Notes de programme

Le Vaisseau fantôme

Ven. 11 juin / Dim. 13 juin 2021

Richard Wagner (1813-1883)
Le Vaisseau fantôme
[Der fliegende Holländer]

Opéra romantique en trois actes
Livret du compositeur

Acte I
– N° 1 : introduction et air du Pilote «Mit Gewitter und Sturm aus fernem Meer»
– N° 2 : récitatif et air du Hollandais «Die Frist ist um»
– N° 3 : scène, duo Daland/Hollandais «He ! Holla ! Steuermann !… Durch Sturm und bösen Wind» et chœur final «Mit Gewitter und Sturm»

Acte II
– N° 4 : chanson des fileuses «Summ’ und brumm’», scène et ballade de Senta «Traft ihr das Schiff im Meere an»
– N° 5 : duo Erik/Senta «Mein Herz voll Treue bis zum Sterben»
– N° 6 : finale II avec air de Daland «Mögst du, mein Kind», duo Hollandais/Senta «Wie aus der Ferne längst vergang’ner Zeiten» et trio Daland/Hollandais/Senta «Verzeiht ! Mein Volk hält draußen sich nicht mehr» …

Acte III
– N° 7 : chœur des marins norvégiens «Steuermann, lass die Wacht !» et ensemble concertant
– N° 8 : duo Erik/Senta «Was musst’ ich hören !», cavatine d’Erik «Willst jenes Tag’s du nicht dich mehr entsinnen» et finale III «Verloren ! Ach ! verloren ! Ewig verlor’nes Heil !»

Distribution

Orchestre national de Lyon
Spirito (préparation Nicole Corti)
Jeune Chœur symphonique (préparation Pascal Adoumbou et Tanguy Bouvet)
Nikolaj Szeps-Znaider direction

Juliette Deschamps mise en espace

Daland, un navigateur norvégien, basse
Stephen Milling

Senta, sa fille, soprano
Emily Magee

Le Hollandais, baryton-basse
Egils Silins 

Erik, un chasseur, ténor
Peter Seiffert

Mary, nourrice de Senta, mezzo-soprano
Michal Doron

Le Pilote de Daland, ténor

Marins norvégiens, équipage du Hollandais volant, demoiselles

Introduction

Ronald Vermeulen
Délégué artistique de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon

Argument

Sur une côte norvégienne, en des temps lointains

Acte I

Une tempête oblige le navire de Daland (basse) à mouiller loin de son village. Accablés de fatigue, les marins s’endorment, tandis que Daland laisse au Pilote (ténor) la garde du bateau. Pour ne pas être la proie du sommeil, le Pilote entonne un chant de marin (air du Pilote «Mit Gewitter und Sturm aus fernem Meer»). Mais il finit par sombrer à son tour, et ne voit pas s’approcher un vaisseau noir aux voiles couleur de sang. Ce mystérieux navire est celui du Hollandais volant. Le Hollandais (baryton-basse) conte la malédiction qui le contraint à errer sur les mers jusqu’au jour du Jugement dernier ; seul l’amour d’une femme fidèle le libérera de son sort, et il a le droit d’accoster tous les sept ans pour se mettre à sa recherche (air du Hollandais «Die Frist ist um»). À son réveil, Daland remarque le vaisseau maudit. Il sermonne le Pilote qui s’est endormi. Il salue le Hollandais et engage la conversation avec lui. Mentionnant les richesses qu’il transporte, le Hollandais éveille la cupidité du capitaine. Il les lui promet en échange de la main de sa fille, Senta. Daland offre l’hospitalité au Hollandais (duo «He ! Holla ! Steuermann !… Durch Sturm und bösen Wind»). La tempête s’étant calmée, les deux navires se mettent en route dans les chants de joie des marins (chœur final «Mit Gewitter und Sturm»).

