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Notes de programme

Budapest Festival Orchestra

Dim. 20 fév. 2022

Retour au concert du dim. 20 fév. 2022

Programme détaillé

Igor Stravinsky (1882-1971)
Jeu de cartes

I. Première donne
II. Deuxième donne
III. Troisième donne
[23 min]

Concerto pour violon et orchestre en ré

I. Toccata
II. Aria I
III. Aria II
IV. Capriccio
[22 min]

 

--- Entracte ---

Le Sacre du Printemps, tableau de la Russie païenne en deux parties

I. L’Adoration de la Terre 
Introduction (Lento) – Les Augures printaniers/Danse des Adolescentes (Tempo giusto) – Jeu du rapt (Presto) – Rondes printanières (Tranquillo) – Jeux des Cités rivales (Molto allegro) – Cortège du Sage – Le Sage (Lento) – Danse de la Terre (Prestissimo)
II. Le Sacrifice 
Introduction (Largo) – Cercles mystérieux des Adolescentes (Andante con moto) – Glorification de l’Élue (Vivo) – Évocation des Ancêtres – Action rituelle des Ancêtres – Danse sacrale (l’Élue)

[35 min]

Distribution

Budapest Festival Orchestra
Iván Fischer 
direction
Patricia Kopatchinskaja violon

Stravinsky, Jeux de cartes

Composition : été 1936
Création : le 27 avril 1937 au Metropolitan Opera House de New York sous la direction du compositeur, sur une chorégraphie de George Balanchine, version redonnée par le Ballet russe de Monte-Carlo dès 1940.

«Le sujet de ce ballet, dont les personnages sont les principales figures d’un jeu de cartes, s’inspire d’une partie de poker, disputée sur le tapis vert entre plusieurs adversaires d’une salle de jeux, et compliquée à chaque donne par les constantes roueries du perfide et inlassable Joker, qui se croit invincible grâce à sa faculté de se métamorphoser en n’importe quelle carte.
Durant la première donne, l’un des joueurs est battu, mais les deux autres adversaires restent en cartes, malgré la présence, chez l’un d’eux, du Joker, qui ne réussit pas à triompher d’un “straight”.
A la deuxième donne, la main qui possède le Joker est victorieuse, grâce à un carré d’as qui, l’emportant sans difficulté sur un adversaire de moindre force, bat un carré de dames.
Mais vient la troisième donne, et l’action se corse de plus en plus. Cette fois-ci il s’agit d’une lutte entre trois “flush” : bien que victorieux au début d’un premier adversaire, le Joker, paradant à la tête d’une séquence de pique, est abattu par un “royal flush” de cœur qui mettra fin à sa malice et à ses fourberies.
»
(Jeu de cartes, argument)

Est-il réducteur d’affirmer que le musicien russe est joueur ? Si nous-autres Français avons le «Trio des cartes» de Carmen, le Russe s’en remet sans cesse au destin. «Le jeu me détraque», s’exclame Tchaïkovski, toujours prêt à engager une partie ; refusant de gagner afin de ne pas mettre ses partenaires dans l’embarras, il se fâche violemment quand le sort lui est malheureux. Et le public ne peut résister à l’appel des couleurs, manipulé par sa Dame de pique avant de faire sauter la banque pour mieux perdre dans l’opéra Le Joueur de Prokofiev, et récupérer son âme au cours d’une partie très arrosée avec le Diable dans L’Histoire du Soldat de Stravinsky. Des références multiples auxquelles il faudrait ajouter un affrontement comparable dans le Rake’s Progress et le Jeu de cartes en trois donnes du même Stravinsky.

Stravinsky lui-même est joueur. De dames chinoises et de cartes. En 1936, il projette un spectacle avec l’American Ballet et son chorégraphe George Balanchine, spectacle qui serait totalement fondé sur des combinaisons numériques. L’idée, raconte-t-il, lui en vient à Paris, dans un fiacre. Il en est si ravi qu’il invite aussitôt le cocher à prendre un verre avec lui. Le poker retenu pour sujet, il tente d’obtenir la collaboration de Cocteau, puis se tourne vers Malaïev, un ami de son fils. Le Diable doit y tenir un rôle, et la victoire revenir à son adversaire. Pour premier danseur, William Dollar, nom prédestiné selon le compositeur. La partition achevée, Stravinsky se rend à New York pour les répétitions, et ne manque pas de s’exprimer sur les décors et les costumes, demande à ce que les tenues inspirées par un tarot ancien soient remplacées par des habits reflétant les jeux de cartes actuels afin de ne pas inscrire l’ouvrage dans une époque donnée. Il s’exprime aussi sur la danse, comme le rappelle Lincoln Kirstein, le directeur de la compagnie de ballet : «Ainsi, à la fin de la première donne, alors que Balanchine avait élaboré une disposition des danseurs suivant une espèce d’éventail, pour imiter les cartes tenues dans la main, Stravinsky décida qu’il y avait une trop grande prodigalité d’invention chorégraphique. Plutôt que tant de diversité dans les images, il préférait une répétition des groupements les plus réussis

