergamasques

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques. […]
– Paul Verlaine, Clair de lune (Fêtes galantes, 1867)

Le titre précieux de cette œuvre de Fauré a été emprunté au célèbre poème de Verlaine Clair de lune, évoquant l’univers pastoral et galant du XVIIIe siècle français, à la manière des tableaux de Watteau. C’était à l’origine un divertissement théâtral en un acte sur un livret de René Fauchois, qui avait été créé avec beaucoup de succès à l’Opéra de Monte-Carlo en avril 1919, et repris en 1920 à Paris, à l’Opéra-Comique. «Arlequin, Gilles et Colombine les masques qui amusèrent souvent la Cour, s’amusent à leur tour à être les spectateurs d’une fête galante à Cythère : les seigneurs et les dames qui les applaudissaient leur donnent, sans le savoir, la comédie impromptue de leurs menues coquetteries et de leurs propos légers» (programme de la première). 

Fauré, qui était alors très pris par ses fonctions de directeur du Conservatoire de Paris, avait eu l’idée de remettre au goût du jour et développer certaines pages vocales, chorales ou symphoniques qu’il avait composées bien antérieurement. Le travail minutieux du musicologue Jean-Michel Nectoux a permis de retrouver les sources de chaque morceau. La version scénique comprenait à l’origine huit numéros, dont deux mélodies orchestrées (Le plus doux chemin et Clair de Lune) et des morceaux avec chœur, bien connus par ailleurs (Madrigal op. 35 et Pavane op. 50). Fauré en a ensuite tiré une suite pour le concert qui ne reprend que les pages purement symphoniques. 

La primesautière «Ouverture», d’une forme toute classique et d’une orchestration transparente, n’est pas un pastiche mozartien, mais bien une page de jeunesse, où le style personnel de Fauré n’est pas encore totalement éclos. Elle provient d’un Intermezzo pour orchestre joué à Rennes en 1868, à l’époque où Fauré était organiste dans cette ville. 

Le «Menuet», au phrasé précieux et légèrement affecté, emprunte quelques éléments de l’Andante de la Suite d’orchestre op. 20, des années 1873-1874, restée inédite, et du Quatrième Prélude pour piano op. 103/4 (1910). Sa coda ouvre un arrière-plan de mélancolie pénétrante.

La «Gavotte», dont l’origine remonte à une Gavotte pour piano de 1865, est beaucoup moins évanescente : joyeuse et bien marquée, elle évoque un peu le «Rigaudon» du Tombeau de Couperin de Ravel, autre «suite française» qui réinterprète le passé musical national, fait d’élégance et de raffinement.

Enfin, la «Pastorale» est le seul morceau original de cette suite, et de ce fait, elle est représentative du style du dernier Fauré, aux harmonies subtiles. C’est par cette page sereine, aux rythmes doucement balancés, que Fauré fait son adieu à la musique d’orchestre, puisque c’est sa dernière œuvre symphonique.

– Isabelle Rouard

Pépin, Le sommeil a pris ton empreinte

Création : Paris, Maison de la Radio, 27 avril 2023, par Renaud Capuçon (violon) et l'Orchestre national de France (dir. Simone Young).
Commande : Radio France, Auditorium-Orchestre national de Lyon et Sydney Symphony Orchestra.

Le sommeil a pris ton empreinte est un concerto pour violon et orchestre dédié à Renaud Capuçon. Ayant toujours à cœur de faire du «sur mesure» pour mes interprètes, j’ai naturellement demandé à Renaud s’il souhaitait une inspiration particulière. Lorsqu’il a proposé Éluard, j’ai été immédiatement séduite par l’idée. C’est ainsi que je choisis trois poèmes qui allaient structurer le concerto en cinq moments. Dans cette pièce, les alliages des vents (cors, clarinettes, flûtes) créent un jeu de résonances par morphing. Cloches (tubulaires, gongs, notes graves du célesta) et métaux (tam-tams, cymbales) amplifient ces résonances. Les strates des claviers (célesta, harpe, vibraphone) parfois déphasées créent une nappe vibrante au caractère magique et rêveur. Les sons purs des harmoniques de cordes s'y mêlent volontiers. Cette orchestration contribue à l’élaboration de mixtures ensommeillées. Le violon soliste en émerge, s’y fond parfois, ou encore se déploie au-dessus d’elles, chantant et amoureux.

I. Le sommeil a pris ton empreinte
Et la colore de tes yeux (I)

Ce court poème reviendra trois fois. Telle une ritournelle à l’atmosphère vaporeuse, il encadre deux épisodes plus conséquents. Instant suspendu dans le temps, son matériau musical sobre est exploité dans les autres mouvements : un motif mélodique aux contours modaux (le sommeil), une quinte ascendante (l’amour), un arpège (une palpitation). Il marque de son empreinte l’œuvre entière – lui donnant ainsi son titre. Sa couleur sonore est chaque fois variée puisque le poème prend un sens différent selon ce qui le précède ou le suit.
Lors de sa première exposition, le chant amoureux du violon est nimbé de trémolos en harmoniques, embrumé pendant ces heures ensommeillées. Les vents lui répondent en une texture plus sombre. Un arpège au rythme instable s’immisce dans la partie soliste, telle une palpitation inquiétante présageant le drame à venir.

