◁ Retour au concert du lundi 30 janvier 2023
Programme détaillé
Sonate
I. [Sans indication]
II. Adagietto
III. [Sans indication]
[10 min]
Sonate n° 19, en ut mineur, D 958
I. Allegro
II. Adagio
III. Menuetto : Allegro – Trio – Menuetto da capo
IV. Allegro
[35 min]
--- Entracte ---
Bénédiction de Dieu dans la solitude
Extrait des Harmonies poétiques et religieuses
[18 min]
Sonate en si mineur
[30 min]
(Les deux pièces de Liszt sont enchaînées sans pause.)
Distribution
Kirill Gerstein piano
Stravinsky, Sonate
Composition : 1924.
Création : 12 novembre 1924, à Paris, par Jean Wiener.
Dédicace : à la princesse de Polignac.
Publication : 1925, Boosey & Hawkes.
Éclipsé aux yeux du grand public et même de toute une part de la recherche musicologique consacrée à Stravinsky par d’autres médiums d’expression (en premier lieu l’orchestre, qui représenta pour lui un vecteur aussi privilégié que flexible), le piano tient pourtant une place non négligeable dans l’esthétique du compositeur. Dès ses années de formation, il prend l’habitude de composer avec l’instrument, façon de faire qu’il conserve jusqu’à la fin de sa vie : «Il ne faut pas mépriser les doigts ; ils sont de grands inspirateurs…», confie-t-il dans les Chroniques de ma vie, parues en 1935. Le début des années 1920 est plus intimement lié encore au piano, auquel Stravinsky se consacre à la fois en tant qu’instrumentiste – pour des raisons alimentaires, notamment – et compositeur. Durant l’année 1924, il est ainsi occupé à interpréter le Concerto pour piano et instruments à vent sur les scènes européennes ; en parallèle, il prend des leçons de piano avec Isidor Philipp (dont il possède et travaille le Complete School of Technic for the Piano) et compose la Sonate pour piano. Celle-ci est suivie peu après de la Sérénade (1925) puis du Capriccio pour piano et orchestre (1926-1929).
Cette période particulièrement pianistique est marquée par le virage de Stravinsky vers l’esthétique néoclassique (les deux semblent liés : la période précédente, dite «russe», tout comme la suivante, sérielle, n’entretiennent pas le même lien à l’instrument), fondée sur des idées de clarté, de simplicité, de concision, d’objectivité ou encore de raffinement. Les traditions pianistiques pédagogiques auxquelles le compositeur a été confronté durant ses années d’études deviennent dans ce cadre l’un des fondements de l’expression néoclassique, qu’elle s’énonce dans les œuvres pour piano ou nourrisse des pièces chorales, lyriques ou orchestrales. Portant quinze ans après la composition de la Sonate un regard sur cette esthétique, Stravinsky souligne : «Ma liberté [est] d’autant plus grande et significative que je limite étroitement mon champ d’action et que je m’entoure d’obstacles» (Poétique musicale sous forme de six leçons).
En trois mouvements, dans la lignée des sonates classiques, la Sonate explore volontiers les textures claires et les entrelacs contrapuntiques*. On y décèle, dès les premières mesures, l’ombre de Bach – un compositeur que Stravinsky appréciait profondément : ses dernières œuvres, en 1969, furent des orchestrations du cantor de Leipzig. En novembre 1924, le pianiste Jean Wiener, qui était à l’époque célèbre pour ses «concerts salades» (où il faisait dialoguer, voire se télescoper, époques et genres musicaux), choisit d’ailleurs lors du concert où il crée la Sonate de lui adjoindre les Variations Goldberg de Bach. Deux mouvements sans titre ni indication de tempo, l’un à l’atmosphère mystérieuse, l’autre aux allures de fugue pressée, entourent un Adagietto à l’émotion réelle, qui, comme le mouvement lent du Capriccio, louche plutôt vers Beethoven. La réception de la sonate est relativement tiède… voire tout à fait froide : «Stravinsky vient d’écrire une épouvantable sonate, qu’il joue lui-même avec un certain chic» ; «C’est du Bach, avec des marques de petite vérole», persiflait ainsi Prokofiev dans des lettres au compositeur Nikolaï Miaskovski. Plus modéré (c’est un euphémisme), le musicologue Scott Messing se contente de faire très justement remarquer dans son ouvrage Neoclassicism in Music que le néoclassicisme est un espace qui «accueille à la fois l’innovation et la tradition» : dont acte.