Dans sa biographie déjà ancienne mais très réussie de Stravinsky, Eric Walter White propose une description très claire de la partition en parallèle avec l’argument. Chaque donne s’ouvre par la battue des cartes. «Donne 1 : Introduction, Pas d’action, Danse du Joker, Valse-coda. Donne 2 : Introduction, Marche (Cœurs et Piques), Quatre variations solo pour les quatre Dames (dans l’ordre cœur, carreau, trèfle et pique), Variation des quatre dames (pas de quatre) et coda, Marche et ensemble. Donne 3 : Introduction, Valse-menuet, Presto (combat entre Cœurs et Piques), Danse finale (triomphe des Cœurs).»

S’inscrivant dans le néoclassicisme alors caractéristique de Stravinsky, la partition semble parfois sauter du coq à l’âne, s’essaie à l’exercice du collage en multipliant des références plus ou moins évidentes (Huitième Symphonie de Beethoven, Chauve-Souris de Strauss, Barbier de Séville de Rossini, sans oublier Ravel, Tchaïkovski ou Delibes, Stravinsky lui-même). Toute la réussite tient dans la façon de lier des éléments disparates, de créer l’unité au-delà de quelques occurrences, le début des donnes revenant jusque dans la coda finale. Ainsi une valse peut-elle se souvenir des premières pages par le remploi d’un simple intervalle, la marche centrale évoquer les courbes d’un premier solo de flûte.

Le drame éclate dans l’introduction aux larges intervalles, ainsi que dans les soudaines virevoltes marcato des cordes, teinté d’une ironie réjouissante dans l’attente de l’entrée du Joker. C’est ensuite alternance de chaînages et de ruptures, de raideurs et de grâces, d’ostinatos rythmiques et de mélodies sensuelles. L’orchestration sert tous les instruments (dans le thème et variations notamment), force ou estompe les contrastes (marche des cœurs et piques dans la deuxième donne), tantôt inquiétante, tantôt plus riante (citation déformée de Rossini). Impossible pour les musiciens de se cacher dans la masse ; ils sont sans cesse exposés, que ce soit au premier plan, pour un contre-chant ou une simple formule d’accompagnement. Ajoutés à la fin de l’argument, quelques vers de la fable Les Loups et les Brebis de La Fontaine qui semblent aujourd’hui plus que jamais prophétiques :

II faut faire aux méchants guerre continuelle,
(ainsi que l’a dit le bon La Fontaine)
La paix est fort bonne en soi ;
J’en conviens ; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi ?

– François-Gildas Tual
 

Stravinsky, Concerto pour violon en ré

Composition : printemps 1931 à Nice et Voreppe.
Création : le 23 octobre 1931 par Samuel Dushkin et l’Orchestre de la Radio de Berlin placé sous la direction du compositeur.

«Durant l’hiver, je voyais assez souvent Stravinsky à Paris. Un jour où nous déjeunions au restaurant, Stravinsky sortit un morceau de papier et écrivit cet accord en me demandant s’il pouvait être joué. Je n’avais jamais vu un accord d’une telle étendue, du mi au la aigu, et je lui dis : “Non. — Quel dommage !”, dit tristement Stravinsky. Une fois rentré chez moi, je l’ai essayé et, à mon grand étonnement, j’ai découvert que dans ce registre, l’extension de onzième était relativement facile à jouer ; la sonorité me fascinait. J’ai téléphoné sur-le-champ à Stravinsky pour lui dire que c’était faisable. Lorsque le concerto fut achevé, plus de six mois plus tard, je compris sa déception au moment où je lui avais dit “non”. Cet accord, vêtu de différentes manières, commence chacun des quatre mouvements. Stravinsky lui-même le considère comme son “passeport” pour ce concerto
(Samuel Dushkin, Travailler avec Stravinsky, 1949)