Acte II

Les femmes attendent le retour du vaisseau de Daland. La nourrice Mary (mezzo-soprano) et des jeunes filles filent la laine en chantant (chanson des fileuses «Summ’ und brumm’»), tandis que Senta (soprano) regarde, fascinée, le portrait qui orne le mur, représentant un homme pâle, vêtu de noir et barbu. Bravant les réticences de Mary, Senta chante la légende de l’infortuné Hollandais condamné à voguer sans fin. Dans un moment d’exaltation, elle se déclare prête à le sauver par son amour (ballade de Senta «Traft ihr das Schiff im Meere an»). Ces dernières paroles sont surprises par son fiancé, le chasseur Erik (ténor), qui fait tout juste son entrée.

Erik est d’autant plus inquiet par ce qu’il vient de surprendre qu’il a lui-même, la nuit précédente, vu en songe Daland accorder la main de sa fille au Hollandais. Senta, comme en transe, ignore les mises en garde du jeune homme, qui s’en retourne désespéré (duo Erik/Senta «Mein Herz voll Treue bis zum Sterben»).

Entrent alors Daland et son hôte. Senta et le Hollandais se regardent en silence. Daland fait en sorte de les laisser seuls (air de Daland «Mögst du, mein Kind»). Après leur rencontre (duo Senta/Hollandais «Wie aus der Ferne längst vergang’ner Zeiten»), Senta, saisie de pitié, déclare à son père qu’elle est prête à offrir au Hollandais son amour et sa fidélité. Daland lance les préparatifs pour la noce (trio Daland/Hollandais/Senta «Verzeiht ! Mein Volk hält draußen sich nicht mehr»).

Acte III

Les marins de Daland font retentir des chants joyeux (chœur des marins norvégiens «Steuermann, lass die Wacht !»). Avec les jeunes villageoises, ils s’approchent du vaisseau étranger et invitent les marins hollandais à se joindre à leurs réjouissances (ensemble concertant). Mais le bateau n’émet aucun signe de vie. Tout à coup, le vent se met à siffler autour du navire, la mer à s’agiter, tandis que des voix mystérieuses invitent le Hollandais à ne pas se bercer d’illusions sur l’issue de l’amour de Senta et à reprendre la mer pour sept années supplémentaires (chœur des marins du Hollandais «Johohoe ! Johohoe !»).

Erik rejoint Senta, qui est nerveuse, et lui rappelle les promesses d’amour qu’elle lui a faites quelques jours plus tôt (duo Erik/Senta «Was musst’ ich hören !» et cavatine d’Erik «Willst jenes Tag’s du nicht dich mehr entsinnen»). Le Hollandais, qui a surpris les paroles du chasseur, se dirige désespéré vers son navire, désormais convaincu de l’infidélité de Senta. Afin de la préserver de la damnation, il lui raconte son triste destin (récit du Hollandais «Erfahre das Geschick, vor dem ich Dich bewahr»). Malgré les protestations de Senta, il se hâte vers son navire, qui est déjà prêt à prendre le large. À peine a-t-il quitté le rivage que Senta, échappant à Daland et Erik, se jette à la mer, comme preuve de son amour et de sa fidélité. Par son sacrifice, elle offre la paix au Hollandais. Le vaisseau fantôme sombre dans la profondeur des flots, tandis que s’élèvent à l’horizon les figures de Senta et du Hollandais, transfigurées et unies pour toujours (finale «Verloren ! Ach ! verloren ! Ewig verlor’nes Heil !»).

Claire Delamarche

Histoire de la composition

Rédaction du livret et composition : du 2 mai 1840 au 19 novembre 1841.
Première représentation : Dresde, Königlich-Sächsisches Hoftheater, 2 janvier 1843, avec Johann Michael Wächter (le Hollandais), Wilhelmine Schröder-Devrient (Senta), Friedrich Traugott Reinhold (Daland), Carl Risse (Erik), Therese Wächter (Mary) et Wenzel Bielezizky (le Pilote), sous la direction de l’auteur.
Création française : Lille, 28 janvier 1893 (en français).

Ce sujet m’attira et imprima sur moi une marque indélébile.

