Notes de programme

STRAVINSKY

Sam. 2 déc. 2023

Leonard Slatkin dirige l'Orchestre national de Lyon

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Programme détaillé

Anatoli Liadov (1855-1914)
Huit Chants populaires russes, op. 58

I. Chant religieux
II. Chant de Noël
III. Complainte
IV. Chant comique : «J’ai dansé avec le moustique»
V. Légende des oiseaux
VI. Berceuse
VII. Ronde
VIII. Chœur dansé

[13 min]

Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Francesca da Rimini, fantaisie symphonique d’après Dante, op. 32

[25 min]

--- Entracte ---

Igor Stravinsky (1882-1971)
Le Sacre du Printemps, tableau de la Russie païenne en deux parties

(Version de 1947)

I. L’Adoration de la Terre 
Introduction (Lento) – Les Augures printaniers/Danse des Adolescentes (Tempo giusto) – Jeu du rapt (Presto) – Rondes printanières (Tranquillo) – Jeux des Cités rivales (Molto allegro) – Cortège du Sage – Le Sage (Lento) – Danse de la Terre (Prestissimo)

II. Le Sacrifice 
Introduction (Largo) – Cercles mystérieux des Adolescentes (Andante con moto) – Glorification de l’Élue (Vivo) – Évocation des Ancêtres – Action rituelle des Ancêtres – Danse sacrale (l’Élue)

[40 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Leonard Slatkin 
direction

Liadov, Huit Chants populaires russes

Composition : 1905.
Création : Saint-Pétersbourg, 10 mars 1905, sous la direction de Felix Blumenfeld.
Publication : 1906, Leipzig, Belaieff.

Issu d’un milieu familial musicien et proche du groupe des Cinq*, Anatoli Liadov manifestait de grandes facilités pour la composition. Il laissa cependant derrière lui un corpus relativement réduit essentiellement constitué d’œuvres de petites dimensions. On a souvent attribué cet état de fait à son indolence (il n’aurait ainsi pas eu le courage d’honorer la commande qui lui passa Diaghilev d’un ballet sur le thème de l’Oiseau de feu, contrairement au jeune Stravinsky qui fit avec cette œuvre sa percée dans le monde musical), mais il faut tout de même reconnaître que ses activités de chef d’orchestre ainsi que de professeur au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, qui l’occupèrent sa vie durant, durent également rogner sur le temps qu’il avait à sa disposition pour composer.

Durant la période qui précéda la composition de ses Huit Chants pour orchestre, Liadov s’était également préoccupé de collecter des chansons populaires, faisant sienne la phrase de Gogol : «Les chansons populaires russes sont une histoire vivace du peuple russe, riche, frappante et véridique, révélant toute sa vie.» Ce travail, auquel le Hongrois Béla Bartók s’adonnera peu après dans sa propre région, nourrit les miniatures – un genre dans lequel Liadov excelle, comme en témoigne également sa musique pour piano – des Huit Chants populaires.

Durant quelques minutes seulement, chacune des huit pièces explore un caractère, voire un «type» (comme le koliada du Chant de Noël, en lien avec les festivités slaves du solstice d’hiver). Liadov y adopte des présentations savoureuses (telle la doublure à la quinte du cor anglais et des bassons qui ouvre le recueil) et des tournures simples (avec des thèmes diatoniques, des carrures claires, des répétitions plus que des développements). Il y donne également la preuve de sa maîtrise de l’orchestration, alternant passages aux sonorités solistes et tuttis (qu’il utilise avec une relative parcimonie), avec une belle inventivité – ainsi des émus violoncelles divisés en quatre parties de la Complainte, du moustique trillé du Chant comique ou des oiseaux de la Légende.

– Angèle Leroy

* Groupe de cinq compositeurs russes rassemblant, autour de Mili Balakirev, Alexandre Borodine, César Cui, Modest Moussorgski et Nikolaï Rimski-Korsakov.
 

Tchaïkovski, Francesca da Rimini

Composition : octobre-novembre 1876.
Création : Moscou, 25 février 1877, sous la direction de Nikolaï Rubinstein.
Dédicace : à Sergueï Taneïev.

