Notes de programme

Beatrice Rana

Ven. 9 déc. 2022

Retour au concert du vendredi 9 décembre 2022

Programme détaillé

Alexandre Scriabine (1871-1915)
Prélude op. 11 n° 16

Extrait de Vingt-quatre Préludes op. 11

[2 min]

Prélude op. 16 n° 4

Extrait de Cinq Préludes op. 16

[1 min]

Prélude op. 11 n° 11

Extrait de Vingt-quatre Préludes op. 11

[2 min]

Prélude op. 16 n° 2

Extrait de Cinq Préludes op. 16

[2 min]

Étude op. 42 n° 5

Extraite de Huit Études op. 42

[3 min]

Étude op. 2 n° 1

Extraite de Trois Morceaux pour piano op. 2

[1 min]

Frédéric Chopin (1810-1849)
Sonate n° 2, en si bémol mineur, op. 35

I. Grave – Doppio movimento
II. Scherzo – Più lento – Tempo I°
III. Marche
IV. Finale : Presto 

[25 min]

--- Entracte ---

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate n° 29, en si bémol majeur, op. 106, «Hammerklavier»

I. Allegro
II. Scherzo, assai vivace
III. Adagio sostenuto. Appassionato e con molto sentimento
IV. Largo – Allegro risoluto

[40 min]

Distribution

Beatrice Rana piano

Scriabine, préludes et études

Préludes

Tout au long de sa trop courte carrière, Scriabine a composé de nombreuses pièces brèves pour le piano, dont les titres abstraits – préludes, études, mazurkas, impromptus, valses… – révèlent tout ce que son impulsion créatrice initiale doit à Chopin. Cependant, leur originalité s’affirme très vite : dès ses débuts, Scriabine est à la recherche d’un langage personnel qui pourrait s’exprimer par aphorismes, où la concentration de la pensée va à l’essentiel, en un unique geste sonore. C’est pourquoi il a privilégié la forme brève du prélude (il en a composé quelque quatre-vingt-dix au total, organisés en recueils, ou publiés en petits groupes de pièces). Une seule proposition sonore, en quelques mesures essentielles, crée une forme parfaite qui ne laisse pas le temps aux développements, aux digressions et aux réitérations symétriques.

Le projet initial de l’op. 11 était de redoubler le recueil des Vingt-quatre Préludes de Chopin, sur les vingt-quatre tonalités majeurs et mineures. Finalement, les quarante-huit préludes ne furent pas publiés en un seul recueil : l’op. 11 est un véritable cycle qui parcours les vingt-quatre tonalités (organisées comme chez Chopin selon le cycle des quintes), et les préludes en surnombre furent répartis en petits groupes, publiés comme op. 13, 15, 16 et 17.

«Le prélude constitue un fragment, l’ébauche d’une idée qui pourrait exister, et parfois aurait dû se développer pour faire quelque chose de plus ample, telle une écharde pointue et tranchante, entière en elle-même.» (Scriabine)

L’op. 11 n° 16 ouvre ce programme sur une ambiance lugubre et mystérieuse. Le rythme instable s’inscrit dans une mesure étrange (5/8 4/8) où l’alternance de cinq et quatre pulsations fait naître le malaise. Les octaves aux deux mains créent une sonorité «creuse» et désolée, que ponctuent un motif de marche funèbre et des appels obsédants, restés sans réponse.

L’op. 16 n° 4 prolonge cette ambiance désolée dans le dépouillement, rare chez Scriabine, d’une monodie énigmatique, au bord du silence. Quatre phrases de trois mesures, ponctuées chacune par trois accords fatidiques, constituent cette miniature d’une concision extrême, sans aucune concession aux séductions de l’art pianistique.

Le raffinement, la préciosité même, sont la marque de l’op. 11 n° 11 : une mélodie d’une souplesse très «fin de siècle» s’étire sur une riche texture d’arpèges diaprés, aux harmonies ascendantes, à la recherche de la lumière et de l’apaisement.L’op. 16 n° 2 constitue une sorte de conquête de la densité sonore au piano : commencé dans l’expectative, sur une cellule rythmique où les superpositions créent un rubato instable (4 pour 5, 3 pour 5, 2 pour 5), il se déploie en un immense et unique crescendo, aboutissant à des accords puissants, étalés sur l’ensemble du clavier.

