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Notes de programme

THIERRY DE MEY / SPIRITO

Jeu. 27 juin 2024

Retour au concert du jeu. 27 juin 2024

Programme détaillé

Thomas Tallis (vers 1505-1585)
Spem in alium 

[Je n’ai jamais placé mon espérance en aucun autre que Toi], motet à quarante voix

[10 min]

Johannes Ockeghem (vers 1420-1497)
Deo gratias

[Grâce à Dieu], canon à trente-six voix

[6 min]

Josquin des Prés (vers 1450/55-1521)
Qui habitat in adjutorio altissimi

[Qui demeure à l’abri du Très-Haut], canon à vingt-quatre voix

[6 min]

Thierry De Mey (né en 1956)
Pièce de gestes

Pour cinq musiciens

[7 min 30]

Quarante

Deux pièces pour chœur et danseuse

I. L’heure que je suis, pour vingt-quatre voix
II. No Name, pour quarante voix

[24 min]
 

Concert sans entracte.

Production : Spirito. Coproduction : Ensemble Alkymia. Soutien : Grame – Centre national de création musicale.
«Quarante» a bénéficié de l’Aide à l’écriture d’une œuvre musicale originale du ministère de la Culture.
Remerciements à Jean-Christophe Brizard, Manuela Rastaldi, Julien Lahaye, au Rebond – lieu de création à Guingamp (Marion Lévy), aux éditions Le Tallis Pré Belgique, à Eugénie De Mey.

Distribution

Spirito
Ensemble Alkymia
(Préparation : Mariana Delgadillo Espinoza)
Nicole Corti direction
Filipe Rodriguez claviers
Henri-Charles Caget préparation de Pièce de gestes
Noémie Ettlin danse
Thomas Guerry chorégraphie
Nicolas Charpail création lumières

Introduction

Trois compositeurs majeurs de l’école franco-flamande (Moyen-Âge tardif) et de la Renaissance et un compositeur et cinéaste de notre temps, Thierry De Mey, qui leur rend hommage. Telle est la promesse de ce programme lançant un pont musical de plus de cinq cents ans. Le concert s’ouvre par le monumental Spem in alium de Thomas Tallis, dont la légende fait un cadeau d’anniversaire à Élisabeth Ire d’Angleterre pour ses quarante ans (1573). Il se referme par le non moins grandiose Quarante, dont le second volet (lui aussi à quarante voix) repose, dit l’auteur, sur des «prénoms collectés sur les listes de migrants, de nationalités et origine différentes, hommes et femmes qui ont perdu la vie dans leur tentative de rejoindre l’Europe». Une large majorité de personnes restent non identifiées, listées comme «N.N.», c’est-à-dire «No Name» [sans nom].
Le Deo gratias de Johannes Ockeghem et le Qui habitat de Josquin des Prés, publiés à Nuremberg respectivement en 1542 et 1568, prolongent et complètent cette puissante expérience vibratoire. Écrite en 2008 pour les Percussions Claviers de Lyon, dont un membre, Henri-Charles Caget, est venu «l’enseigner» aux exécutants, Pièce de gestes se résigne à un quasi-silence, en rupture avec les généreuses polyphonies qui l’entourent. Ici, le seul corps dansé révèle sa puissance expressive.

Tallis, Spem in alium

Selon une légende douteuse mais charmante, l’impressionnant motet Spem in alium serait un cadeau de Thomas Tallis à Élisabeth Ire d’Angleterre pour son quarantième anniversaire (1573). De telles célébrations étaient toutefois rares à l’époque, et l’hommage aurait plutôt demandé une ode à la gloire de sainte Élisabeth. Peut-être ce monument musical a-t-il alors été inspiré par le passage à la cour anglaise d’un musicien italien, Alessandro Striggio, auteur d’un Ecce beatam lucem à quarante voix également, voire d’un Sanctus à soixante voix, désormais perdu. Avec une telle partition, Striggio aurait assurément gagné la course à la surenchère afin d’asseoir Florence au sommet des cours européennes. Toujours est-il que la partition de Spem in alium pourrait s’expliquer par les querelles spirituelles qui agitaient l’Angleterre. Catholique convaincu, Thomas Talllis aurait fait donner son chef-d’œuvre en 1573 chez le duc de Norfolk, qui partageait la même ferveur. Mais la pièce pourrait encore n’être qu’un simple exercice, l’épreuve à laquelle se frotte l’apprenti musicien pour gagner ses galons de maître. Le mystère demeure, le coup d’éclat subjuguant sans qu’on en retienne nécessairement le texte ni même la raison d’être.

