◁ Retour au concert du dim. 12 jan. 2025
Programme détaillé
Vespro della Beata Vergine [Vêpres de la Vierge]
Avec des antiennes grégoriennes extraites du Graduale triplex (Éditions de Solesmes, 1979) et des psaumes en faux-bourdon anonymes (manuscrit de Carpentras)
– Répons : Domine ad adjuvandum me (faux-bourdon, puis Monteverdi)
– Antienne grégorienne : Assumpta est Maria
– Psaume 109 : Dixit Dominus (faux-bourdon, puis Monteverdi)
– Concerto : Nigra sum (Monteverdi)
– Antienne grégorienne : Diffusa est
– Psaume 112 : Laudate pueri (Monteverdi)
– Concerto : Pulchra es (Monteverdi)
– Antienne grégorienne : Tota pulchra es
– Psaume 121 : Lætatus sum (faux-bourdon, puis Monteverdi)
– Concerto : Duo seraphim (Monteverdi)
– Antienne grégorienne : Recordare
– Psaume 126 : Nisi Dominus (Monteverdi)
--- Entracte ---
– Concerto : Audi cælum (Monteverdi)
– Antienne grégorienne : Felix es
– Psaume 147 : Lauda Jerusalem (faux-bourdon, puis Monteverdi)
– Sonata sopra Sancta Maria (Monteverdi)
– Hymne : Ave maris stella (Monteverdi)
– Magnificat (Monteverdi)
[Durée totale : 2h05]
Distribution
La Tempête
Simon-Pierre Bestion conception, arrangements et direction
Amélie Raison soprano
Brenda Poupard mezzo-soprano
Fanny Châtelain alto
Eugénie De Mey alto (chant grégorien)
François Joron ténor
Édouard Monjanel ténor
René Ramos Premier baryton
Florent Martin basse
Marianne Pelcerf création lumière et scénographie
Florian Delattre et Geoffroy Guillaume figurants
Introduction
«Ces Vêpres, je les vois comme un grand rituel incantatoire qui unit le sacré au païen, l’intime au collectif», explique Simon-Pierre Bestion. Le fondateur de l’ensemble La Tempête braque une lumière nouvelle sur le foisonnant chef-d’œuvre religieux de Claudio Monteverdi, publié à Venise en 1610 en compagnie de la Missa In illo tempore. Pour évoquer la prière intime face à cette puissante matière sonore, La Tempête joue l’alternance entre les mouvements de Monteverdi et des pages anonymes, antiennes grégoriennes ou psaumes en faux-bourdon du manuscrit de Carpentras issus d’une vaste tradition orale, où l’harmonie évoque l’Italie, la Sardaigne ou la Corse et leurs polyphonies populaires. Près de cinquante artistes sont réunis pour une expérience sonore inoubliable, incarnée dans un disque salué à sa parution.
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Un double recueil aux enjeux musicaux et théologiques
Ensemble monumental aux multiples facettes, les Vêpres de la Vierge [Vespro della Beata Vergine] sont l’un des fers de lance de l’œuvre religieuse de Claudio Monteverdi. Au confluent de la plus haute tradition polyphonique et des pratiques d’avant-garde du baroque naissant, l’œuvre fascine par sa densité et sa profonde richesse. Simon-Pierre Bestion et La Tempête en proposent ici une lecture renouvelée et éminemment personnelle.
La page de titre du recueil qui paraît à l’été 1610 chez l’imprimeur vénitien Ricciardo Amadino proclame en larges caractères : «Messe à six voix | de la Très Sainte | Vierge | pour les chœurs des églises», tandis qu’en plus petit est précisé : «avec les vêpres pour plusieurs voix | et quelques concerts sacrés | pour les chapelles ou chambres de princes». Le bas de la page, quant à lui, s’orne d’une dédicace au «très saint et très grand pontife Paul V». Monteverdi espère en effet obtenir une bourse pour son fils Francesco, aspirant séminariste, ainsi que, vraisemblablement, un poste auprès de la chapelle papale.
