Information

En raison d’une intervention technique sur notre système de billetterie, les réservations de billets ne seront pas possibles en ligne, au guichet et par téléphone le vendredi 3 janvier 2025. Pour tout renseignement, vous pouvez contacter le service billetterie au 04 78 95 95 95. Merci de votre compréhension.

Notes de programme

La Chauve-Souris

Mer. 29, jeu. 30, ven. 31 déc. 2021 et sam. 1er janv. 2022

Retour au concert des mer. 29, jeu. 30, ven. 31 déc. 2021 et sam. 1er janv. 2022

Programme détaillé

Johann Strauss fils (1825-1899)
La Chauve-Souris
[Die Fledermaus]

Opérette en trois actes

Livret de Karl Haffner et Richard Genée d’après Le Réveillon d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, lui-même inspiré par Das Gefängnis [La Prison] de Julius Roderich Benedix

Nouveaux textes parlés en français de Jean Lacornerie, d’après Le Réveillon

Chanté en allemand

Durée du spectacle : 2h30 + entracte de 25 minutes.

Distribution

Orchestre national de Lyon
Spirito 
(préparation Gabriel Bourgoin)
Nikolaj Szeps-Znaider direction

Siobhan Stagg soprano (Rosalinde)
Amandine Ammirati soprano (Rosalinde) en remplacement de Siobhan Stagg le 29/12
Nikola Hillebrand soprano (Adele)
Michael Nagy baryton (le Docteur Falke)
Michael Schade ténor (Gabriel von Eisenstein)
Stephanie Houtzeel mezzo-soprano (le Prince Orlofsky)
Jean-Paul Fouchécourt ténor (le Docteur Blind)
Boaz Daniel baryton (Frank)
Dovlet Nurgeldiyev ténor (Alfred)
Cécile Achille soprano (Ida)
François Chattot comédien (Frosch et récitant)

Jean Lacornerie mise en scène et textes parlés
Mathieu Lebot Morin assistant à la mise en scène
Marion Benagès costumes
Éloïse Simonis assistante costumes
David Debrinay lumières

Costumes aimablement prêtés par l’Opéra national de Lyon.

France 3 AURA partenaire de l’événement.

Note d’intention du metteur en scène

Le livret de La Chauve-Souris est l’adaptation d’une pièce française du célèbre duo d’auteurs Meilhac et Halévy qui ont tant collaboré avec Offenbach :  Le Réveillon. Ils y mettent en scène au fin-fond de la Creuse une bourgeoisie vaniteuse, qui rêve de fête et de grandeur. Leur dialogue mordant et vif, dont on va retrouver des pans entiers dans l’adaptation viennoise¹, est implacable à l’égard de ces bourgeois qui flottent dans les manteaux trop grands pour eux de l’aristocratie.

Le librettiste Richard Genée, dans son adaptation pour Johann Strauss et pour le public viennois, va changer la sous-préfecture de Pincornet-les-Bœufs en une villégiature chic non loin de Vienne et métamorphoser le riche propriétaire Gaillardin en Gabriel von Eisenstein. Nous voilà projetés au cœur de la nouvelle classe dirigeante de l’Empire, celle des banquiers et des entrepreneurs récemment anoblis. Les situations et les intrigues sont les mêmes, mais les aspirations des personnages ont changé. Ils ne rêvent plus de grandeur, ils rêvent d’entrer dans un monde de plaisir et de jouissance. Johann Strauss va mettre en musique cette aspiration, cette quête du bonheur impossible. Sa musique fait entrer les personnages dans une autre dimension que la satire sociale. Elle exprime à la fois l’énergie de la gaité et la nostalgie d’un monde qui n’existe plus, un monde de distinction et de raffinement. Pour cette version mise en espace, nous aurons la possibilité de faire glisser le dialogue parlé dans la musique avec beaucoup de fluidité grâce à un personnage de narrateur incarné par François Chattot. Nous pourrons entendre que la musique dans La Chauve-Souris est plus grande que les intrigues et les personnages de la comédie. Nous pourrons entendre qu’à travers cette histoire de dupes, Johann Strauss nous dévoile l’essence de la civilisation austro-hongroise qui allait bientôt disparaître dans la Première Guerre mondiale.