Cet accord dont parle Samuel Dushkin, est constitué de trois notes étalées sur plus de deux octaves. Aussi comprenons-nous la surprise du violoniste lorsque le compositeur lui propose cette harmonie improbable, aux effets de vide amplifiés par les rapports de quarte et de quinte. Mais là n’est pas le seul point de départ du concerto puisque Stravinsky, assisté par l’instrumentiste pour la préparation de la partie de soliste, a préalablement étudié les partitions les plus représentatives du genre. Craignant les virtuoses et les interprètes désireux de prendre la main sur le compositeur, Stravinsky accepte d’autant mieux la collaboration que Dushkin est alors assez peu connu du grand public ; il n’a pas encore créé le Premier Concerto de Martinů, à la conception duquel il va pareillement contribuer. Toutefois, lorsque Willy Strecker, directeur des éditions Schott, invite Stravinsky à se lancer dans un tel projet, la réponse du Russe est claire, exigeant que l’instrumentiste se mette à son «entière disposition». Et Dushkin de se rapprocher de Stravinsky, au point de s’installer à côté de lui sur la Côte d’Azur puis en Isère.

Bien que le concerto ne soit pas dédié à Dushkin, Stravinsky n’a pas manqué de remercier son interprète, lui destinant ensuite un Duo concertant et signalant dans une préface combien il a admiré «la valeur hautement artistique de son jeu». De ce travail à quatre mains est née une forme inhabituelle en quatre mouvements, rompant à la fois avec l’ordre tripartite habituel et avec l’unité du récent Capriccio pour piano et orchestre. Encadrés par deux mouvements plus vifs, les deux «Arie» rétablissent certes l’équilibre, mais la confrontation repose dès lors sur des rapports d’énergie. Au point d’annoncer, dans le premier mouvement, la puissance et l’élan du Concerto en ré pour archets, né quinze ans plus tard.

Bien sûr, les sous-titres de «Toccata» ou d’«Aria» s’inscrivent encore dans le néoclassicisme inauguré en 1920 par Pulcinella, mais Pergolèse a laissé à Bach sa place de figure tutélaire. Riche de clins d’œil, l’œuvre est inclassable. Dans l’allégresse, elle multiplie les rythmes bizarres, joue avec les périodes, décale les formules dans les mesures ; dans les mouvements centraux, le lyrisme paraît hésiter entre baroque et postromantisme, notamment quand le violon égraine l’accord originel le temps d’un long développement aux sauts expressifs. Distorsion des phrasés et déplacements d’accents sont aussi caractéristiques de Stravinsky, tout comme de lointains échos de culture populaire

Conversant sur la notion de rythme et ses liens possibles avec l’arithmétique, Stravinsky et Dushkin en ont conclu à la non-réversibilité des égalités en musique, où «cinq et deux n’est pas le même individu que deux et cinq». Poursuivant sa déstructuration du classicisme, le finale du Concerto pour violon appuie encore la fragmentation. Et l’œuvre a tout naturellement inspiré à Balanchine un ballet que Stravinsky lui-même a admiré : «Balustrade, le ballet que George Balanchine et Pavel Tchelitchew ont fait du Concerto pour violon, a été l’une des visualisations les plus satisfaisantes de mes œuvres. Balanchine a composé la chorégraphie en écoutant mon enregistrement, et j’ai pu l’observer en train de concevoir un geste, un mouvement, une combinaison, une composition. Le résultat fut une série de dialogues parfaitement complémentaires et coordonnés avec ceux de la musique

– François-Gildas Tual

Stravinsky, Le Sacre du Printemps

Argument : Nicolas Roerich.
Composition : Oustiloug et Clarens en 1911-1913, puis corrections à diverses reprises.
Dédicace : à Nicolas Roerich.
Création : Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 29 mai 1913, par la troupe des Ballets russes dirigée par Serge Diaghilev, chorégraphie de Vatslav Nijinski, décors et costumes de Nicolas Roerich, avec Marie Piltz (l’Élue), Varontsov (le Sage), et l’orchestre des Ballets russes placé sous la direction de Pierre Monteux.
Révision : 1947.

L’éclat du Sacre du Printemps semble inaltérable. À chaque audition, la magie opère : c’est, à chaque fois, une première fois. Cette intensité infaillible tient peut-être au nouage si rare de la brutalité et de la franchise, de l’innovation radicale et de l’archétype, du naturel et du savant. La pureté et la force du geste tiennent pour beaucoup au projet qui a sous-tendu l’écriture de la partition. Notons que, pour ne pas être limité à une interprétation extramusicale et pour dépasser l’anecdotique, Igor Stravinsky va rejeter toute forme de références. Cela ne nous empêche pas de retourner aux sources de l’œuvre pour tenter d’en comprendre l’inextinguible jeunesse.