Le choix de Dante

Peu de temps après avoir composé la musique de son célèbre ballet Le Lac des cygnes (achevé en avril 1876), Tchaïkovski se mit en quête d’un nouveau sujet d’inspiration littéraire pour un poème symphonique. Son frère Modest lui proposa Othello, Hamlet, ainsi qu’un épisode tiré de la Divine Comédie de Dante, Francesca da Rimini. Ayant déjà illustré symphoniquement Shakespeare (avec Roméo et Juliette et La Tempête), Tchaïkovski choisit cette fois l’épisode romantique des amants damnés qui est narré dans le chant V de L’Enfer de Dante : le poète, guidé par l’ombre de Virgile, descend les différents cercles de l’abîme infernal, un ouragan tourbillonnant qui résonne des cris et gémissements des damnés. Au deuxième cercle se trouvent les âmes qui ont succombé aux tentations charnelles, parmi lesquelles le poète remarque les ombres douloureusement enlacées de Francesca et Paolo. Dante appelle Francesca et lui demande de lui raconter ce qui a causé son terrible châtiment. En larmes, elle raconte la triste histoire de son amour pour Paolo, le frère de son époux légitime (un tyran borgne et bossu à qui elle a été mariée contre son gré). Un simple baiser échangé fut la cause de leur chute, et le mari qui les surprit les poignarda sauvagement.

Les influences de Tchaïkovski

À titre personnel, Tchaïkovski semble avoir été particulièrement touché par les histoires tragiques d’amour impossible comme celle-ci, lui qui se sentait toujours poursuivi par le fatum, un destin pesant et implacable. Il fut inspiré également par la contemplation des célèbres gravures de Gustave Doré dans l’édition de la Divine Comédie parue en 1861, dont un motif est d’ailleurs reproduit sur la page de titre de la partition. Ces scènes d’une puissante expression fantastique l’aidèrent à concevoir une musique d’un caractère visionnaire et incandescent.

Une autre influence se laisse percevoir dans cette puissante page d’orchestre : peu de temps avant sa composition, Tchaïkovski se rendit à Bayreuth, invité pour l’inauguration en août 1876 du Festspielhaus construit par Wagner pour la représentation de ses propres œuvres. Il devait rendre compte, pour un journal russe, du tout premier festival, où avait lieu la première exécution intégrale de la Tétralogie. Dans les cinq articles qu’il rédigea, il exprime des sérieuses réserves sur l’esthétique dramatique et musicale wagnérienne, et dans ses lettres privées, il est encore plus clair, jugeant le cycle «assommant et interminable», critiquant «l’accumulation d’harmonies les plus compliquées» et «le manque de coloris» de l’expression vocale. Pourtant il semble s’être laissé entraîner à une certaine fascination pour les couleurs orchestrales et le langage chromatique wagnérien, qui transparaît dans Francesca da Rimini : l’orchestre y est particulièrement puissant, chargé en sonorités cuivrées (avec 4 cors, 2 trompettes, 2 cornets à pistons, 3 trombones et un tuba). En outre, dans l’introduction et la première grande partie, le discours ne comporte que des harmonies dissonantes, dans un sentiment tonal incertain et fuyant, et s’enroule sur des vastes périodes par volutes infinies, sans le moindre repos consonant. 

Au cœur de La partition

Le déroulement de l’œuvre suit de près le programme : tout d’abord, une introduction pesante et lugubre plante le décor, puis l’action s’anime : des gémissements torturés s’élèvent de l’orchestre. Après une brève interruption où reparaissent les accords menaçants du début, une tempête infernale de déchaîne, en tourbillonnements vertigineux, d’où émerge un thème héroïque. Après un second rappel des accords menaçants, la partie centrale évoque le récit désolé de Francesca. Il s’agit d’une véritable scène lyrique, où la clarinette solo est la voix de l’héroïne et les cordes aux sonorités voilées (avec sourdines) chantent un thème d’amour, de plus en plus exalté. Ce passage, qui ne doit plus rien à Wagner, a été critiqué en son temps : on y a vu une couleur russe, hors de propos dans cette œuvre ancrée dans la culture méditerranéenne. Mais quand Tchaïkovski évoque l’amour, il ne peut que parler sa langue natale ! Peu à peu l’ambiance se tend, lourde de menaces, jusqu’à la catastrophe ; les amants sont alors précipités dans la mort et la damnation, scellées par un lugubre choral de trombones, instruments à la symbolique funèbre. Respectant la disposition du cercle infernal, Tchaïkovski reprend alors symétriquement le tourbillon tempétueux qui précédait la scène lyrique centrale, jusqu’à un paroxysme de puissance dévastatrice.

– Isabelle Rouard

Stravinsky, Le Sacre du Printemps

L’éclat du Sacre du Printemps semble inaltérable. À chaque audition, la magie opère : c’est, à chaque fois, une première fois. Cette intensité infaillible tient peut-être au nouage si rare de la brutalité et de la franchise, de l’innovation radicale et de l’archétype, du naturel et du savant. La pureté et la force du geste tiennent pour beaucoup au projet qui a sous-tendu l’écriture de la partition. Notons que, pour ne pas être limité à une interprétation extramusicale et pour dépasser l’anecdotique, Igor Stravinsky va rejeter toute forme de références. Cela ne nous empêche pas de retourner aux sources de l’œuvre pour tenter d’en comprendre l’inextinguible jeunesse.