Wagner avait déjà composé trois ouvrages très différents (Les Fées, La Défense d’aimer et Rienzi) lorsqu’il aborda la légende ancienne du Hollandais volant : condamné à errer sur les mers pour avoir défié Dieu, ce capitaine de bateau est autorisé à accoster tous les sept ans à la recherche de la femme qui, mue par l’amour, se sacrifiera pour sa rédemption ; en cas d’échec, il devra reprendre le large.

Cette légende apparaît sous de nombreuses formes dans la littérature nordique, et Wagner connaissait certaines d’entre elles. Mais le livret (rédigé par lui-même, comme à l’habitude) puise principalement dans un roman satirique publié en 1834 par Heinrich Heine, Les Mémoires du seigneur de Schnabelewopski, que Wagner avait découvert en 1838.

Néanmoins, cette lecture ne suffit pas à éveiller l’inspiration du compositeur, comme il l’avouerait en 1851 dans son autobiographie Une communication à mes amis : «Ce sujet m’attira et imprima sur moi une marque indélébile ; toutefois, à l’époque, il n’avait pas acquis la force suffisante pour renaître en moi avec une nécessité absolue.» Pour ouvrir la voie au travail créateur, il faudrait une expérience personnelle forte.

Le passage des récifs norvégiens exerça une impression extraordinaire sur mon imagination.

Au début de 1839, Wagner perdit l’emploi de directeur musical qu’il tenait depuis août 1837 au Théâtre de cour de Riga. Or son train de vie et le fait que son épouse, Minna, avait abandonné sa carrière de comédienne l’avaient entraîné dans des dettes importantes. Tandis qu’il travaillait à Rienzi, il échafauda donc un plan pour échapper à ses créanciers lettons. Son but était d’atteindre Londres pour rejoindre ensuite Paris, métropole internationale de la vie musicale, dans l’espoir de faire monter La Défense d’aimer et Rienzi à l’Académie royale de musique (alias l’Opéra). La fuite se révéla rocambolesque. Les Wagner s’étaient fait retirer leurs passeports par les autorités, à la demande de leurs créanciers. Leur périple débuta donc par la traversée clandestine de la frontière russo-prussienne. Ils embarquèrent ensuite sur le Thétis, un voilier dont le capitaine avait accepté de les accueillir sans papiers. Mais le navire, pris dans une tempête terrible, dut accoster à Sandvike, dans un fjord norvégien, pour effectuer des réparations de fortune – au début de l’acte I, Daland se réfugie pareillement à terre, et crie : «C’est Sandvike ! Je connais bien cette baie.» Le voyage, qui devait durer huit jours, prit trois fois plus de temps. Wagner en fait le récit dans son Esquisse autobiographique, concluant : «Le passage des récifs norvégiens exerça une impression extraordinaire sur mon imagination ; la légende du Hollandais volant, que je pus vérifier de la bouche des marins, prit une couleur particulière, étrange que seules mes aventures maritimes pouvaient lui avoir donné.»

À Paris, où il arriva le 17 septembre 1839, l’expérience ne fut pas moins désastreuse. Wagner avait envoyé sans succès un canevas d’opéra à Eugène Scribe, dans l’espoir que le poète en tire un livret en français qui lui aurait ouvert les portes de l’Opéra ; il ne trouva pas l’emploi de chef d’orchestre escompté et ne réussit pas à faire monter Rienzi. Ses seuls revenus provenaient des quelques articles écrits pour des revues françaises et allemandes et de divers travaux, peu gratifiants, de copie et d’arrangements musicaux. Informé de son dénuement, Giacomo Meyerbeer (dont il avait fait la connaissance lors d’une escale à Boulogne-sur-Mer) le mit en contact avec le directeur de l’Académie royale de musique, Léon Pillet, lequel lui fit miroiter la commande d’un opéra. Du 2 au 6 mai 1840, Wagner prépara un premier canevas du Vaisseau fantôme, en français. Fin juillet, il mit trois passages en musique (la ballade de Senta, le chœur des marins norvégiens de l’acte III et le chœur de l’équipage fantôme qui fait suite) pour une audition. Fin août, par l’intermédiaire de Meyerbeer, il transmit le canevas à la direction de l’Opéra. Hélas ! aucune commande ne s’ensuivit. Pour toute proposition, Wagner reçut celle de céder le canevas à Pillet pour 500 francs or. Sa situation financière calamiteuse le contraignit à accepter le marché. Paul Foucher (le beau-frère de Victor Hugo) et Bénédict-Henry Revoil se chargèrent de rédiger le livret, en s’appuyant sur d’autres ouvrages comme Le Vaisseau fantôme de Frédérick Marryat ; on confia la composition au chef d’orchestre maison, Pierre-Louis Dietsch. Le Vaisseau fantôme, ou Le Maudit des mers, opéra fantastique en deux actes, fut présenté au public le 9 novembre 1842. Cela explique qu’en France on connaisse l’ouvrage de Wagner sous le titre du Vaisseau fantôme plutôt que sous la traduction littérale de l’allemand, Le Hollandais volant. (De la même manière, l’Italie a adopté Il vascello fantasma.)