La création

Au commencement, un homme hors normes : Serge Diaghilev, l’inventeur et l’animateur des Ballets russes. Entre 1909 et 1929 – l’un des moments les plus fascinants de l’histoire des arts –, la compagnie qu’il tient à bout de bras rayonne depuis Paris sur le monde. C’est lui qui repère Stravinsky en Russie et lui commande tout d’abord l’orchestration de pièces de Chopin pour Les Sylphides (1909). Suivent L’Oiseau de feu (1910) et Petrouchka (1911). Puis, en 1913, Le Sacre du Printemps.

Répondant parfaitement à l’idéal publicitaire et esthétique d’un art-événement porté par Diaghilev, Le Sacre du Printemps produit à sa création l’un des plus magnifiques scandales de l’histoire de la musique, qui nécessite d’ailleurs l’intervention de policiers. Révolte de la foule huppée contre la sauvagerie du projet, contre le cataclysme sonore de la partition et aussi contre une chorégraphie ne ressemblant à rien de connu. Le chahut est indescriptible. «Où donc ont-ils été élevés tous ces salauds-là ?» entend-on. Les défenseurs comme les adversaires de l’œuvre nouvelle rugissent. «Taisez-vous, garces du XVIe !» lance d’une loge un anonyme. La vieille comtesse de Pourtalès s’offusque : «C’est la première fois depuis soixante ans qu’on ose me manquer de respect.» La réponse ne se fait pas attendre : «Ta gueule !»  On appelle aux pompiers ; on réclame des docteurs. Ravel crie au génie ; on le traite de «sale Juif». Un vent de folie souffle dans la salle dont Diaghilev est en partie l’auteur, lui qui, craignant un échec, a prévu une claque dont les interventions malhabiles ne font qu’accroître la tension. 

Plus encore que la musique, il semble que ce soit la chorégraphie de Vatslav Nijinski qui ait déclenché les hostilités. La déconstruction de la danse classique est vécue comme un coup inacceptable porté à la tradition et un renversement de l’art du Beau vers le Laid. À l’encontre du mouvement d’idéalisation du corps et de la recherche de la grâce, Nijinski semble vouloir déformer le corps humain et le présenter dans des attitudes grotesques. Adolphe Boschot, chroniqueur à L’Écho de Paris, décrit les danseurs «gesticulants comme des possédés» et répétant «cent fois de suite le même geste» en une sorte de glorification du piétinement. Puis, continue-t-il, «ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent… Couic : une petite vieille tombe la tête par terre et nous montre son troisième dessous… Et ils piétinent, ils piétinent…» Poses de torticolis, masses de danseuses «emboîtées comme des sardines», pointe des pieds rentrée, immobilité de la danseuse étoile… Pour certains, les gestes hideux sont la manifestation de forces venues de l’inconscient, des poses puériles, des frénésies de peuplades primitives. 

Lignes de force

L’héritage du XIXe siècle, qui plaçait l’individu et le pathos au centre du dispositif esthétique, est anéanti sous les coups de semonce de l’orchestre. Crudité des timbres, fracas des accords, puissance des rythmes, simplicité à la fois archaïque et abstraite des mélodies dénuées de toute emphase expressive : la musique n’imite pas les émotions et ne vise pas à toucher le cœur, pas plus qu’elle ne s’adresse au cerveau ; elle n’exprime pas l’état d’un individu ; elle est la vitalité même, l’élan irrépressible de la nature, l’énergie venue des origines, – une énergie qui anime les corps et ordonne le rite d’une collectivité.

Le projet est né de la rencontre entre le compositeur et la personnalité protéiforme de Nicolas Roerich, peintre, archéologue et critique, spécialiste de l’art païen ancestral. Tous deux discutent des formes du paganisme tribal et développent l’argument du futur ballet. Roerich conseille le musicien, conçoit décors et costumes et nourrit par sa pensée et ses propres toiles (Les Idoles, Les Ancêtres de l’humanité, etc.) l’imaginaire du chorégraphe. Dans une lettre à un éditeur russe du 15 décembre 1912, Stravinsky indique : «Je désire que mon œuvre fasse sentir la proximité des hommes et de la terre, la proximité des vies humaines et du sol». La conception du Sacre du Printemps correspond à une période de la culture russe qui se tourne sur elle-même et explore ses origines. L’élite imagine la restauration de valeurs anciennes, ou premières, liées au sol, et spécifiques au monde slave, une sorte de slavitude qui remonterait à l’époque des Scythes. Selon cette perspective, la culture populaire, terrienne et élémentaire, est abordée comme une alternative à l’artificialité de la culture occidentale coupée de ses racines. L’œuvre rejoint un mouvement plus général dans la création, qui conçoit un nouveau barbarisme comme tendance moderne de l’art. 