Le compositeur offre donc au chef de l’Église catholique deux corpus distincts que tout semble pourtant opposer. Ainsi, la Missa In illo tempore est composée selon la plus stricte tradition polyphonique franco-flamande renaissante ; elle tire d’ailleurs son nom du titre du motet de Nicolas Gombert (v. 1495-1560) auquel elle emprunte divers motifs. Par son élaboration contrapuntique extrêmement savante, elle reflète l’esthétique du style vocal ancien (stilo antico), aussi appelé prima prattica (première pratique). Au contraire, les Vêpres font s’entrechoquer différents types d’écriture, dont certains parmi les plus modernes, caractéristiques des innovations du premier baroque théorisées par Monteverdi sous le nom de seconda prattica (seconde pratique).
Le compositeur montre ainsi l’étendue de sa maîtrise technique dans les deux styles musicaux qui cohabitent dans l’Italie du début du XVIIe siècle. Ce faisant, il inscrit aussi son recueil dans la perspective théologique de la Contre-Réforme : la Missa In illo tempore peut se lire comme une réaffirmation du dogme musical palestrinien prôné par le Concile de Trente, tandis que les Vêpres incarnent la volonté de toucher le fidèle par la magnificence esthétique mise au service de la foi, notamment en introduisant dans le genre religieux des techniques venues de l’opéra.
Les Vêpres de la Vierge : une œuvre aux multiples techniques musicales
Les Vêpres de la Vierge frappent en effet par la diversité des moyens qu’elles mettent en œuvre. Cette diversité correspond aux deux grands ensembles qui composent le recueil : d’un côté, les pièces habituelles de la liturgie mariale des vêpres, soit le versiculus introductif (Deus in adjutorium), les cinq psaumes (Dixit Dominus, Laudate pueri, Lætatus sum, Nisis Dominus, Lauda Jerusalem), l’hymne Ave maris stella et le Magnificat (dans deux mise en musique différentes) ; de l’autre, les concerti sacri ou motets de solistes (Nigra sum, Duo serafim, Audi cœlum et Sonata sopra Sancta Maria) qui ne s’inscrivent pas dans la liturgie vespérale mais servaient sans doute à remplacer la reprise des antiennes grégoriennes après les psaumes, selon l’usage de l’époque.
Dans son traitement musical du premier ensemble, Monteverdi use de la technique du contrepoint sur cantus firmus : les tons psalmodiques, mélodies grégoriennes préexistantes, d’une facture très simple pour être immédiatement mémorisables, servent de base à toute l’élaboration du matériau et peuvent subir différents traitements musicaux. Toutes les voix peuvent ainsi les énoncer en même temps sur le même rythme (noema) ou en imitation (fuga) comme dans le Dixit Dominus. Dans le Nisi Dominus et le Lauda Jerusalem, elles font l’objet d’un traitement polychoral : deux chœurs se répondent en alternance (cori spezzati). Enfin, dans l’Ave maris stella ou la première version du Magnificat, le dialogue s’instaure cette fois entre instruments et voix (stile concertato, style concertant).
Seule incursion de la technique du contrepoint sur cantus firmus dans l’ensemble des concerti sacri, la Sonata sopra Sancta Maria voit émerger d’une riche polyphonie instrumentale le cantus firmus marial confié à une voix de soprano. Les motets de solistes adoptent quant à eux une écriture plus proche des modèles opératiques. Dans le Nigra sum, la souple déclamation (recitar cantando) de la voix soliste figure ainsi musicalement les images sensuelles du texte issu du Cantique des cantiques. Les effets d’écho de l’Audi cœlum ou l’ornementation profuse du Duo serafim ne sont pas sans évoquer le grand air d’Orphée «Possente Spirto» dans L’Orfeo. Cette collusion entre genre sacré et genre opératique apparaît d’ailleurs dès le Deus in adjutorium : la psalmodie des voix se superpose à la toccata introductive de L’Orfeo, fanfare aux allures de blason musical de la maison de Gonzague.