Nommé gentilhomme de la Chapelle royale en 1542, Thomas Tallis s’est imposé comme organiste et compositeur au sein des cours d’Henri VIII et Édouard VI, puis des reines Marie Tudor et Élisabeth Ire. Probablement doit-il sa réussite à sa capacité d’adaptation, passant du latin à la langue vernaculaire avec aisance et maîtrisant les genres adoptés par les différentes religions. Si Spem in alium surprend, c’est bien sûr par l’ampleur de sa polyphonie. Loin d’élargir les possibles, la multiplication des voix est synonyme de contraintes. Certes, la division du chœur reste libre : dix groupes de quatre voix chez Striggio, huit groupes de cinq voix chez Tallis. Mais la complication contrapuntique – la conduite de chaque partie – limite les expériences harmoniques. Les voix sont traitées tantôt en imitation, tantôt en dialogue selon le procédé des cori spezzati [chœurs brisés] avec de remarquables passages en homorythmie. L’arrivée des voix sur un accord majeur lumineux – sur le mot «respice» [regarde avec attention] –  confirme avec les silences combien le musicien est soucieux du texte. Evoquant l’histoire de Judith racontée par l’Ancien Testament, la superposition des voix aurait pour objectif de convaincre la reine d’Angleterre à considérer avec humilité tous ses sujets en dépit de leurs croyances ?

– François-Gildas Tual
 

Ockeghem, Deo gratias / Josquin des Prés, Qui habitat

Respectivement pour vingt-quatre et trente-six voix, mais se contentant de quelques feuillets de musique, ces deux canons de l’école franco-flamande ne se limitent pas à ce que le mélomane retient aujourd’hui du genre, c’est-à-dire la reprise d’une même mélodie de façon décalée. Le canon est en effet, à l’époque, un modèle et un point de départ, une ligne mélodique unique pouvant donner naissance à d’autres voix avec ou sans modification. Publié vers 1475, le traité de Tinctoris – une sorte de premier dictionnaire des termes musicaux – le définit même comme «une règle qui montre, sous une certaine obscurité, la volonté du compositeur». Ainsi les lignes ajoutées peuvent-elles métamorphoser l’original en modifiant ses proportions rythmiques, en le transposant, en lisant les notes de la fin vers le commencement, voire en renversant les intervalles pour les faire monter quand ils descendent et inversement. Aux notes s’associent généralement des formules littéraires qui donnent la règle de manière plus ou moins explicite. L’importance de l’énigme, parfois au-delà de toutes les notes, suggèrent un travail de réalisation musicale propice à la satisfaction intellectuelle. Une de ces pratiques réservées aux initiés, un entre-soi permettant aux chanteurs – voire aux instrumentistes – de faire montre de leur intelligence et de leur virtuosité pour résoudre le problème dans le plus beau style, sans que l’auditeur ne soit nécessairement renseigné sur cette difficulté supplémentaire.

Deux recueils publiés à Nuremberg respectivement en 1542 et 1568 contiennent une paire de canons parmi les plus beaux : le Deo gratias à trente-six voix de Johannes Ockeghem et le Qui habitat in adjutorio à vingt-quatre voix de Josquin des Prés. Les deux compositeurs passent alors pour les plus grands maîtres de leur époque. «Acoutrez vous d’habitz de deuil : Josquin, Brumel, Pinchon, Compère…», exhorte Guillaume Cretin à la mort d’Ockeghem, en 1497. Devenu un exemple insurpassable pour tous ses successeurs, le défunt a connu la plus prestigieuse des carrières, à la cathédrale d’Anvers puis chez le duc de Bourbon avant sa nomination auprès de Charles VII, de Louis XI puis de Charles VIII. Quant à Josquin des Prés, il a chanté à la collégiale de Saint-Quentin dans l’Aisne avant de partir pour l’Italie, nommé à la cathédrale de Milan puis au service des Sforza et du duc de Ferrare. Brièvement présent auprès de Louis XII, il finit chanoine à Condé-sur-l’Escaut. Si le canon d’Ockeghem contient plus de voix que celui de Josquin, il n’est pas harmoniquement le plus complexe. L’effet produit est néanmoins saisissant, son caractère répétitif traduisant parfaitement la louange perpétuelle par les chœurs célestes. En fait, son attribution au compositeur flamand est incertaine, et le même morceau est publié, en 1568, dans la continué d’une pièce de Leonhard Paminger. Les deux éditions ne présentent d’ailleurs pas exactement la même épigraphe latine, la première, «Novem  sunt  Musae. Omnia  cum  tempore», expliquant qu’il y a neuf muses (neuf parties à chanter à partir de chaque portée), toutes avec le temps. Avec quatre portées différentes, le canon superpose ainsi trente-six voix. Quant au canon de Josquin, postérieur de près de trente ans, il se révèle beaucoup plus riche par le développement de ses motifs, ses effets de répétition et d’imitation réussissant à entretenir l’ambiguïté entre foi et crainte jusqu’à la glorification finale par toutes les voix réunies.