La création

Au commencement, un homme hors normes : Serge Diaghilev, l’inventeur et l’animateur des Ballets russes. Entre 1909 et 1929 – l’un des moments les plus fascinants de l’histoire des arts –, la compagnie qu’il tient à bout de bras rayonne depuis Paris sur le monde. C’est lui qui repère Stravinsky en Russie et lui commande tout d’abord l’orchestration de pièces de Chopin pour Les Sylphides (1909). Suivent L’Oiseau de feu (1910) et Petrouchka (1911). Puis, en 1913, Le Sacre du Printemps.

Répondant parfaitement à l’idéal publicitaire et esthétique d’un art-événement porté par Diaghilev, Le Sacre du Printemps produit à sa création l’un des plus magnifiques scandales de l’histoire de la musique, qui nécessite d’ailleurs l’intervention de policiers. Révolte de la foule huppée contre la sauvagerie du projet, contre le cataclysme sonore de la partition et aussi contre une chorégraphie ne ressemblant à rien de connu. Le chahut est indescriptible. «Où donc ont-ils été élevés tous ces salauds-là ?» entend-on. Les défenseurs comme les adversaires de l’œuvre nouvelle rugissent. «Taisez-vous, garces du XVIe !» lance d’une loge un anonyme. La vieille comtesse de Pourtalès s’offusque : «C’est la première fois depuis soixante ans qu’on ose me manquer de respect.» La réponse ne se fait pas attendre : «Ta gueule !»  On appelle aux pompiers ; on réclame des docteurs. Ravel crie au génie ; on le traite de «sale Juif». Un vent de folie souffle dans la salle dont Diaghilev est en partie l’auteur, lui qui, craignant un échec, a prévu une claque dont les interventions malhabiles ne font qu’accroître la tension.

Plus encore que la musique, il semble que ce soit la chorégraphie de Vatslav Nijinski qui ait déclenché les hostilités. La déconstruction de la danse classique est vécue comme un coup inacceptable porté à la tradition et un renversement de l’art du Beau vers le Laid. À l’encontre du mouvement d’idéalisation du corps et de la recherche de la grâce, Nijinski semble vouloir déformer le corps humain et le présenter dans des attitudes grotesques. Adolphe Boschot, chroniqueur à L’Écho de Paris, décrit les danseurs «gesticulants comme des possédés» et répétant «cent fois de suite le même geste» en une sorte de glorification du piétinement. Puis, continue-t-il, «ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent… Couic : une petite vieille tombe la tête par terre et nous montre son troisième dessous… Et ils piétinent, ils piétinent…» Poses de torticolis, masses de danseuses «emboîtées comme des sardines», pointe des pieds rentrée, immobilité de la danseuse étoile… Pour certains, les gestes hideux sont la manifestation de forces venues de l’inconscient, des poses puériles, des frénésies de peuplades primitives. 

Lignes de force

L’héritage du XIXe siècle, qui plaçait l’individu et le pathos au centre du dispositif esthétique, est anéanti sous les coups de semonce de l’orchestre. Crudité des timbres, fracas des accords, puissance des rythmes, simplicité à la fois archaïque et abstraite des mélodies dénuées de toute emphase expressive : la musique n’imite pas les émotions et ne vise pas à toucher le cœur, pas plus qu’elle ne s’adresse au cerveau ; elle n’exprime pas l’état d’un individu ; elle est la vitalité même, l’élan irrépressible de la nature, l’énergie venue des origines, – une énergie qui anime les corps et ordonne le rite d’une collectivité.

Le projet est né de la rencontre entre le compositeur et la personnalité protéiforme de Nicolas Roerich, peintre, archéologue et critique, spécialiste de l’art païen ancestral. Tous deux discutent des formes du paganisme tribal et développent l’argument du futur ballet. Roerich conseille le musicien, conçoit décors et costumes et nourrit par sa pensée et ses propres toiles (Les Idoles, Les Ancêtres de l’humanité, etc.) l’imaginaire du chorégraphe. Dans une lettre à un éditeur russe du 15 décembre 1912, Stravinsky indique : «Je désire que mon œuvre fasse sentir la proximité des hommes et de la terre, la proximité des vies humaines et du sol.» La conception du Sacre du Printemps correspond à une période de la culture russe qui se tourne sur elle-même et explore ses origines. L’élite imagine la restauration de valeurs anciennes, ou premières, liées au sol, et spécifiques au monde slave, une sorte de slavitude qui remonterait à l’époque des Scythes. Selon cette perspective, la culture populaire, terrienne et élémentaire, est abordée comme une alternative à l’artificialité de la culture occidentale coupée de ses racines. L’œuvre rejoint un mouvement plus général dans la création, qui conçoit un nouveau barbarisme comme tendance moderne de l’art. 

