Programme détaillé
Concerto funebre, pour violon et orchestre
I. Introduction : Lento
II. Adagio
III. Allegro di molto
IV. Choral : Langsamer Marsch [Marche lente]
[20 min]
Symphonie n° 3, en mi bémol majeur, op. 55, «Sinfonia eroica»
I. Allegro con brio
II. Marcia funebre : Adagio assai
III. Scherzo : Allegro vivace – Alla breve – Tempo primo
IV. Finale : Allegro molto – Poco Andante – Presto
[50 min]
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Jennifer Gilbert violon
Concert sans entracte.
Introduction
Une œuvre adaptée à ces temps troublés : le Concerto funebre de Hartmann. Karl Amadeus Hartmann a été l’une des figures marquantes de la vie musicale allemande avant la Seconde Guerre mondiale. La montée au pouvoir de Hitler l’a tellement bouleversé qu’il s’est réfugié dans un «exil intérieur» pendant les années de guerre. Il a cependant continué à composer, écrivant en 1939 un concerto pour violon rebaptisé après la guerre Concerto funebre. Malgré le titre, l’œuvre n’est pas seulement l’éloge funèbre de tous ceux qui ont perdu la vie pendant la guerre. Selon le compositeur, «le désespoir intellectuel et spirituel de l’époque… est mis en contraste avec l’expression d’un espoir dans les deux chorals au début et à la fin.»
Une musique d’espoir et de survie. D’une certaine manière, cela vaut également pour la puissante Troisième Symphonie de Beethoven, l’Eroica. Quelle impression cette explosion d’énergie, cette lutte prométhéenne pour la vie a-t-elle dû produire lors de sa première audition publique en 1805 ! Cette pièce nous a semblé la plus appropriée pour accompagner le concerto de Hartmann.
À l’origine, nous avions prévu d’ouvrir le concert de ce soir par la première audition mondiale d’une œuvre de Lara Morciano, Riji. Faire découvrir des musiques nouvelles est primordial à nos yeux. Mais une première mondiale sans public, dans un concert diffusé en streaming, est loin d’être idéale. Nous avons donc décidé de reporter cette création à une date ultérieure, lorsque nous pourrons lui offrir les conditions d’exécution qu’elle mérite.
Ronald Vermeulen
Délégué artistique de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon
Hartmann, Concerto funebre
Composition : été et automne 1939.
Création : Saint-Gall (Suisse), 29 février 1940, sous le titre de Musik der Trauer [Musique de deuil], par Karl Neracher et sous la direction d’Ernst Klug.
Né et mort à Munich, Karl Amadeus Hartmann vécut aux premières loges la désintégration de l’Empire allemand après guerre puis la montée du nazisme. Né dans une famille d’artistes peintres, il n’avait que 28 ans et sa carrière s’envolait à peine lorsque Hitler obtint les pleins pouvoirs en 1933. Profondément marqué, adolescent, par l’épisode sanglant de la République des conseils de Bavière (1919), il avait conservé une sensibilité socialiste et un amour viscéral de la démocratie. Plutôt que l’exil, il choisit donc d’observer et dénoncer la tyrannie de l’intérieur, non sans se retirer totalement de la vie musicale allemande et interdire toute exécution de ses œuvres sur le territoire du Reich. C’est donc à l’étranger que ses premières compositions majeures furent accueillies, notamment sa symphonie Miseræ, présentée en 1935 à Prague – privée toutefois de sa dédicace aux premiers morts du camp de Dachau (tout proche de Munich). En 1945, Hartmann pourrait écrire : «Nous avons bien surmonté ces douze années sinistres. Mes frères et moi avons réussi à rester à l’écart de l’armée, du Volkssturm et des autres amusements du genre… Nous sommes connus à Munich comme une des rares familles véritablement antifascistes.» Dès l’après-guerre, Hartmann reprit place dans la vie culturelle allemande, fondant une série de concert très en vue à Munich, Musica Viva. Toutefois, l’estime qu’il gagna rapidement dans son pays et à l’étranger ne comblèrent jamais le déficit de reconnaissance qu’avait causé son retrait volontaire.