– F.-G. T.

De Mey, Pièce de gestes & Quarante

Pièce de gestes 
Composition : 2008.
Commande : Grame, Centre national de création musicale et ministère de la Culture, avec le soutien du Centre culturel Théo-Argence de Saint-Priest et du Centre Wallonie-Bruxelles, à l’intention des Percussions Claviers de Lyon.
Création : Saint-Priest, Centre culturel Théo-Argence, 8 mars 2008, dans le cadre de la biennale Musiques en scène, comme quatrième mouvement d’April Suite 2008, par les Percussions Claviers de Lyon.

Quarante 
Composition : 2022 avec le soutien du Grame, Centre national de création musicale, avec l’Aide à l’écriture d’une œuvre musicale originale du ministère de la Culture. 
Commande : Spirito.
Création : Oullins, Théâtre de la Renaissance, 22 octobre 2022, par les ensembles vocaux Spirito et Alkymia placés sous la direction de Nicole Corti, Noémie Ettlin (danse), Thomas Guerry (chorégraphie) et Nicolas Charpail (lumières).

Cofondateur des ensembles Maximalist ! et Ictus, Thierry De Mey explore le potentiel musical du geste et du mouvement dans une œuvre qui ne peut s’entendre sans se voir. De Hands en 1983 à Simplexity, la beauté du geste en 2016, sous forme d’installation vidéo, de documentaire ou de spectacle pluridisciplinaire, il exploite les nouvelles technologies jusqu’à imaginer un mur de lumière, ingénieux système d’éclairages doté de capteurs de gestes, utilisé dans Light Music en 2004. D’une pièce à l’autre, Thierry de Mey laisse ainsi surgir le sonore du visuel, la musique du silence. Pour comprendre sa démarche, il faut revenir à la vidéo Floréal (1985), dont il a signé à la fois la réalisation, le scénario, la musique et l’image. Non pas une première œuvre mais un documentaire très personnel, souvenir d’une enfance passée dans la cité-jardin de l’agglomération bruxelloise. Au début, son regard se pose sur le jeu de main de deux petites filles assises sur la marche d’un escalier. En l’absence de son synchrone (aucun bruit), la musique semble naître de ce passe-temps anodin, ou plutôt de son image très simple, reprise en boucle selon le précepte : «Économie : uniformité et simplicité des matériaux de base – diversification et individualisation par la complexité et la souplesse du jeu combinatoire

Plongé dans le monde de la danse grâce à sa sœur Michèle Anne De Mey, Thierry De Mey a donc placé la danse et le geste au cœur de sa pensée pluridisciplinaire, collaborant également avec les chorégraphes Wim Vandekeybus et Anne Teresa De Keersmaeker. Partant de sa propre pratique, il a rapidement pris conscience de l’exigence et du caractère énigmatique du geste instrumental. Il revient à Wim Vandekeybus de lui insuffler l’idée de Hands, pièce qui se contente d’une table en bois que des mains grattent, frottent, caressent ou heurtent de leurs ongles ou du bout des doigts, de la paume ou du plat. Au sol, deux danseurs en reprennent les déplacements, rotations, élévations et abaissements. Aux plats et aux paumes succèdent les dos et les ventres, au geste instrumental le ballet des danseurs. Cette idée, Thierry de Mey n’a cessé de la poursuivre. En 1986, sa Musique de tables propose une saisissante chorégraphie manuelle de trois percussionnistes sous un éclairage approprié mais sans danseurs pour les imiter. En 2002, Silence Must Be ! montre un chef solo battre la mesure. Plat, revers ou tranchant des mains, en pointe ou en poing, pouce en dehors ou en dedans : tout est dans les détails jusqu’à ce que le silence soit rompu par ses claps de mains ou snaps de doigts, et l’ajout d’une bande magnétique ou de quelques musiciens. Écrite en 2008 pour les Percussions Claviers de Lyon, Pièce de gestes se résigne à un quasi-silence. Cinq percussionnistes se lancent dans un drôle de ballet, en mouvements tantôt parallèles, tantôt décalés, se passant parfois les uns aux autres un même geste comme si c’était là une chose solide. Comme dans les pièces précédentes, les mouvements sont plus ou moins compliqués, positions, vitesses, directions et accentuations étant indiquées avec une extrême précision. Selon Thierry De Mey, il ne s’agit de rien d’autre que de retrouver l’impulsion rythmique originelle, l’élan musical et sa retombée, sa tension et sa détente. Est-ce alors le geste du musicien qui se montre dans le son, ou la musique qui n’est que le bruit de sa danse, une réinterprétation de la gestuelle ? 