Une anthologie d’une singulière opulence
Les effectifs que requiert Monteverdi sont à la mesure de la richesse de son matériau musical : selon les pièces, ils varient d’une à dix voix, quand l’effectif orchestral maximal est de six parties de vents (cornets, trombones) et six parties de cordes (violone, viole da brazzo, contrabasso da brazzo), auxquelles s’ajoute la partie d’orgue, nommée bassus generalis, pour laquelle Monteverdi indique des registrations précises. Par ailleurs, l’écriture polychorale et la virtuosité d’écriture de certains passages semblent indiquer la présence conjointe de solistes et de masses chorales plus fournies.
Quelle chapelle pouvait se targuer de posséder de si opulents moyens musicaux ? Celle de Mantoue, où officie alors Monteverdi, et que semble indiquer la présence des armoiries musicales des Gonzague dans le Deus in adjutorium ? La chapelle papale, ce qui expliquerait l’ordonnancement typiquement romain du cycle des psaumes, très différent à Mantoue ? L’ampleur et la durée des Vêpres semblent pourtant exclure tout usage liturgique en l’état ; il est bien plus probable que Monteverdi l’ait conçu comme une vaste anthologie dans laquelle les maîtres de chapelle puissent puiser selon leurs besoins, à la manière de son ultime recueil : la Selva morale de 1640.
Des Vêpres de Claudio Monteverdi au Vespro de Simon-Pierre Bestion
Interpréter au concert l’intégralité des Vêpres, c’est donc donner à entendre un objet sonore certes monumental, mais dont la réalité historique confine à la fiction. C’est sur ce constat que s’appuie Simon-Pierre Bestion, qui préfère proposer ici une relecture personnelle aux airs de «voyage musical sous forme d’office – repensé, imaginé, pas scrupuleusement historique*». Une double recherche nourrit cette relecture : d’une part, celle de la temporalité longue, de la sacralité, de l’atmosphère spirituelle de ce que Simon-Pierre Bestion nomme «le Grand Rituel» ; de l’autre, celle des influences musicales orientales qui sous-tendent le recueil, reflet du cosmopolitisme de l’Italie du début du XVIIe siècle.
Bestion allonge l’œuvre en lui adjoignant des antiennes grégoriennes (monodiques, a cappella, sorte de prières intérieures), ainsi que des faux-bourdons (technique d’improvisation polyphonique à partir d’une mélodie grégorienne, qui permet une harmonisation simple, d’un usage quotidien), tirés d’un manuscrit anonyme du XVIIe siècle conservé à la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras. À la cohabitation des styles anciens et modernes, de théâtre et d’église, Bestion ajoute ainsi celle de la ferveur populaire, de la dévotion de la rue.
Plus encore, il amplifie et souligne la symbolique spirituelle des Vêpres. Dans le Gloria du Magnificat (dont la première mise en musique est ici interprétée), Monteverdi avait prévu une voix unique en écho à celle de l’ange Gabriel ; Bestion lui préfère trois échos lointains, et évoque ainsi les quatre archanges bibliques. Dans l’Ave maris stella, au contraire, il confie à la voix seule des parties pensées par Monteverdi pour le chœur, pour renforcer l’intimité du texte.
De même Bestion s’approprie-t-il l’instrumentation déjà luxuriante de l’œuvre : il en récrit certaines parties (violes, trombones) et en réorganise les doublures ; du bassus generalis montéverdien il fait une section de continuo foisonnante qui convoque, aux côtés de l’orgue, clavecin, harpes, théorbes, guitares et ceterone. Désireux d’évoquer les fructueux échanges culturels que permet le brassage des populations turques, perses, séfarades ou arméniennes dans les ports de Venise ou de Gênes, il n’hésite pas à ajouter à l’instrumentarium un serpent, à la sonorité proche du chofar rituel juif.
Ces Vêpres réinventées font donc fi des frontières, des genres et des styles ; à l’exactitude liturgique et historique, elles préfèrent un imaginaire musical riche et inspiré. Par leur liberté et leur sensualité, que rehausse la scénographie et la création lumière de Marianne Pelcerf, elles sont le plus éclatant reflet des conceptions artistiques de Simon-Pierre Bestion qui, à la tête de son ensemble La Tempête, fait souffler un vivifiant vent de renouveau sur ce monument de la musique baroque sacrée.
– Nathan Magrecki