Dans la détresse et le souci.

Bien que retoqué à l’Opéra, Wagner travailla d’arrache-pied à sa propre partition. Dans la première quinzaine de mai 1841, il rédigea le livret allemand. Le 2 juillet, le versement des 500 francs de l’Opéra autorisa la location du piano nécessaire à la composition. La version pour piano et chant vit le jour dans le temps record de sept semaines, à l’exception de l’ouverture. La partition, achevée le 13 septembre 1841, porte l’inscription : «Dans la détresse et le souci. Per aspera ad astra. À la volonté de Dieu.» Le 5 novembre, l’esquisse de l’ouverture était terminée. Le 19, Wagner mettait la dernière main à l’orchestration.

Ayant perdu tout espoir de faire monter Le Vaisseau fantôme à Paris, il envoya le livret à Leipzig et Munich, essuyant deux refus. C’est alors que, d’Allemagne, lui parvinrent deux bonnes nouvelles : le Théâtre de cour de Dresde acceptait de créer Rienzi, et celui de Berlin, à l’instigation de Meyerbeer, lui promettait la première du Hollandais. Ragaillardi, Wagner rentra en Allemagne, supervisa les répétitions de Rienzi et assista à son triomphe, le 20 octobre 1842. Cette réussite lui valut une nomination comme maître de chapelle de la cour de Dresde et la perspective de monter son opéra le plus récent, le projet berlinois ayant finalement échoué. Dans cette perspective, il étoffa la partition pour la porter de l’acte unique initial aux trois habituels. Au passage, il déménagea l’action d’Écosse en Norvège ; Donald et Georg devinrent Daland et Erik (Anna s’était déjà transformée en Senta), et Mary, servante de Daland, fut promue au rang de nourrice de Senta.

Wagner dirigea la création le 2 janvier 1843, dans le théâtre où il avait obtenu son premier succès, trois mois plus tôt, avec Rienzi. L’accueil fut moins chaleureux : après quatre représentations, Le Vaisseau fantôme quitta l’affiche. La première berlinoise, le 7 janvier 1844 au Schauspielhaus, ne souleva pas davantage l’enthousiasme. Heureusement, l’œuvre avait rencontré un succès énorme à Riga (22 mai 1843) et à Kassel (5 juin 1843). En 1846, Wagner allégea l’orchestration en vue de représentations à Leipzig qui finalement tombèrent à l’eau.