– Angèle Leroy
* Le contrepoint, du latin punctus contra punctus, point contre point (note contre note), est l’art de combiner les lignes mélodiques entre elles. Les 48 fugues du Clavier bien tempéré de Bach représentent une référence absolue du genre.
Schubert, Sonate n° 19
Composition : septembre 1828.
Publication : 1838, Vienne, Diabelli.
L’époque de la composition de la Sonate en ut mineur D 958 est incroyablement féconde. Ces derniers mois de la vie de Schubert, assombris en leur fin par la lutte contre la maladie, montrent le compositeur sur presque tous les fronts à la fois, couchant sur le papier (puis préparant pour l’édition) le cycle de lieder Le Chant du cygne, mais aussi le Quintette à deux violoncelles et, du côté de la musique pour piano, les Impromptus D 935, les Klavierstücke D 946, la Fantaisie en fa mineur D 940 pour quatre mains et les trois sonates D 958, 959 et 960. Le grand schubertien Benjamin Britten avait ainsi l’habitude de considérer la période de treize mois entre l’achèvement du Voyage d’hiver en octobre 1827 et la mort du compositeur en novembre de l’année suivante comme l’année la plus «miraculeuse» de l’histoire de la musique.
En octobre 1828, Schubert écrit à Probst, son éditeur : «J’ai composé entre autres trois sonates pour pianoforte seul, que je voudrais dédier à Hummel. […] J’ai joué ces sonates en différents endroits avec beaucoup de succès.» Elles ne parurent finalement pas avant 1838, date à laquelle Diabelli les publia avec une dédicace à Schumann (Hummel étant mort entretemps) ; mais elles déroutèrent la plupart des musiciens et critiques de l’époque. Schumann déplora ainsi dans la Neue Zeitschrift für Musik leur «plus grande simplicité d’invention» et leur «renoncement volontaire à l’innovation brillante», tout en critiquant leur conception formelle.
Le modèle auquel Schubert se confronte dès les premières mesures de la Sonate en ut mineur, qui ouvre le triptyque, est plus clairement que jamais celui de Beethoven, dont la mort l’année précédente, tout en l’affligeant profondément, semble avoir exercé sur lui une influence libératrice. Cependant, le souvenir des Trente-deux Variations en ut mineur de son aîné clairement décelable dans le premier thème de l’Allegro liminaire ne doit pas cacher tout ce que cette sonate en particulier et ces trois œuvres en général ont de profondément schubertien. Ici, très vite, le traitement de ce thème «beethovénien» (où l’on entend aussi des échos du lied Kriegers Ahnung, qui paraîtra dans le Chant du cygne) marque ainsi la distance à l’égard du modèle, et les pages suivantes continueront dans la même voie, mettant au jour au fil des reprises et variations un nouveau motif qui nourrit de son obsession le développement, passant d’un registre à l’autre au détour des croisements de mains et usant de chromatismes poussés.
L’Andante suivant est un «chant de pèlerinage» (Brigitte Massin) qui va au rythme d’une marche lente, rappelant le Wanderer cher au cœur de Schubert, ce promeneur solitaire des lieder ; sans hâte, dans une tessiture plutôt ramassée, il s’anime dans sa partie contrastante, donnée à deux reprises. Volontiers brusque, le court Menuetto (un bien curieux choix de terme ici…) débouche sur un dernier mouvement au poids musical inusité, course ininterrompue où passe le souvenir des chevauchées nocturnes dont le lied Le Roi des aulnes représentait le parangon. Évoquant les finales des quatuors en ré mineur («La Jeune Fille et la Mort») et en sol majeur, le discours, magistral, est fait d’obsession et d’instabilité.
– A. L.
Liszt, Bénédiction de Dieu dans la solitude
Composition : 1834, puis 1845-1852.
Publication : 1853, Kistner.