Puissance de la musique

Enfin, l’élan qui porte la partition vient en partie d’une des émotions les plus puissantes ressenties par le compositeur. Longtemps après la création, ce dernier répond à Robert Craft, qui l’interroge sur ce qu’il a le plus aimé en Russie : «Le violent printemps russe, qui semble commencer en une heure, comme si la terre entière craquait. C’était là l’événement le plus merveilleux de chaque année.» Ces deux phrases seules dévoilent une grande part des fondements esthétiques de la partition, du frémissement quasi irréel du basson des premières mesures aux déchainements rythmiques les plus considérables : circularité du temps (retour des saisons), immédiateté et concentration du phénomène, son ampleur à laquelle personne ne semble pouvoir échapper («la terre entière»), sa violence venue du bas, enfin la conjonction, plutôt que l’opposition, d’une terreur (lié au tremblement de terre) et d’un enchantement («printemps», «merveilleux»). La fièvre collective conduit au don total d’une vie pour la célébration de la Vie. La «Danse sacrale» de l’Élue évoque une jeune vierge se convulsant jusqu’à la mort afin de régénérer la terre par son sacrifice. «J’ai voulu exprimer la sublime montée de la nature qui se renouvelle : la montée totale, panique, de la sève universelle» commente Stravinsky au moment de la création. C’est, ajoute-t-il, une «sorte de cri de Pan». C’est, complète Jacques Rivière, «la danse avant l’homme».

La musique, par son fracas, par l’ébranlement de nos points de repère, par ses frénésies et le vertige de ses répétitions, nous dit la terreur des origines, la crainte devant le monde, l’emportement des grands instincts et l’inscription de l’existence dans un cycle qui nous porte et nous dépasse. 

Un chef-d’œuvre pour l’avenir

Parce qu’il veut être libre dans le maniement du langage et parce qu’il redoute le «localisme», Stravinsky rejette finalement le folklorisme comme but. Il cachera ainsi avoir tiré une grande part du matériau thématique du Sacre d’une anthologie de chants lituaniens publiée en 1900. Ses propres esquisses, pourtant, et les recherches musicologiques ont permis d’établir à la fois l’ampleur des emprunts et l’extraordinaire travail d’appropriation et d’abstraction du matériau. Les motifs sont concis et répétés sans développement (au sens beethovénien), mais avec de micro-changements, formant une structure mosaïque qui s’affranchit des symétries et des régularités exactes. Avec le principe d’accumulation, les ruptures sidérantes et l’inventivité stupéfiante du rythme, Stravinsky s’empare de l’auditeur et lui impose l’inéluctable de l’instant (il est frappé par un accord-coup comme par la foudre) et de la forme (il est emporté jusqu’au terme du morceau).

La partition a un pouvoir d’envoûtement évident. Ce que Jean Cocteau dénonce peu après la création. Pour le jeune écrivain pamphlétaire qui, avec Le Coq et l’Arlequin, veut lancer une nouvelle esthétique née au contact d’Érik Satie, il faut éviter toute forme d’hypnotisme. La force d’entrainement du Sacre est telle selon lui qu’elle devient un danger, à l’image de la musique de l’auteur de Tristan et Isolde : «Wagner nous cuisine à la longue ; Stravinsky ne nous laisse pas le temps de dire “ouf”, mais l’un et l’autre agissent sur nos nerfs. Ce sont des musiques d’entrailles ; des pieuvres qu’il faut fuir ou qui vous mangent.» Dans le même temps, l’effet de cette nouvelle musique est si extraordinaire qu’elle permet de sortir de soi. C’est ce qu’en retient Darius Milhaud : «Ce fut un choc, un éclat, un réveil subit et bienfaisant, une force élémentaire enfin retrouvée, un coup de poing formidable et une reprise d’équilibre. […] Le dynamisme puissant nous secouait et nous donna à réfléchir.» Le Sacre porte un coup décisif à l’héritage romantique, aux langueurs, aux vapeurs et aux douceurs comme aux complications fin-de-siècle. «En une éruption de trente-cinq minutes», concluent les deux pianistes Arthur Gold et Robert Fizdale, le Sacre détruisit «le paisible paysage musical du XIXe siècle».

– Hervé Lacombe

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