Le Concerto funebre est son œuvre la plus emblématique, incarnant l’intégrité d’un compositeur opposé à tout dogme artistique et qui professait l’humanité et l’expression comme seuls maîtres. S’il devait le choix d’une carrière musicale à son mentor Hermann Scherchen, chef d’orchestre proche de l’école de Vienne, s’il avait pris des leçons auprès de Webern, Hartmann n’avait pas épousé les thèses du dodécaphonisme. Son style se rapproche davantage de celui de Max Reger, dont il est indirectement l’héritier via un autre professeur, Josef Haas. Mais on y retrouve également la marque de Bruckner et de Mahler, qu’il admirait, de Stravinsky et de Bartók, autres aînés qui, chacun à sa manière, avait exprimé son horreur de la barbarie.
Composé en été et automne 1939, le concerto fut créé le 29 février suivant, sous le titre de Musik der Trauer [Musique de deuil], à Saint-Gall (Suisse), par Karl Neracher et sous la direction d’Ernst Klug. À l’occasion d’une reprise à Brunswick le 12 novembre 1959, Hartmann apporta quelques modifications à l’œuvre et lui donna son titre italien définitif ; Wolfgang Schneiderhan, qui assurait alors la partie soliste, en devint l’avocat dévoué.
Hartmann dédia le Concerto funebre à son fils Richard, alors âgé de 4 ans, dont le destin le préoccupait en ces temps troublés. La structure en quatre mouvements enchaînés, regroupés deux par deux, a été guidée par l’état d’esprit du compositeur : aux extrémités des chorals porteurs d’espoir, au centre deux mouvements désespérés.
C’est l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1938 qui avait déclenché la composition du concerto ; le bref mouvement introductif cite en hommage un chant de guerre hussite, Ktož jsú boží bojovníci [Nous qui sommes les guerriers de Dieu] – que Smetana a utilisé dans son poème symphonique Tábor. Après l’angoisse étouffante de ce mouvement, l’Adagio est un chant poignant du violon solo sur un tissu chromatique de cordes. Le troisième mouvement, Allegro di molto, est un scherzo grotesque à la Bartók, avec unissons ravageurs, rythmes martelés, dissonances déstabilisantes ; il témoigne d’une belle invention dans l’écriture des cordes. L’œuvre se referme sur une marche funèbre dont l’écriture en choral repose sur un nouveau thème emprunté : un chant funèbre russe à la mémoire des victimes de la révolution de 1905, Вы жертвою пали [Vous êtes tombés, victimes d’un combat fatal], que Chostakovitch cite dans sa Onzième Symphonie et dont Scherchen avait publié la traduction allemande sous le titre de Unsterbliche Opfer [Victimes immortelles] : «Victimes immortelles, vous êtes tombées, nous sommes debouts et pleurons…»
Claire Delamarche
Beethoven, Symphonie n° 3, «Sinfonia eroica»
Composition : du printemps 1803 à mai 1804.
Dédicace : à son Altesse sérénissime le prince Lobokwitz.
Création : Vienne, Theater an der Wien, 7 avril 1805.
Création française : Paris, 9 mars 1828, à la Société des Concerts du Conservatoire, sous la direction de François-Antoine Habeneck.
Première édition : 1806, sous le titre de Sinfonia eroica, composta per festeggiare il Sovvenire d’un grand’Uomo [Symphonie héroïque, composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme].
Ce 7 avril 1805, lorsque retentirent les premières notes de la Troisième Symphonie de Beethoven, bien peu d’auditeurs eurent le sentiment d’assister à un événement historique. Ils se plaignirent de la force brutale qui en émanait, si étrangère au raffinement et à la distinction qui faisaient la réputation du style viennois. «Un kreutzer pour que cela finisse», railla un critique, qui jugeait l’œuvre «assommante, interminable et décousue». Pourtant, Beethoven franchissait dans cette partition un pas gigantesque, dont l’on mit quelques décennies à mesurer la véritable portée. Il tournait la page du style hérité de Haydn et Mozart, auxquels les deux premières symphonies empruntaient encore de nombreuses tournures, même si la marque d’une personnalité hors du commun s’y révélait déjà.
«Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire»
En parlant à la première personne, en exaltant la puissance de l’expression, en ouvrant à la musique les portes de la philosophie et de la politique, l’Eroica jetait les prémices du romantisme. C’est le général Bernadotte, ambassadeur de France à Vienne, qui, en 1798, aurait suggéré à Beethoven de composer une symphonie à la gloire de Bonaparte. L’idée ne fut pas sans séduire le compositeur : le Premier Consul incarnait en effet à ses yeux les idéaux de la Révolution française auxquels lui-même était si sensible. Le premier titre de l’œuvre fut Sinfonia grande, intitolata «Bonaparte» [Grande Symphonie, intitulée «Bonaparte»]. Mais Bonaparte devint Napoléon. L’encre de la Symphonie en mi bémol était à peine sèche que, en 1804, le Corse se fit sacrer empereur ; alors, raconte son élève Ferdinand Ries, Beethoven entra dans une colère noire ; il arracha la première page de son manuscrit et le jeta à terre en disant : «Ainsi, ce n’est donc qu’un homme ordinaire, et rien de plus ! Désormais, il foulera au pied les droits de l’homme et ne vivra que pour sa propre vanité ; il se placera au-dessus de tout le monde pour devenir un tyran !» Beethoven donna à l’œuvre un nouveau titre : Sinfonia eroica, composta per festeggiare il Sovvenire di un grand’Uomo [Symphonie héroïque, composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme] ; c’est sous ce nom qu’elle serait publiée, deux ans plus tard, et qu’elle entrerait dans l’histoire.
Dans cet ouvrage aux dimensions inusitées (le double de la Première Symphonie), Beethoven s’affirme comme une sorte de démiurge, de titan maîtrisant les éléments, modelant la matière pour en extraire tout le suc. Alors même qu’il s’enfonce= dans la surdité, il transforme son drame personnel en triomphe des forces créatrices : c’en est fini de ces compositeurs bénis des dieux, tel Mozart, desquels jaillissait la musique comme l’eau d’une fontaine. Comme tant de chefs-d’œuvre de la maturité, l’Eroica est née de haute lutte, au prix d’un travail acharné. Son histoire est un combat permanent semé d’esquisses, de ratures et de repentirs : pas une note qui ne soit investie d’une mission, pas un ornement qui trouve, tôt ou tard, une justification fonctionnelle, ni un détail infime qui n’acquière par la suite une valeur essentielle.
Les deux accords initiaux de l’Eroica (accords parfaits de mi bémol majeur) insufflent leur énergie à l’œuvre entière ; sur la lancée, Beethoven tend une arche grandiose, fermement appuyée sur le monumental pilier central de la «Marcia funebre», jusqu’au flamboyant finale. Dans ce thème et variations, on reconnaîtra un thème déjà utilisé par Beethoven à trois reprises : dans deux pièces de l’hiver 1800-1801 – la septième des Douze Contredanses pour orchestre, WoO 14 et le finale du ballet Les Créatures de Prométhée, op. 43 – et dans les Variations et Fugue pour piano en mi bémol majeur, op. 35, plus connues sous le titre de Variations «Eroica» (1802). Comme dans la partition pour piano, Beethoven en présente tout d’abord la basse, avant d’en énoncer la mélodie et de procéder à de brillantes variations.
La mainmise de Beethoven sur le matériau musical et sur le déroulement du temps, qui sera poussée plus loin encore dans les Cinquième et Neuvième Symphonies, impressionna considérablement les générations suivantes, partagées entre vénération (Berlioz ou Brahms) et incompréhension, voire rejet (Chopin). Deux siècles après leur apparition, les neuf symphonies de Beethoven continuent de former l’épine dorsale du répertoire orchestral occidental ; chacune d’entre elles a ouvert une voie nouvelle, dont plusieurs générations ont exploré les détours. Avec l’Eroica, la musique devenait pour la première fois vectrice d’idées politiques et philosophiques. Et l’on reste aujourd’hui encore stupéfait par sa force incandescente, son orchestration parfois presque brutale, sa puissance surhumaine. Elle marque un tournant dans l’œuvre de son auteur, qui s’y révèle pour la première fois dans sa splendeur ; mais elle signe avant tout le commencement d’une nouvelle ère musicale et, au-delà, une nouvelle vision du monde.
Claire Delamarche