Études

Les études de Scriabine, à l’instar de celles de Chopin, dépassent largement le propos technique pour atteindre la densité expressive de véritables poèmes pianistiques. Leur difficulté d’interprétation est à la mesure des capacités techniques hors du commun du pianiste Scriabine. Elles constituent aussi un laboratoire pour le compositeur, marquant les principales étapes de l’évolution de son langage.

L’op. 42 n° 5 fait partie du deuxième grand cahier d’études de Scriabine, caractéristique de sa «seconde période», où apparaissent des harmonies plus personnelles, dont la tension se maintient en ajournant sans cesse une hypothétique résolution. L’indication de caractère «affannato» (au sens propre : «essoufflé») se traduit ici sans doute mieux par «oppressé» et révèle une intranquillité fondamentale. Une mélodie aux accents passionnés est le fil conducteur de cette étude, mais le travail se concentre sur les textures d’accompagnement d’une densité croissante : d’abord une main gauche d’une mobilité affolante, bientôt rejointe par la main droite qui lui ajoute un nouveau contrechant enchevêtré. La mélodie s’amplifie en octaves puissantes et atteint bientôt un degré d’incandescence inédit, en un martellement exacerbé.

L’op. 2 n° 1 est l’œuvre d’un jeune pianiste-compositeur de 14 ans et révèle son étonnante précocité. Ne recherchant pas la virtuosité digitale, cette étude pourrait s’intituler aussi bien «prélude». Elle doit beaucoup à Chopin, mais révèle déjà l’originalité stylistique du jeune Scriabine. Une unique idée mélodique la traverse, teintée d’un sentiment de fatalité, d’une insondable mélancolie. L’habillage harmonique est somptueux, d’une grande densité, habité par des contrechants qui font écho à ce chant désespéré.

– Isabelle Rouard 

Chopin, Sonate n° 2

Composition : 1839.

Deuxième Sonate : il y en a donc, n’ayons pas peur des lapalissades, une première. Celle-ci est œuvre de jeunesse, celle-là est œuvre de maturité : onze ans la séparent de sa grande sœur polonaise. Chez Chopin, mort à 39 ans seulement, c’est beaucoup ; durant cette décennie, il a composé, entre autres, les Vingt-quatre Études, les préludes de l’op. 28 ou les deux premières ballades. Pour achever sa nouvelle sonate, il mettra deux ans en tout : à la «Marche» composée en 1837 viendront s’ajouter en 1839, à la faveur d’un été chez George Sand à Nohant, les premier, deuxième et quatrième mouvements. «J’écris à présent une Sonate en si bémol mineur où se trouvera la marche que tu connais. Cette sonate comprendra un allegro, un scherzo en mi bémol mineur, la marche et un bref final : trois pages, peut-être, de mon écriture. Après la marche, la main gauche joue à l’unisson avec la droite», confie-t-il le 8 août 1839 dans une longue (une fois n’est pas coutume) lettre à son ami Julien Fontana. On la surnomme la Sonate «funèbre» ; nulle part, pourtant, Chopin n’a utilisé ce terme – pas même, contrairement à ce qu’on lit souvent, à propos de cette «Marche» poignante (il fit d’ailleurs supprimer l’adjectif du troisième tirage de l’édition française). Il faut dire cependant qu’elle parle d’elle-même : point n’est besoin d’en rajouter. Ce n’était pas sa première marche funèbre, ce ne sera pas la dernière non plus ; mais c’en est en quelque sorte le parangon, et c’est elle qui accompagnera, dans une version orchestrée, ses funérailles.