– Jean Lacornerie

¹ Comme nous donnerons le dialogue parlé en français, plutôt que de retraduire ces passages du texte allemands, nous les avons repris du texte original pour en garder la saveur de vocabulaire.
 

Argument

Acte I

Vienne, une pièce dans la maison de Gabriel von Eisenstein.

Du dehors, on entend la sérénade que le ténor italien Alfred chante à la maîtresse de maison, Rosalinde («Täubchen, das entflattert ist»). La femme de chambre Adele apprend par une lettre de sa sœur Ida, danseuse, que le riche et excentrique prince russe Orlofsky donne un bal le soir même. Si elle trouve une toilette à se mettre, Ida sait comment l’y introduire ; mais elle doute de trouver une solution et se plaint de sa condition de servante («Ha ! Ja ! Da schreibt meine Schwester Ida»). Adele prétexte une visite à une tante malade pour obtenir de sa maîtresse la permission de minuit. Mais Rosalinde refuse : son mari part pour la maison d’arrêt, où il restera cinq jours pour avoir giflé un fonctionnaire, et elle a besoin de tout son personnel. Les sanglots d’Adele n’y font rien. Alfred entre alors ; il offre à Rosalinde de la consoler pendant ces cinq jours de solitude.

Arrive Eisenstein, accompagné de son avocat bègue, Blind, contre lequel il est furieux. Les deux hommes étaient allés négocier une remise de peine, et finalement Eisenstein a écopé de trois jours de prison supplémentaires («Nein, mit solchen Advokaten»). Le Docteur Falke, ami de la maison, entre à son tour. Il garde une dent contre Eisenstein qui, lors d’un précédent bal, lui a joué un mauvais tour : il l’a laissé s’endormir en ville déguisé en chauve-souris, ce qui a contraint le malheureux à rentrer chez lui en plein jour dans ce ridicule appareil. En aparté, Falke propose à Eisenstein de décaler de quelques heures son entrée en prison et de l’accompagner chez Orlofsky où, lui glisse-t-il, se trouveront des femmes fabuleuses… («Kommt mit mir zum Souper»).

Rosalinde est très étonnée de voir son mari si guilleret à l’idée de partir pour sa cellule, d’autant qu’il annonce son intention de revêtir son plus bel habit. Ravie de le voir si bien disposé, elle entrevoit à son tour la possibilité de se rendre chez Orlofsky, où elle est, elle aussi, invitée. Elle donne finalement sa soirée à Adele. Eisenstein, Adele et Rosalinde se font des adieux faussement déchirants, Rosalinde feignant la douleur de rester seule («So muss allein ich bleiben»). Adele et Eisenstein ont sitôt tourné les talons qu’entre Alfred, vêtu de la robe de chambre d’Eisenstein. Rosalinde proteste faiblement, puis cède au ténor qui l’invite à trinquer («Trinke, Liebchen, trinke schnell»). Ils sont surpris par Frank, le directeur de prison, venu chercher Eisenstein avant de se rendre – lui aussi – au bal d’Orlofsky. Il est persuadé d’avoir devant lui le fautif. Pour éviter tout scandale, Rosalinde renonce à le détromper et, par amour, Alfred joue le jeu («Mein Herr, was dächten Sie von mir»). C’est donc le ténor qui est embarqué, après de longs adieux «conjugaux» qui finissent par exaspérer Falke («Mein schönes, grosses Vogelhaus»). 

Acte II

À la villa du prince Orlofsky.

Les invités se réjouissent à l’idée de la soirée mémorable qui s’annonce («Ein Souper heut uns winkt»). Adele tombe sur sa sœur, ébahie de la voir en cet endroit. Il ressort de leur conversation qu’Ida n’a jamais invité Adele à la soirée. Orlofsky se plaint auprès de Falke que tout l’ennuie, et que ses millions n’y font rien. Falke lui promet de le divertir par une «plaisanterie dramatique» qu’il a préparée : La Revanche de la Chauve-Souris. En fait, c’est lui qui a invité Adèle – laquelle est justement présentée au prince par Ida comme sa sœur Olga, une actrice. On annonce le marquis Renard, qui n’est autre qu’Eisenstein. Falke se réjouit : deux des protagonistes de sa plaisanterie sont déjà présents. Ne manque plus que Rosalinde, qui ne devrait pas tarder. Orlofsky invite son nouvel ami Falke à boire de la vodka avec lui («Ich lade gern mir Gäste ein»). Eisenstein croise Adele et la reconnaît, dans une robe de sa femme. Lorsque Falke présente officiellement «Renard» à «Olga», celle-ci fait semblant de s’offusquer qu’on puisse la confondre avec une femme de chambre, tandis que toute l’assemblée se gausse d’une telle méprise («Mein Herr Marquis»).

