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Notes de programme

Sinfonia eroica

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Symphonie n° 3, en mi bémol majeur, op. 55, «Sinfonia eroica»

I. Allegro con brio
II. Marcia funebre : Adagio assai
III. Scherzo : Allegro vivace – Alla breve – Tempo primo
IV. Finale : Allegro molto – Poco Andante – Presto
[50 min]

Composition : du printemps 1803 à mai 1804.
Dédicace : à son Altesse sérénissime le prince Lobokwitz.
Création : Vienne, Theater an der Wien, 7 avril 1805.
Création française : Paris, 9 mars 1828, à la Société des Concerts du Conservatoire, sous la direction de François-Antoine Habeneck.
Première édition : 1806, sous le titre de Sinfonia eroica, composta per festeggiare il Sovvenire d’un grand’Uomo [Symphonie héroïque, composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme].

Ce 7 avril 1805, lorsque retentirent les premières notes de la Troisième Symphonie de Beethoven, bien peu d’auditeurs eurent le sentiment d’assister à un événement historique. Ils se plaignirent de la force brutale qui en émanait, si étrangère au raffinement et à la distinction qui faisaient la réputation du style viennois. «Un kreutzer pour que cela finisse», railla un critique, qui jugeait l’œuvre «assommante, interminable et décousue». Pourtant, Beethoven franchissait dans cette partition un pas gigantesque, dont l’on mit quelques décennies à mesurer la véritable portée. Il tournait la page du style hérité de Haydn et Mozart, auxquels les deux premières symphonies empruntaient encore de nombreuses tournures, même si la marque d’une personnalité hors du commun s’y révélait déjà.

«Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire»

En parlant à la première personne, en exaltant la puissance de l’expression, en ouvrant à la musique les portes de la philosophie et de la politique, l’Eroica jetait les prémices du romantisme. C’est le général Bernadotte, ambassadeur de France à Vienne, qui, en 1798, aurait suggéré à Beethoven de composer une symphonie à la gloire de Bonaparte. L’idée ne fut pas sans séduire le compositeur : le Premier Consul incarnait en effet à ses yeux les idéaux de la Révolution française auxquels lui-même était si sensible. Le premier titre de l’œuvre fut Sinfonia grande, intitolata «Bonaparte» [Grande Symphonie, intitulée «Bonaparte»]. Mais Bonaparte devint Napoléon. L’encre de la Symphonie en mi bémol était à peine sèche que, en 1804, le Corse se fit sacrer empereur ; alors, raconte son élève Ferdinand Ries, Beethoven entra dans une colère noire ; il arracha la première page de son manuscrit et le jeta à terre en disant : «Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire, et rien de plus ! Désormais, il foulera au pied les droits de l’homme et ne vivra que pour sa propre vanité ; il se placera au-dessus de tout le monde pour devenir un tyran !» Beethoven donna à l’œuvre un nouveau titre : Sinfonia eroica, composta per festeggiare il Sovvenire di un grand’Uomo [Symphonie héroïque, composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme] ; c’est sous ce nom qu’elle serait publiée, deux ans plus tard, et qu’elle entrerait dans l’histoire.

L’œuvre d’un démiurge

Dans cet ouvrage aux dimensions inusitées (le double de la Première Symphonie), Beethoven s’affirme comme une sorte de démiurge, de titan maîtrisant les éléments, modelant la matière pour en extraire tout le suc. Alors même qu’il s’enfonce= dans la surdité, il transforme son drame personnel en triomphe des forces créatrices : c’en est fini de ces compositeurs bénis des dieux, tel Mozart, desquels jaillissait la musique comme l’eau d’une fontaine. Comme tant de chefs-d’œuvre de la maturité, l’Eroica est née de haute lutte, au prix d’un travail acharné. Son histoire est un combat permanent semé d’esquisses, de ratures et de repentirs : pas une note qui ne soit investie d’une mission, pas un ornement qui trouve, tôt ou tard, une justification fonctionnelle, ni un détail infime qui n’acquière par la suite une valeur essentielle.

Les deux accords initiaux de l’Eroica (accords parfaits de mi bémol majeur) insufflent leur énergie à l’œuvre entière ; sur la lancée, Beethoven tend une arche grandiose, fermement appuyée sur le monumental pilier central de la «Marcia funebre», jusqu’au flamboyant finale. Dans ce thème et variations, on reconnaîtra un thème déjà utilisé par Beethoven à trois reprises : dans deux pièces de l’hiver 1800-1801 – la septième des Douze Contredanses pour orchestre, WoO 14 et le finale du ballet Les Créatures de Prométhée, op. 43 – et dans les Variations et Fugue pour piano en mi bémol majeur, op. 35, plus connues sous le titre de Variations «Eroica» (1802). Comme dans la partition pour piano, Beethoven en présente tout d’abord la basse, avant d’en énoncer la mélodie et de procéder à de brillantes variations.

La mainmise de Beethoven sur le matériau musical et sur le déroulement du temps, qui sera poussée plus loin encore dans les Cinquième et Neuvième Symphonies, impressionna considérablement les générations suivantes, partagées entre vénération (Berlioz ou Brahms) et incompréhension, voire rejet (Chopin). Deux siècles après leur apparition, les neuf symphonies de Beethoven continuent de former l’épine dorsale du répertoire orchestral occidental ; chacune d’entre elles a ouvert une voie nouvelle, dont plusieurs générations ont exploré les détours. Avec l’Eroica, la musique devenait pour la première fois vectrice d’idées politiques et philosophiques. Et l’on reste aujourd’hui encore stupéfait par sa force incandescente, son orchestration parfois presque brutale, sa puissance surhumaine. Elle marque un tournant dans l’œuvre de son auteur, qui s’y révèle pour la première fois dans sa splendeur ; mais elle signe avant tout le commencement d’une nouvelle ère musicale et, au-delà, une nouvelle vision du monde.

Claire Delamarche