Puissance de la musique

Enfin, l’élan qui porte la partition vient en partie d’une des émotions les plus puissantes ressenties par le compositeur. Longtemps après la création, ce dernier répond à Robert Craft, qui l’interroge sur ce qu’il a le plus aimé en Russie : «Le violent printemps russe, qui semble commencer en une heure, comme si la terre entière craquait. C’était là l’événement le plus merveilleux de chaque année.» Ces deux phrases seules dévoilent une grande part des fondements esthétiques de la partition, du frémissement quasi irréel du basson des premières mesures aux déchainements rythmiques les plus considérables : circularité du temps (retour des saisons), immédiateté et concentration du phénomène, son ampleur à laquelle personne ne semble pouvoir échapper («la terre entière»), sa violence venue du bas, enfin la conjonction, plutôt que l’opposition, d’une terreur (lié au tremblement de terre) et d’un enchantement («printemps», «merveilleux»). La fièvre collective conduit au don total d’une vie pour la célébration de la Vie. La «Danse sacrale» de l’Élue évoque une jeune vierge se convulsant jusqu’à la mort afin de régénérer la terre par son sacrifice. «J’ai voulu exprimer la sublime montée de la nature qui se renouvelle : la montée totale, panique, de la sève universelle» commente Stravinsky au moment de la création. C’est, ajoute-t-il, une «sorte de cri de Pan». C’est, complète Jacques Rivière, «la danse avant l’homme». 

La musique, par son fracas, par l’ébranlement de nos points de repère, par ses frénésies et le vertige de ses répétitions, nous dit la terreur des origines, la crainte devant le monde, l’emportement des grands instincts et l’inscription de l’existence dans un cycle qui nous porte et nous dépasse. 

Leçon pour le XIXe siècle

Parce qu’il veut être libre dans le maniement du langage et parce qu’il redoute le «localisme», Stravinsky rejette finalement le folklorisme comme but. Il cachera ainsi avoir tiré une grande part du matériau thématique du Sacre d’une anthologie de chants lituaniens publiée en 1900. Ses propres esquisses, pourtant, et les recherches musicologiques ont permis d’établir à la fois l’ampleur des emprunts et l’extraordinaire travail d’appropriation et d’abstraction du matériau. Les motifs sont concis et répétés sans développement (au sens beethovénien), mais avec de micro-changements, formant une structure mosaïque qui s’affranchit des symétries et des régularités exactes. Avec le principe d’accumulation, les ruptures sidérantes et l’inventivité stupéfiante du rythme, Stravinsky s’empare de l’auditeur et lui impose l’inéluctable de l’instant (il est frappé par un accord-coup comme par la foudre) et de la forme (il est emporté jusqu’au terme du morceau).

La partition a un pouvoir d’envoûtement évident. Ce que Jean Cocteau dénonce peu après la création. Pour le jeune écrivain pamphlétaire qui, avec Le Coq et l’Arlequin, veut lancer une nouvelle esthétique née au contact d’Érik Satie, il faut éviter toute forme d’hypnotisme. La force d’entrainement du Sacre est telle selon lui qu’elle devient un danger, à l’image de la musique de l’auteur de Tristan et Isolde : «Wagner nous cuisine à la longue ; Stravinsky ne nous laisse pas le temps de dire “ouf”, mais l’un et l’autre agissent sur nos nerfs. Ce sont des musiques d’entrailles ; des pieuvres qu’il faut fuir ou qui vous mangent.» Dans le même temps, l’effet de cette nouvelle musique est si extraordinaire qu’elle permet de sortir de soi. C’est ce qu’en retient Darius Milhaud : «Ce fut un choc, un éclat, un réveil subit et bienfaisant, une force élémentaire enfin retrouvée, un coup de poing formidable et une reprise d’équilibre. […] Le dynamisme puissant nous secouait et nous donna à réfléchir.» Le Sacre porte un coup décisif à l’héritage romantique, aux langueurs, aux vapeurs et aux douceurs comme aux complications fin-de-siècle. «En une éruption de trente-cinq minutes», concluent les deux pianistes Arthur Gold et Robert Fizdale, le Sacre détruisit «le paisible paysage musical du XIXe siècle».

– Hervé Lacombe

Le podcast de L’AO

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