Le 16 février 1853, Le Vaisseau fantôme fut présenté au public de Weimar par le maître de chapelle de la cour, Franz Liszt, futur beau-père de Wagner. À l’occasion de cette représentation, Liszt protesta avec véhémence contre ses conditions de travail auprès du grand-duc Charles-Alexandre de Saxe-Weimar. Dans une lettre adressée à son employeur, il vitupéra, au nom de la «sauvegarde de l’honneur de l’art», contre les effectifs de chœur et d’orchestre insuffisants, et menaça de démissionner si cet état de fait ne changeait pas. Le grand-duc fit une réponse courtoise mais sans espoir, qui certainement laissa Liszt déçu ; mais il conclut par un commentaire fleuri sur l’opéra, dont on ne peut qu’admirer la clairvoyance : «J’aurais souhaité vous porter mes applaudissements de vive voix hier soir. Le tourbillon dans lequel je tournais m’a enlevé, je tâche de réparer mon apparente négligence par écrit aujourd’hui. L’opéra d’hier m’a singulièrement frappé sous le rapport psychologique. C’est comme l’enfance de son art, une enfance comme celle d’Hercule qui, encore au berceau, étrangle des serpents. Le Wechselchor du 3e acte est admirable.» N’ayant obtenu gain de cause, Liszt disparut de la scène weimaroise pendant six mois, seule la mort du père de Charles-Alexandre, le grand-duc Charles-Frédéric, le ramenant à son poste. Quant au Vaisseau fantôme, il continua sa route glorieuse. En 1860, à l’occasion d’un concert donné à Paris d’extraits de ses opéras, Wagner changea la fin de l’ouverture en y rappelant le thème de la rédemption, offrant au Vaisseau fantôme son visage définitif.

C. D.

 

La partition

C’est ici que débute ma carrière de poète, et mon adieu au simple faiseur de textes d’opéra.

Comme il s’en ouvrit en 1851 dans Une communication à mes amis, Wagner considérait Le Vaisseau fantôme comme un nouveau départ : «C’est ici que débute ma carrière de poète, et mon adieu au simple faiseur de textes d’opéra

Avec Le Vaisseau fantôme, Wagner trouvait enfin sa voie propre. Certes, à l’instar des deux ouvrages suivants (Tannhäuser et Lohengrin), celui-ci reste à de nombreux égards attaché à la lignée de Weber, Marschner et Spohr, voire à la tradition française d’Halévy et Meyerbeer. Plusieurs morceaux d’essence folklorique et descriptive sont destinés à planter le décor et à apporter une touche de couleur locale : chœurs et danses de matelots aux actes I et III, chœur des fileuses à l’acte II, chanson du Pilote à l’acte I. Et, même s’il y met ampleur et souplesse, Le Vaisseau fantôme ne rompt pas avec la structure en numéros (huit au total) héritée de l’opéra italien.

Mais, par de nombreux aspects, le Hollandais ouvre la voie de l’avenir. C’est la première fois que Wagner se tourne vers l’univers des légendes et de la mythologie, qu’il ne quittera plus. C’est la première fois, également, qu’il illustre un de ses thèmes de prédilection : le sacrifice d’une femme pour la rédemption des fautes de son bien-aimé  ; Senta préfigure tout à la fois Elsa de Lohengrin, Elisabeth de Tannhäuser, Isolde, Brünnhilde de la Tétralogie. Très novateur, également, est le rôle dévolu à l’orchestre, qui dépasse encore celui que lui offraient déjà Euryanthe ou Le Freischütz de Weber.

L’ouverture

Ainsi en est-il de l’ouverture. Un fossé sépare cet ample poème symphonique de la précédente ouverture composée par Wagner, l’ouverture de concert Faust (1839-1840), une forme sonate où des sonorités très personnelles cohabitent avec des figures empruntées, sans véritable recul, à Beethoven ou Weber. Plus que le pot-pourri de thèmes que l’on entendait souvent à l’époque, l’ouverture du Vaisseau fantôme est une véritable préparation psychologique à ce qui suit. Le thème initial (Allegro con brio), un appel de cors et bassons sur des trémolos de violons et d’altos et des gammes chromatiques impétueuses aux cordes graves, évoque la lutte de l’équipage contre les flots déchaînés. Il sera assimilé, dans l’opéra, au personnage du Hollandais. Plus tard (Andante), le hautbois et le cor anglais s’échangent le thème de la rédemption, entendu notamment dans la prière exaltée de Senta à la fin de sa ballade, à l’acte II (lorsqu’elle espère être l’ange qui délivrera le Hollandais de sa malédiction) et à la fin de l’opéra. Au retour du tempo rapide, le thème du Hollandais se mêle à d’autres éléments que l’on réentendra dans le premier monologue du personnage («Die Frist ist um»), lorsqu’il raconte combien de fois il a appelé, en vain, la mort de ses vœux. Quelques idées secondaires forment contraste, tel le joyeux chœur de matelots qui ouvre l’acte III.