À Eisenstein-Renard, on présente le chevalier Chagrin, derrière lequel se cache le directeur de prison. Puis on annonce l’entrée d’une comtesse hongroise masquée : c’est Rosalinde. Elle est accueillie par Falke, le seul à connaître son identité ; il lui montre comment Eisenstein purge sa peine – au bras d’Adele. Rosalinde est aussitôt courtisée par son mari, qui ne l’a pas reconnue («Dieser Anstand, so manierlich»). Eisenstein lui montre sa belle montre, que Rosalinde réussit à lui subtiliser («Ein, zwei, drei, vier»). Emboîtant le pas à Adele, les convives demandent à la belle inconnue de tomber son masque. Mais Orlofsky vole à son secours. Pour prouver son identité, Rosalinde chante une vibrante csárdás («Klänge der Heimat»). Le serviteur Ivan annonce que le dîner est servi. Orlofsky entonne un vibrant hymne au champagne («Im Feuerstrom der Reben») et tous les invités se congratulent («Brüderlein und Schwesterlein»). À six heures, Eisenstein et Frank s’en vont. Ils se dirigent tous deux vers la prison, ignorant chacun l’identité de l’autre.

Acte III

Le bureau du directeur de la prison.

C’est l’aube. Dans sa cellule, Alfred ne cesse de chanter, ce qui exaspère le geôlier Frosch, passablement aviné. Arrive Frank, qui n’est pas moins soûl et veut absolument embrasser Frosch, qu’il prend pour Adele et Ida. Les voici qui entrent, justement. Elles veulent parler au chevalier Chagrin, dont le Docteur Falke leur a donné l’adresse secrète. Adele avoue n’être qu’une femme de chambre et demande au chevalier, qui chez Orlofsky lui a montré un grand intérêt, de l’aider à devenir actrice. Elle lui fait la démonstration de son talent («Spiel’ ich die Unschuld vom Lande»), et Frank promet de veiller à sa formation.

À l’arrivée d’Eisenstein, Frank dissimule les deux jeunes filles dans une cellule libre. Eisenstein est tout étonné de trouver à la prison le joyeux drille avec lequel il festoyait naguère. Il peine à croire que le chevalier Chagrin soit le directeur du lieu et ne s’y résout que lorsque Frosch veut le flanquer dans une cellule. Il avoue alors ne pas être Renard, mais Eisenstein, venu purger sa peine d’emprisonnement. C’est au tour de Frank d’être étonné, puisqu’il pense avoir arrêté Eisenstein la veille et affirme l’avoir vu, de ses yeux vu, en train de dîner avec son épouse.

Entre-temps, on annonce l’arrivée d’une dame voilée, puis de Blind, l’avocat, appelé par Alfred mais qui croit venir défendre Eisenstein… Ce dernier profite de la méprise pour échanger chapeau, costume, perruque et lunettes avec l’avocat. Rosalinde vient pour faire libérer Alfred. Déguisé en Blind, Eisenstein demande à sa femme d’éclaircir le mystère de la veille au soir («Ich stehe voll Zagen»). Rosalinde est surprise de voir à quel point ses explications piquent le faux avocat au vif. Elle ajoute que, finalement, rien de compromettant ne s’est produit entre Alfred et elle, alors qu’elle a vu son monstre de mari courtiser plusieurs femmes chez Orlofsky. Dans son ardeur, elle annonce qu’elle demandera le divorce. C’en est trop pour Eisenstein, qui révèle son identité et promet de se venger de sa femme infidèle. Rosalinde brandit alors la montre qu’elle lui a dérobée. Adele, qui s’est échappée de sa cellule, arrive à point nommé pour confirmer l’identité de son maître.