II. Le temps déborde

Le second mouvement contraste avec l’atmosphère précédente. En novembre 1946, l’épouse du poète, Nusch, meurt soudainement. Ce basculement de son univers se traduit par l’arrivée abrupte d’un flux agité nous plongeant inéluctablement dans les méandres d’un esprit tourmenté. Le violon dialogue avec l’orchestre dans un esprit de confrontation : celle du poète face à la perte de l’être aimé. Lors d’un bref moment seulement, les tensions s’apaisent : le poète se rappelle Nusch. Dans la cadence qui suit, il est confronté à lui-même, ébranlé.

III. Le sommeil a pris ton empreinte
Et la colore de tes yeux (II)

C’est par un paysage sonore désolé que commence le troisième mouvement. Il est créé par un creux entre les instruments aigus et graves de l’orchestre. Quelques touches de lumière viennent emplir ce vide de leur magie : harpe, célesta, gongs lointains et l’arpège brumeux déployé au violon. La partie soliste reprend ensuite le motif du sommeil. Les cors lui font écho sur la quinte ascendante figurant l’amour, dans l’espoir d’un nouvel horizon.

IV. Le Phénix

Le violon, lyrique sur des nappes de cordes, est d’abord nostalgique. Une montée orchestrale vers de doux aigus amène un épisode pulsé optimiste. Il laisse place à une cadence au souffle ininterrompu dont l’horizon s’éclaircit peu à peu. Après son deuil, Éluard rencontre Dominique et renaît en effet de ses cendres. L’épisode pulsé revient, presque euphorique. Il rappellera tous les éléments entendus dans l’œuvre pour s’embraser en un tutti d’orchestre célébrant la renaissance du poète par l’amour. Puis, le violon nous ramène progressivement à l’atmosphère vaporeuse initiale.

V. Le sommeil a pris ton empreinte
Et la colore de tes yeux (III)

Grâce au ronronnement rassurant des cordes graves de l’orchestre, la texture est douce et enveloppante. Le lumineux violon dans l’aigu énonce une dernière fois le motif du sommeil, en écho au hautbois. Une dernière palpitation. Le violon s’éteint. Apaisé.

– Camille Pépin

Tchaïkovski, Symphonie n° 4

Les six symphonies de Tchaïkovski, qui s’échelonnent entre 1866 et 1893, peuvent clairement être subdivisées en deux groupes. Les trois premières, toutes différentes les unes des autres, écrites respectivement en 1866, 1872 et 1875, sont d’inspiration globalement «objective». Au contraire, les trois dernières, bien que plus espacées dans le temps (1877, 1888, 1893), sont profondément subjectives et toutes unies par une idée de programme commune, quoique musicalement différentes : celle de la hantise du fatum, «cette épée de Damoclès qui est suspendue au-dessus de notre tête et qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur», selon les propos du compositeur. Angoisse perpétuelle devant la vie, attente de tout ce qui peut arriver de pire, sans que cela ait de définition précise, conscience de la faiblesse de l’humain face aux verdicts de la destinée, tentatives désespérées de trouver des palliatifs : partant de tout cela, Tchaïkovski a réalisé des dramaturgies musicales qui font de ces symphonies de véritables mises en scène de son univers intérieur.

La Quatrième Symphonie la réponse de Tchaïkovski le fataliste à la Cinquième Symphonie de Beethoven le stoïcien. Elle correspond au tournant de la vie du compositeur, cette année 1877, alors qu’il vient presque simultanément de faire la connaissance de Madame von Meck, son admiratrice qui deviendra son mécène – pour le meilleur – et d’Antonina Milioukova, qui deviendra son épouse – pour le pire… C’est à la première qu’est dédiée la symphonie : «à mon meilleur ami», jouant sur l’ambigüité masculine-féminine du mot ami (droug) en russe. C’est aussi à elle que Tchaïkovski, répondant à sa question, explique le programme de l’œuvre, en détaillant les quatre mouvements, dans une lettre maintes fois citée. ll y évoque le fatum «épée de Damoclès» dont les fanfares de cuivres retentissent au début du premier mouvement, et dont on essaie de s’évader dans le rêve avant qu’elles ne se rappellent à notre souvenir.

Le deuxième mouvement est «une autre phase de l’angoisse», chargée de rétrospectives mélancoliques, «un passé dans lequel on se replonge avec tristesse mais aussi avec délices».

Le scherzo, belle trouvaille orchestrale, fait se succéder des visions sans cohérence, comme au moment de l’endormissement, «des arabesques capricieuses, des images insaisissables». Toute la partie A est en pizzicati à l’ensemble des cordes ; la partie B fait d’abord intervenir les bois, avec une chanson rustique évoquant des paysans éméchés, puis les cuivres avec une marche militaire.

Le finale, qui démarre sur un grand trait orchestral, est fondé sur la citation d’une chanson populaire connue de tous les Russes, Un bouleau se dressait dans le champ. Il s’ensuit une énergique danse populaire. «Si tu ne trouves aucun motif de joie en toi-même, va dans le peuple.» C’était la grande idée des intellectuels russes, le ressourcement dans le terroir. «Mais à peine as-tu cessé de penser à toi que l’implacable fatum revient et se rappelle à ton souvenir.» Et on réentend les sonneries du début du premier mouvement. Le constat final est d’une parfaite lucidité : «Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Il existe des joies simples mais fortes. Réjouis-toi de la joie des autres. On peut quand-même vivre.» 

– André Lischke