Le reste de la sonate ne se départit ni des tonalités obstinément mineures ni des bémols en pagaille. Malgré un second motif en choral d’accords peu à peu animé d’un vrombissement de main gauche qui veut un instant donner un visage souriant au discours, le premier mouvement est tout entier dans ce thème haletant lancé à la huitième mesure : haché de silences, engendré par le quasi-bégaiement de ses répétitions, il semble tourner en rond. Le scherzo, avec ses accords pressés et l’élan de ses basses, poursuit la voie d’un pianisme puissant dont témoignent aussi certaines des études, des ballades ou des scherzos : Wagner, qui traitait Chopin de «compositeur pour la main droite», devait avoir obstinément fermé ses oreilles à toutes ces pages ! La sonate s’achève sur une sorte de mirage auditif qui en a déstabilisé plus d’un : «Ce n’est plus de la musique», disait Schumann, et en un sens, il n’avait pas tort. Pierre Brunel souligne à raison son caractère déceptif (mais en rien décevant !) : les deux mains en doublure d’octave tout du long (donc sans aucune harmonie affirmée), sur un ruban ininterrompu de triolets rapides (donc sans rythme), presque sans la moindre indication de nuance ou d’interprétation, dans une durée très ramassée. Il fallait oser : c’est étourdissant.

– Angèle Leroy
 

Beethoven, Sonate n° 29, «Hammerklavier»

Composition : novembre-décembre 1817-début 1819.
Dédicace : à l’archiduc Rodolphe d’Autriche.

La Vingt-neuvième Sonate, «Hammerklavier» fait partie des œuvres de haute maturité de Beethoven, celles écrites pendant ce qu’il est convenu d’appeler sa «troisième période», œuvres tardives d’une radicalité absolue écrites après une difficile période de plusieurs années presque stériles. Elle représente un sommet dans sa production, par son ampleur comme par son niveau d’exigence musicale, tant pour l’interprétation que pour l’écoute. Ainsi le pianiste Paul Badura-Skoda a-t-il déclaré : «La Hammerklavier-Sonate est, pour nous autres pianistes, ce qu’est la Neuvième Symphonie pour le chef d’orchestre : l’œuvre monumentale, l’œuvre culminante, ou, mieux encore, l’œuvre qui parcourt tout autant les profondeurs que les sommets.»

Hammerklavier ou piano-forte ?

Le surnom de la Große Sonate für das Hammerklavier («clavier à marteaux») vient d’un souhait de Beethoven exprimé à l’intention de ses éditeurs : préférer un terme allemand au lieu de l’italien piano-forte, vraisemblablement par propension nationaliste, dans le climat pangermanique consécutif au Congrès de Vienne : «Hammer-Klavier est pour sûr allemand et d’ailleurs l’invention aussi est allemande. Rendons l’honneur à qui honneur est dû.» Le mot choisi par Beethoven évoque plus précisément le mode d’attaque des cordes frappées par les marteaux de la mécanique et, ici, ce n’est pas un vain mot, tant l’aspect percussif est exploité dans la composition de cette sonate. Beethoven possédait alors un grand instrument du facteur viennois Streicher et, en 1818, il se vit offrir un piano par le facteur anglais Broadwood, à la facture plus lourde et à la sonorité puissante, qui correspondait encore mieux à ses goûts. Il faut dire qu’à cette époque, sa surdité était complète et que, s’il jouait encore pour lui-même, il ne pouvait qu’imaginer les sonorités produites, ou tenter d’en ressentir l’effet à l’aide d’une règle en fer touchant le cadre et tenue entre les dents.

«Große» (grande), cette sonate l’est par ses dimensions inhabituelles, son exigence technique inédite, et surtout la profondeur spéculative de son inspiration, qui ouvre des aperçus vertigineux sur une modernité en acte. Beethoven était lui-même parfaitement conscient d’écrire pour les temps futurs :

«Voilà une sonate qui donnera de la besogne aux pianistes, lorsqu’on la jouera dans cinquante ans !»

De fait, il fallut attendre quelques décennies pour que de grands pianistes acquis à la cause de la diffusion des plus hautes inspirations beethovéniennes, comme Franz Liszt, Clara Schuman ou Hans von Bülow, se risquent à l’interpréter en public. Et quand Beethoven eut terminé la composition de l’op. 106, il déclara à un ami : «Maintenant, je sais écrire !»

La partition

Des quatre mouvements qui composent cette sonate, les deux premiers sont encore redevables à une certaine tradition. On y reconnaît un Allegro de sonate, certes traité avec une grande liberté, et un scherzo dont la brièveté, par rapport à la durée surdimensionnée de l’Adagio suivant, peut le faire considérer comme un intermède, léger mais d’une expression sérieuse et concentrée.