Falke fait alors son entrée avec Orlofsky et se réjouit du bel imbroglio qu’il a engendré : tout cela n’était que la vengeance de la Chauve-Souris. Eisenstein fait contre mauvaise fortune bon cœur. Frank promet de parrainer les cours de théâtre d’Adele, mais Orlofsky annonce qu’il va lui-même devenir le mécène de ce jeune talent, fidèle à la devise annoncée dans ses couplets de l’acte II : chacun doit agir selon son plaisir, «Chacun à son goût !». Tous tombent d’accord pour accuser le champagne d’avoir causé tous ces maux («Champagner hat’s veschuldet»). 
 

Rivaliser avec Offenbach

Né en 1825, Johann Strauss fils est destiné à une carrière de banquier par son père – directeur de la Musique des Bals de la Cour depuis 1835. Mais il préfère étudier le violon et la musique et, en 1844, se présente au public viennois avec son propre ensemble, qui fait rapidement une ombre sévère à celui de son père. À la mort de ce dernier, en 1849, Johann fils fusionne les deux formations, et ce nouvel orchestre triomphe dans toute l’Europe et aux États-Unis.

Johann Strauss fils a déjà composé nombre de valses et polkas célèbres lorsqu’il aborde enfin, en 1871, la scène lyrique. Il est encouragé dans cette voie à la fois par son épouse, la cantatrice Jetty Treffz, et par la principale scène viennoise à offrir un répertoire léger, le Theater an der Wien, dont les codirecteurs sont Maximilian Steiner et une cantatrice, Marie Geistinger. Depuis une quinzaine d’années, les opérettes de Jacques Offenbach jouissent d’une immense faveur que les ouvrages équivalents de Carl Millöcker ou Franz von Suppé ne parviennent pas à contrecarrer. À l’évidence, seul Johann Strauss sera en mesure de créer un répertoire viennois capable de rivaliser avec La Vie parisienne ou La Périchole.

Sa première opérette, Indigo et les Quarante Voleurs (février 1871), reçoit de piètres critiques mais un accueil public chaleureux. Un mois plus tard, en dépit de la récente défaite française contre les Allemands, Offenbach remporte néanmoins un nouveau triomphe avec une traduction de La Princesse de Trébizonde. En 1873, Strauss présente une seconde opérette, Le Carnaval à Rome. Le succès public et critique est cette fois complet, seul le compositeur montre quelque insatisfaction. Il atteindra la pleine réussite artistique avec son troisième ouvrage, La Chauve-Souris, créé au Theater an der Wien le 5 avril 1874.

Berlin-Paris-Vienne-Paris, itinéraire d’une opérette

Si elle symbolise l’esprit viennois plus que toute autre opérette, La Chauve-Souris n’en a pas moins des racines françaises. Pour le livret, Strauss a puisé à la source la plus sûre : une pièce d’Henri Meilhac (1831-1897) et Ludovic Halévy (1834-1908), les artisans des plus grands succès d’Offenbach et les futurs librettistes, en 1875, de Carmen de Bizet.

Le Réveillon est une comédie en vaudeville, c’est-à-dire qu’entre les scènes parlées viennent s’intercaler des morceaux instrumentaux ou vocaux reprenant des airs existants, en modifiant le cas échéant les paroles. La pièce connaît un accueil triomphal le 10 septembre 1872 à Paris (Théâtre du Palais-Royal), et la nouvelle de ce succès retentit jusqu’à Vienne, si bien que les deux codirecteurs du Theater an der Wien en acquièrent les droits pour en faire une adaptation allemande.

L’action est transportée de Paris à Vienne, et les noms des personnages s’adaptent en conséquence. Gaillardin devient Eisenstein, son épouse Fanny est désormais Rosalinde et sa bonne Pernette Adele. Le notaire Duparquet se transforme en Docteur Falke, le Prince Yermontoff en tout aussi russe Prince Orlofsky, l’avocat Bidard en Blind, Flora en Ida, le directeur de prison Tourillon en Frank et le geôlier Léopold en Frosch (littéralement : Grenouille). Mais la trame générale reste la même. Le changement le plus apparent concerne l’acte II : il ne s’agit plus d’une réception en petit comité (une dizaine de personnes dans la pièce), mais d’un grand bal offrant la possibilité d’intégrer toutes sortes de danses et d’airs, pour former un véritable gala à l’intérieur de l’opérette (lorsqu’ils représentent La Chauve-Souris lors des fêtes de fin d’année, les opéras de Vienne et Budapest ne se privent pas de cette possibilité). 