Comme beaucoup d’œuvres de Liszt, les Harmonies poétiques et religieuses connurent une première version bien antérieure à l’achèvement et à la parution en 1853 de l’ouvrage que l’on connaît. Ce titre coiffa en effet dès 1834 une pièce pour piano composée à Paris, ultérieurement intégrée au volume final en tant que quatrième numéro (Pensée des morts) et complétée de neuf autres morceaux. Le recueil s’inspire de l’ouvrage du même nom de Lamartine, dont les 48 poèmes avaient été publiés en 1830, alors que Liszt n’avait pas 20 ans. Le poète rejoint ainsi le grand ballet des Dante (Dante-Symphonie et Fantasia quasi sonata après une lecture du Dante), Goethe (Faust-Symphonie), Herder (Prométhée), Schiller (Les Idéaux), Shakespeare (Hamlet), Hugo (Mazeppa, Ce qu’on entend sur la montagne), Senancour (Vallée d’Obermann)… auxquels Liszt, grand amoureux de la littérature, n’a cessé de revenir tout au long de sa vie. Comme leur nom n’en fait pas mystère, les Harmonies poétiques et religieuses lamartiniennes apportent également de la matière aux élans mystiques du compositeur, qui sont partout présents chez lui, et ce dès les années de voyage où le virtuose sillonne inlassablement l’Europe. «Moitié tzigane, moitié franciscain», comme Liszt se définissait lui-même (dans une lettre à la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein en 1856) : de cet itinéraire double, le grand public privilégie volontiers le pan rhapsodique et virtuose. Pour autant, le sentiment religieux n’est pas de moindre importance dans la cosmogonie lisztienne, et il prit de plus en plus de visibilité au fil de l’avancée en âge du compositeur.
«Existe-t-il une autre pièce pour piano d’une douceur sonore aussi grisante ?», s’interroge Alfred Brendel à propos de cette Bénédiction de Dieu dans la solitude, où Liszt rejoint un Scriabine ou un Messiaen (Vingt Regards sur l’enfant Jésus) dans la ferveur spirituelle. Il est vrai que tout y est enchanteur : détente de la mélodie, finesse de l’accompagnement (lent trille des doigts extérieurs de la main droite et arpège aux doigts intérieurs pour le début, accords arpégés, échos thématiques aigus et guirlandes de la suite), modulations savoureuses. Une partie centrale plus sobre évite l’indigestion. Quelques crêtes fortississimo surnagent sur cette eau calme tour à tour notée cantando (chantant), armonioso (harmonieux), dolce legatissimo (doux et très lié) ou perdendosi (en se perdant, c’est-à-dire en diminuant le son jusqu’à la disparition).
– Angèle Leroy
Liszt, Sonate
Composition : 1852-1853.
Création : Berlin, 27/01/1857, par Hans von Bülow.
Dédicace : à Robert Schumann.
De 1839 à 1847, Liszt donna plus de mille récitals, créant telle une rock star d’incroyables hystéries collectives, jusqu’à Gibraltar, Constantinople et l’Oural. Il inventa le récital pour piano sous sa forme moderne. Le premier, il joua par cœur des programmes colossaux et fit placer le piano perpendiculairement à la salle, le couvercle renvoyant le son vers le public. Cette vie tourbillonnante prit fin avec son installation à Weimar, comme maître de chapelle de la cour grand-ducale. C’est là qu’il acheva, le 2 février 1853, la Sonate en si mineur, dédiée à Robert Schumann. Au contraire de l’enthousiaste Wagner, Schumann, son épouse Clara et leur ami Brahms n’apprécièrent guère le cadeau dont Liszt honora le compositeur rhénan. Et lors de la création (en janvier 1857, à Berlin), le facteur Bechstein – dont on entendait le premier piano à queue – recueillit bien plus d’éloges que cette sonate à la forme insolite, dotée d’une facture gigogne.
Coulée en un seul bloc, elle révèle en effet à la fois la structure d’un premier mouvement de sonate (introduction – exposition, développement et réexposition des thèmes – coda) et celle d’une sonate entière en quatre mouvements (introduction lente et allegro, andante, scherzo fugué, finale vif avec coda). Précédant de quelques mois les deux symphonies Faust et Dante, elle procède de la recherche formelle menée dans les neuf premiers poèmes symphoniques, où Liszt abolit l’opposition traditionnelle entre deux thèmes typés et livre son matériau à un travestissement permanent, à mi-chemin entre variation et développement. Dans les œuvres symphoniques, ces thèmes évoluent avec les héros qu’ils représentent. Point de personnages dans l’abstraite sonate, quoique l’on y ait reconnu les combats entre l’héroïque Faust et le sarcastique Méphisto, arbitrés par la tendre Marguerite. Mais l’auditeur suit ces thèmes comme de précieux amis, dans le dédale aventureux du monument lisztien.
– Claire Delamarche