L’ouvrage

Les thèmes présentés dans l’ouverture ne sont que les principaux parmi tous ceux qui tissent l’ouvrage en un savant réseau. On est loin, encore, des Leitmotive des drames composés par Wagner après son essai Opéra et Drame, en 1851 (L’Anneau du Nibelung, Tristan et Isolde et Parsifal) : de véritables «personnages» musicaux appelés à toutes les combinaisons et à tous les travestissements. Ici, les thèmes récurrents se comportent plutôt comme des balises signalant à chacune de leurs apparitions une situation dramatique ou un personnage.

Le personnage le plus novateur est celui du Hollandais, qui s’exprime dans une sorte de chant déclamé annonçant le Wagner de la pleine maturité. Au contraire des autres personnages, le Hollandais fait éclater les carrures et les symétries, au profit d’une scansion souple et d’une structure évoluant au fil du discours.

Avec ses trois strophes mouvementées en sol mineur, qui la rattachent à une tradition de ballade fantastique exploitée notamment par Meyerbeer (la ballade de Raimbaud dans Robert le diable) et Marschner (la ballade d’Emmy dans Der Vampyr), la ballade de Senta constitue le cœur vibrant de l’ouvrage, comme Wagner l’a lui-même souligné. Il commença d’ailleurs la composition par ce morceau. Musicalement, cet air fait office d’axe (situé au centre de l’acte central) et présente les principaux thèmes de l’ouvrage : comme l’ouverture, il commence par les quintes à vide et l’appel de cor (qui passe ici aux hautbois, basson et cordes graves) incarnant le Hollandais ; puis, après chacune des strophes tourmentées, sa prière fervente en si bémol majeur (chanté la troisième fois par le chœur de jeunes filles) fait entendre le thème de la rédemption. Dramatiquement, la ballade est également le nœud de l’opéra. Senta comprend alors que son destin est indissociable de celui du Hollandais et accepte son propre sacrifice pour la rédemption du mystérieux personnage.

Quant à Erik, l’amoureux éconduit ajouté par Wagner, son seul rôle est de déclencher la catastrophe : surprenant sa conversation avec Senta, le Hollandais se croit trahi, prend la fuite et provoque le sacrifice de Senta. Musicalement, son rôle est ambigu. Il présente de nombreux traits du ténor amoureux, avec des accents pathétiques et parfois presque donizettiens. Pourtant, le récit de son rêve («Auf hohem Felsen»), dans le duo de l’acte II, est peut-être la page la plus étonnante de l’ouvrage. Alors que le chant d’Erik est ailleurs d’une régularité et d’une vocalité parfois lassantes, il adopte ici des lignes plus hachées, un rythme rivé aux accentuations de la langue, tandis que l’orchestre sort de son opulence pour distiller des touches éparses : tout cela annonce les narrations de Lohengrin et Tannhäuser, et bien sûr des derniers opéras.

Dans ce panorama profondément romantique, le cupide Daland fait un peu bande à part. Son style, sa verve parfois comique l’inscrivent dans la tradition des basses bouffonnes du Singspiel. Toutefois, Wagner ne place dans ce rôle aucune caricature. Daland est juste l’incarnation d’une certaine vilenie humaine que Wagner, dans ses déboires professionnels, a eu l’occasion de fréquenter. D’une certaine manière, Wagner le traite par le mépris en l’enfermant dans un langage plus académique. Sa sympathie va manifestement au Hollandais : nul doute que, dans sa misère parisienne, il se reconnaissait aisément dans l’être persécuté dont il fit son héros.

C. D.