Les autres nouveautés sont de l’ordre du détail. Dans la pièce, l’épouse de Gaillardin, la respectable Fanny, n’apparaît par exemple qu’à l’acte I ; c’est l’actrice Métella (courtisée autrefois par Gaillardin, alors qu’elle n’était qu’une jeune paysanne) qui accomplit le larcin de la montre et confondra Gaillardin, incorrigible coureur de jupons. Alfred n’est pas un ténor italien mais un violoniste hongrois, chef de l’orchestre du prince ; il a été autrefois le maître de musique de Fanny, il ne l’a pas revue depuis lors mais n’a cessé de l’aimer. Quant au costume ridicule dans lequel Duparquet a dû traverser la ville en plein jour (ce qui vaut à Gaillardin toute la conspiration montée contre lui), ce n’était pas celui d’une chauve-souris mais d’un oiseau bleu.

Certains ajouts par rapport à la comédie (la csárdás de Rosalinde à l’acte II, les couplets d’Adele «Spiel’ ich die Unschuld vom Lande» à l’acte III) n’ont d’autre but que d’étoffer leurs rôles, et le livret s’adapte à cette exigence musicale. La csárdás, par ailleurs, est un morceau antérieur que Strauss avait écrit pour Marie Geistinger (créatrice du rôle de Rosalinde) à l’occasion d’un gala de charité donné en faveur des victimes d’une épidémie qui avait sévi en Hongrie.

En dehors de ces quelques éléments, le livret de La Chauve-Souris suit assez fidèlement la pièce française, et les passages les plus pittoresques (le départ guilleret et coquet de Gaillardin/Eisenstein pour la prison, la soustraction de la montre à son propriétaire, la scène de Léopold/Frosch et Tourillon/Frank éméchés au début de l’acte III…) sont calqués sur l’original français… même si le geôlier se saoule désormais à la slivovitz, et non plus au cognac !

Des quinze opérettes de Johann Strauss, La Chauve-Souris est la seule dont la faveur n’ait jamais faibli. Pourtant, elle connut des débuts assez rocambolesques, et son avenir n’était pas tout tracé. Elle naquit dans un climat de morosité – un krach boursier survenu l’année précédente avait entraîné une vague de faillites et de suicides – mais rencontra toutefois un grand succès dès sa création, le jour de Pâques 1874. Après seize soirées, l’ouvrage laissa place à l’Ernani de Verdi, où Adelina Patti tenait le haut de l’affiche. Ces représentations de prestige avaient été prévues de longue date par la direction du théâtre afin de redorer ses finances, malmenées elles aussi par le krach de 1873. Lorsque la troupe italienne quitta la place, La Chauve-Souris retrouva la scène. Mais le 6 juin, après quarante-neuf représentations en deux mois, l’interprète d’Orlofsky tomba malade, ce qui imposa une nouvelle interruption. L’ouvrage retrouva l’affiche après l’été, mais avec un changement de distribution : le créateur de Frosch, Ferdinand Lebrecht, venait de mourir en scène pendant qu’il interprétait une autre partition.

La Chauve-Souris déchaîna l’enthousiasme en Allemagne, à Pest (qui n’était pas encore unie à Buda), à New York. On pouvait s’attendre à un accueil triomphal de Paris, où Strauss était connu et aimé, et où l’étoile de Meilhac et Halévy n’avait jamais pâli. Mais, justement, les deux hommes firent surgir un problème inattendu en s’opposant à l’utilisation de leur scénario : leur pièce avait toujours les faveurs du public, et ils n’entendaient pas qu’on lui fît concurrence. Le directeur du Théâtre de la Renaissance, Hippolyte Hostein, venait de faire un tabac avec une adaptation française d’Indigo, pour laquelle Strauss s’était déplacé de Vienne et avait reçu les félicitations d’Offenbach en personne. En 1875, Hostein laissa la tête de la Renaissance à Victor Koning ; celui-ci ne comptait pas s’arrêter sur une voie aussi prometteuse, d’autant que la position de Meilhac et Halévy s’était affaiblie depuis que l’on avait mis au jour de troublantes ressemblances entre leur vaudeville et une pièce allemande de Roderich Benedix, Das Gefängnis [La Prison], créée à Berlin en 1851. Le tandem n’en resta pas moins intransigeant ; ils remirent même Le Réveillon à l’affiche du Palais-Royal en février 1877, comme pour marquer un peu plus leur territoire. Koning trouva comment contourner le problème : il fit réécrire entièrement le livret de La Chauve-Souris par Alfred Delacour et Victor Wilder, et profita d’un séjour de Strauss à Paris pour lui demander d’adapter la musique en conséquence. C’est ainsi «tripatouillée» que la partition rencontra la public parisien, en octobre 1877, sous le titre de La Tzigane.
 