Si l’on peut douter que le motet à quarante voix de Tallis ait été écrit pour le quarantième anniversaire de la reine, le projet Quarante du chœur Spirito a été élaboré pour célébrer le double quarantenaire, en 2022, du Grame, Centre national de création musicale et du Théâtre de la Renaissance d’Oullins. La polyphonie d’autrefois devient une invitation à agrandir l’ensemble à quarante voix d’un chœur de foule, tandis que la dimension visuelle est assurée par la présence d’une danseuse.

Pour «L’heure que je suis», à vingt-quatre voix, Thierry De Mey a retenu trois textes, mêlant latin et français sur un sujet rappelant les problématiques temporelles du canon d’Ockeghem. Au poème Le temps est la mesure du moi de François Jaqmin se joignent un extrait des Confessions de saint Augustin et le Livre de l’Ecclésiaste, issu de l’Ancien Testament. Les voix entrent, éparpillées sur de longues plages d’accords, reconstituant le texte en adjoignant leurs syllabes disséminées. Établie à partir de modèles spectraux, l’harmonie naît de la décomposition des sons, de la superposition des harmoniques ou des partiels. Serait-ce là une référence à la nature temporelle du son dans la mesure où chaque note est une fréquence, et que les fréquences entretiennent entre elles des rapports numériques extrêmement logiques ? Il en résulte toutefois certaines difficultés pour les voix avec le recours aux micro-intervalles pour obtenir les harmonies les plus précises. L’interprétation est en revanche facilitée par une certaine flexibilité dans le choix des consonnes et des voyelles, ou dans la façon d’attraper la note pour assurer à l’interprète un certain confort.

Si le modèle de «No Name» est évidemment le motet de Tallis, à la fois pour le nombre de voix et pour la disposition spatiale qu’il inspire, le deuxième mouvement de Quarante se détourne des textes religieux. Ce ne sont plus que des «prénoms collectés sur les listes de migrants, de nationalités et origine différentes, hommes et femmes qui ont perdu la vie dans leur tentative de rejoindre l’Europe. Il est marquant que ces listes contiennent une large majorité de personnes non identifiées, simplement reprises sous le label : “N.N.”, c’est-à-dire “No Name”, d’où le titre de cette pièce». L’absence de nom aboutit alors à la négation de la note. Les hauteurs relatives sont à l’opposé de l’extrême précision des quarts de ton du premier mouvement. La pièce, explique Thierry de Mey, se déroule en cinq «actes» enchaînés : «Arborescence», «Ressacs», «Appels», «Spirales», «Listes». Les sous-titres tissant les liens entre les voix, la première partie se concentre sur le souffle, sur les sons qu’on produit quand on souhaite imiter les vagues ou le vent. Sur la partition, ce sont des courbes dessinant l’effet cherché, sa durée, sa forme et son ampleur. Quelques signes indiquent qu’il faut expirer ou inspirer, parfois employer un instrument en céramique pour changer la couleur : «Les courbes planes évoquent des sons étales, légèrement nostalgiques comme on en trouve dans les films postsynchronisés, modulés à l’époque par un bruiteur de cinéma.» Dans la partie suivante, les sons s’agitent puis se répondent en canon. Les voix appellent, donnant l’impression que chacun cherche un être qu’il vient de perdre. Les prénoms se font sujets de fugue, énoncés par le chœur en de grands mouvements circulaires. Serait-ce là une tempête ? Le vertige saisit le spectateur confronté au nombre effrayant des victimes et à l’atrocité de l’anonymat de certaines d’entre elles. La lecture des listes mène au chaos, insoutenable bien que le compositeur recommande de ne «pas dépasser le volume d’une récitation de noms dans une cérémonie de mémoire», Pour conclure, un «No Name» rend hommage à tous ceux dont on ne connaît pas le nom.

– F.-G. T.

Les chanteurs

Sopranos
Jeanne Bernier, Charlotte Bozzi, Maéva Depollier, Marie-Frédérique Girod, Clémence Niclas, Magali Perol-Dumora, Marie Petit-Despierres, Marie Remandet

Altos
Christophe Baska, Ségolène Bolard, Mariana Delgadillo-Espinoza, Isabelle Deproit, Célia Heulle, Nicolas Kuntzelmann, Benjamin Lunetta, Sylvain Manet

Ténors
Louis Clerc-Renaud, Davy Cornillot, François Hollemaert, Valentin Morel, Eymeric Mosca, Xavier Olagne, Isaias Rafael Soares da Cunha, Nils Rousson

Barytons 
Noé Chapolard, Jean-Christophe Dantras-Henry, Paul de Guerry, Jérôme de Lignerolles, Guillaume Frey, Thomas Georget, Cédric Meyer, Étienne Planel

Basses
Antoine Bretonnière, Jean-Christophe Brizard, Aurélien Curinier, Philippe Gregori, Cyrille Laïk, François Maniez, Jean-Jacques Mieral, Bardassar Ohanian