Ce qui frappe immédiatement dans l’Allegro, c’est l’incipit qui prend immédiation possession de l’attention de l’auditeur, de manière péremptoire : deux acclamations, explosions d’énergie et de joie qui sont peut-être ce qui reste des esquisses de 1817, où cette musique était initialement celle d’un chœur destiné à célébrer la fête de l’archiduc Rodolphe. La forme sonate est le cadre infrangible dans lequel s’inscrivent trois thèmes principaux, mais parcourant un cercle des tonalités notablement élargi (avec un second thème à la tierce inférieure – sol majeur – à la place de l’habituel ton de la dominante, qui ici aurait été fa majeur). De même, la réexposition laisse encore place à de nombreux passages modulants, en développement continu.

Après la légèreté quelque peu énigmatique du scherzo, non dénué d’extravagances, l’Adagio apparaît comme un moment de profonde méditation, où le temps semble suspendu. Sur la partition, on remarque l’abondance des indications d’expression, comme cet «appassionato e con molto sentimento» [passionné et avec beaucoup de sentiment] initial, ainsi que les notations de nuances et de sonorités inédites que permettaient les pédales du piano Streicher («una corda, poco a poco due e allora tutte le corde») [une corde, puis peu à peu deux, et ensuite toutes les cordes], révélant une recherche de l’inouï, au sens propre. La forme sonate est sous-jacente mais ne se laisse pas percevoir facilement à cause de la lenteur du tempo, n’offrant à l’auditeur que la possibilité d’être porté et souvent intrigué par le cours paradoxal des propositions sonores. Beethoven est ici le maître du temps et le seul à gouverner les secrets du labyrinthe où il nous mène.

En guise d’introduction à la fugue finale, Beethoven se livre à une sorte d’improvisation qui semble bannir toute mesure comme toute orientation tonale (Adagio). Les harmonies s’y enchaînent comme des changements rapides de couleurs, par tierces descendantes, donnant la clé secrète des constructions tonales élargies remarquées dès le premier mouvement. Au sein de ce dédale ambigu s’insère soudain une bribe d’invention contrapuntique à deux voix, sorte de prémonition du style d’écriture du finale, pour l’instant vite abandonnée. C’est un peu le principe des réminiscences interrompues dans l’introduction du finale de la Neuvième Symphonie, mais sans pouvoir jouer sur la mémoire de ce qui n’est pas encore advenu. La transition se fait par l’introduction des trilles, qui ne sont plus des ornements mais une mise en vibration sonore qui va «électriser» tout le finael.
Beethoven a souvent eu recours au style fugué, par exemple dans les développements de ses allegros de sonates (il s’en trouve justement dans le passage central du premier mouvement de l’op. 106), mais le choix d’une fugue comme finale autonome reste exceptionnel. Un exemple comparable, tout aussi remarquable par son ampleur et son côté abrupt, est la Grande Fugue pour quatuor à cordes (qui était initialement le final du Treizième Quatuor, op. 130), composée en 1824-1825.

Dans l’op. 106, on n’aurait pas imaginé terminer par un rondo brillant et superficiel, après les «sommets et les profondeurs» de l’Adagio sostenuto. Une fugue d’une rigoureuse écriture contrapuntique longuement soutenue à trois voix, mais «con alcune licenze» c’est-à-dire avec «quelques libertés» (!) par rapport aux modèles académiques, apporte un sommet de densité, de tension et de virtuosité pianistique à l’ensemble de la sonate. Le sujet (thème principal), aux contours heurtés, est en soi complètement explosif, contrepointé de contresujets tout aussi fulgurants. Les procédés savants ne manquent pas dans le vaste parcours de cette fugue (augmentation, inversion, imitations canoniques par mouvement rétrograde…) mais là n’est pas l’essentiel : c’est plutôt une sorte de combat titanesque entre les forces linéaires (les lignes mélodiques enchevêtrées) et les contraintes harmoniques du discours tonal, souvent mises à mal, le tout emporté dans un tourbillon rythmique ininterrompu qui donne l’impression d’une course éperdue (le sens propre de fuga). Un motif secondaire «sempre dolce e cantabile» [toujours doux et chantant] apporte la rupture d’un contraste absolu, mais sert finalement de contresujet au retour du sujet principal, qui triomphe dans une magistrale péroraison.

– Isabelle Rouard

Auditorium-Orchestre national de Lyon

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