La partition

Selon la légende, Strauss composa la partition en quarante jours. La vérité est un peu différente. Il ne lui fallut certes que six semaines pour jeter les grandes lignes sur le papier. Mais l’élaboration totale de La Chauve-Souris prit en tout six mois. 

L’étincelante ouverture, très appréciée des salles de concert, donne la tonalité générale de l’ouvrage et en préfigure l’écriture parfaitement maîtrisée, derrière sa légèreté. Ce patchwork de thèmes à venir adopte en effet une structure très habile qui mêle une sorte de forme sonate sans développement à l’esprit d’une forme ternaire ABA. La succession des différents thèmes est présentée deux fois : tout d’abord dans une tonalité changeante qui évite toute monotonie, puis dans la tonalité principale de la majeur. Si l’esprit viennois domine cet enchaînement de valses et polkas, le lancinant solo de hautbois central, seul thème dans une tonalité mineure et dans un tempo alangui, lorgne vers la Hongrie voisine et témoigne que, si les interactions étaient nombreuses entre Vienne et Paris, elles l’étaient tout autant entre Vienne et Budapest.

Eduard Hanslick, le sévère critique viennois que Wagner caricatura dans ses Maîtres chanteurs sous les traits de l’odieux Beckmesser, ne vit en La Chauve-Souris qu’un pot-pourri de danses. On peut difficilement lui donner tort. Les premières mesures de la partition, après l’ouverture, pourraient même faire croire que le scénario n’est qu’un prétexte à enfiler de jolies mélodies.

Reprenons. Le rideau s’ouvre sur la sérénade d’Alfred – un ténor italien d’opérette. Vient ensuite un air délicieux de la servante Adele, qui se réjouit à l’idée de pouvoir assister le soir même au bal donné par le Prince Orlofsky avant de sombrer dans la mélancolie, car son rang risque bien de lui interdire cette soirée aux perspectives exaltantes. Dans le dialogue qui suit, lorsqu’elle demande à sa maîtresse la permission de s’absenter (prétextant la maladie d’une vieille tante), elle se heurte à un refus catégorique. Cela déclenche ses pleurnichements. Assez logiquement, Adele reprend la valse triste chantée précédemment. Et Rosalinde, qui vient pourtant de la rabrouer vertement, contrepointe ses exquises mélodies dans le même esprit, comme si elle était sa meilleure amie. Il semble alors que la caractérisation des personnages importe peu à Strauss, et qu’il soit préoccupé avant tout par la beauté des voix et de la musique. Et l’on pense au commentaire que fit Hanslick de l’air d’Orfeo dans l’Orphée et Eurydice de Gluck «J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur», dont il disait qu’il pouvait sans dommage porter les paroles inverses…

Mais, à mesure que l’intrigue prend corps, la musique révèle toute sa variété. La valse endosse tour à tour les émotions les plus diverses, la morosité d’Adele comme son impertinence (couplets «Mein Herr Marquis», à l’acte II) ou la fraternité bien éphémère des convives d’Orlofsky, dans le finale de l’acte II («Brüderlein und Schwesterlein»). Cette dernière valse a connu la notoriété dans une version orchestrale, sous le titre de Du und du [Toi et toi], qui fait allusion aux «dui-du» ponctuant le chœur dans l’opérette. 
La polka n’est pas en reste. Indignée dans l’air de Rosalinde «Mein Herr, was dächten Sie von mir», à la fin de l’acte I, brillantissime dans l’hymne à «sa majesté Champagne Ier, roi de tous les vins», qui lance le finale de l’acte II, elle se transforme en pétillant pot-pourri dans le finale de l’acte III, «O Fledermaus, o Fledermaus». Polka viennoise rythmée, polka française plus solennelle, polka schnell endiablée : cette danse sait tout faire. Strauss tira deux polkas de concert de sa Chauve-Souris : Tik-Tak Polka, op. 365 (l’épisode où Rosalinde dérobe sa montre à Eisenstein) et Fledermaus-Polka, op. 362 (le chœur «Ein Souper heut uns winkt» de l’acte II, lequel reprend la musique du duo où Falke propose à Eisenstein de l’accompagner chez Orlofsky, «Komm mit mir zum Souper»). 

Une autre source à laquelle puise Strauss est la csárdás hongroise. Cette danse de salon propagée par les orchestres tsiganes se voulait d’origine populaire (le terme hongrois signifie «danse d’auberge»). Au XIXe siècle, avant que Bartók et Kodály ne fassent connaître l’authentique musique paysanne magyare, elle représentait l’âme musicale hongroise, à l’instar du verbunkos dont elle est une forme stylisée. Un seul morceau est désigné nommément comme une csárdás par Strauss : le superbe «Klänge der Heimat» que chante Rosalinde à l’acte II. On en reconnaît la découpe habituelle en deux volets, l’un lent et envoûtant, en mineur, le second vif à faire perdre la tête, en majeur. Avec ses intervalles diminués, ses rythmes pointés, son accompagnement en contretemps, ses ornements et formules cadentielles typiques, cet air décline tous les tours musicaux de cette danse mais aussi certains poncifs culturels – les fiers cavaliers ou les jeunes filles à l’œil noir…

Rien de plus normal, pourrait-on penser, qu’une comtesse hongroise chantant une csárdás pour donner la preuve de son identité. De la même manière, un léger parfum hongrois flotte sur les couplets d’Adele à l’acte III, et surtout sur ceux d’Orlofsky à l’acte II («Ich lade gern mir Gäste ein»). Ce dernier morceau adopte la forme d’un quadrille (Strauss en ménagea d’ailleurs un arrangement orchestral sous le titre de Fledermaus-Quadrille, op. 363). Mais le caractère hongrois latent ajoute indubitablement au caractère étrange – et étranger – du prince russe. 

Toutefois, à l’acte I, dans le trio où elle fait semblant de se plaindre de sa soudaine solitude («So muss allein ich bleiben»), Rosalinde adopte déjà ce style, même s’il est moins appuyé que dans la csárdás. Que signifie-t-il, alors ? Peut-être le style hongrois traduit-il la différence de l’héroïne, sa noblesse d’âme dans un univers finalement peu reluisant. À moins que Strauss n’ait été mu par des considérations plus politiques. Pour changer de la valse et de la polka qui imprègnent l’essentiel de la partition, quoi de plus naturel que d’aller puiser dans les traditions du pays naguère ennemi et aujourd’hui frère ? Depuis le compromis de 1867, en effet, Vienne et Pest étaient placées sur un pied d’égalité sous la double couronne de François-Joseph Ier, empereur d’Autriche et roi de Hongrie, et s’étaient partagé méticuleusement le reste de l’empire. Désormais, les échanges étaient possibles dans tous les domaines de l’art, des sciences et de la pensée. Strauss rendit souvent des hommages musicaux à la Hongrie, avec un sommet dans sa dixième opérette, Le Baron tzigane (1885), et son unique opéra, Le Chevalier Pázmán (1892). À l’inverse, Franz Lehár ou Imre Kálmán baigneraient leurs propres opérettes (dont beaucoup furent créées à Vienne) dans les rythmes de valses et de polkas.

Quelles que soient les motivations de Strauss, cette irruption de la musique hongroise est un facteur de diversité et d’émotion supplémentaire, dans une partition qui fourmille de mélodies entêtantes et de trouvailles orchestrales. La virtuosité vocale, le scintillement instrumental, le rythme de danse qui ne faiblit jamais ajoutent au charme irrésistible de cette partition. Envoûtante, pétillante, ironique, La Chauve-Souris est une fête des sens. Et sa séduction n’a pas fini d’opérer.

– Claire Delamarche, musicologue de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon

Notre partenaire

Auditorium-Orchestre national de Lyon

04 78 95 95 95
149 rue Garibaldi
69003 Lyon

The Auditorium and the Orchestre national de Lyon: music in the heart of the city. 160 concerts per season : symphonic concerts, recitals, films in concerts, family concerts, jazz, contemporary and world music, but also workshops, conferences, afterworks ...