Don Quixote de Richard Strauss
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Programme détaillé
Aux confins de l’orage
I. Sphères jaune-orange
II. Sylphes rouges
III. Jets bleus
[15 min]
Sinfonia concertante pour violon et alto KV 364/320d
I. Allegro maestoso
II. Andante
III. Presto
[30 min]
--- Entracte ---
Don Quixote, variations fantastiques sur un thème de caractère chevaleresque, op. 35
Introduction : Don Quichotte perd la raison en lisant des romans de chevalerie et décide de partir lui-même en campagne
Thème : Don Quichotte, le chevalier à la triste figure, et son écuyer Sancho Panza
Variation I : Sortie à cheval de l’étrange couple sous la bannière de la belle Dulcinée del Toboso, et aventure avec les moulins à vent
Variation II : Le combat victorieux contre les armées de l’Empereur Alifanfaron
Variation III : Conversation entre le chevalier et son écuyer : revendications, questions et proverbes de Sancho ; conseils, apaisements et promesses de Don Quichotte
Variation IV : Mésaventure avec une procession de pèlerins
Variation V : Veillée d’armes de Don Quichotte ; doux épanchements à la pensée de la lointaine Dulcinée
Variation VI : Rencontre avec une paysanne que Sancho décrit à son Maître comme une métamorphose de Dulcinée
Variation VII : Chevauchée dans les airs
Variation VIII : Malheureuse traversée sur la barque enchantée
Variation IX : Combat contre de prétendus magiciens, deux moines bénédictins montés sur leurs mules
Variation X : Grand combat singulier contre le Chevalier de la Blanche Lune. Don Quichotte, terrassé, fait son adieu aux armes, décide de rentrer chez lui et de devenir berger
Finale : Revenu à la sagesse, Don Quichotte vit ses derniers jours dans la contemplation ; sa mort
[38 min]
Interprètes
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider violon et direction
Anton Holmer direction*
Pinchas Zukerman alto
Amanda Forsyth violoncelle
* Pièce de Camille Pépin
Télérama partenaire de l’événement.
Pépin, Aux confins de l’orage
Composition : 2021.
Commande : Concours international de jeunes chefs d’orchestre de Besançon Franche-Comté.
Création : Besançon, Théâtre Ledoux, 18 septembre 2021, à l’occasion de l’épreuve finale du concours, par l’Orchestre national de Lyon et Chloé Dufresne, Jong-Jie Yin et Deun Lee (direction).
Trois phénomènes transitoires lumineux précédant l’orage m’ont inspiré cette œuvre. Ils ont lieu en haute atmosphère et étant invisibles depuis la Terre, j’ai imaginé des couleurs orchestrales propres à chacun.
Les «Sphères jaune-orange» sont des disques de lumière se propageant dans l’espace en cercles concentriques. Nés d’un impact électromagnétique dans l’ionosphère, ils changent de couleur durant leur propagation en passant du jaune à l’orangé. Cette transformation s’opère par le transfert d’accords-sphères d’un pupitre à l’autre. Si l’attaque est donnée aux claviers (harpe, célesta, vibraphone), leur résonance se fait dans les vents et se prolonge au quatuor à cordes soliste au-devant de l'orchestre. Circulant ainsi, ils semblent planer sur un tapis de cordes céleste et immobile. Sept accords-sphères égrènent les notes du motif fondateur de l’ouvrage dans ce mouvement lent. Dans cette couche de l’atmosphère la plus éloignée de nous, la lumière scintillante est surtout fragile.
Elle vacille. Une nappe gronde.
D’un agrégat tonitruant naissent les «Sylphes rouges», plus bas dans la mésosphère. Ce sont des filaments liquides et incandescents s’écoulant vers la Terre et se résolvant en volutes lumineuses au rouge intense. Joués par les bois aigus, ils ne s’arrêtent jamais malgré les déflagrations présageant l’orage (timbales, grosse caisse, vents graves). Cuivres et cordes font entendre en alternance les accord-sphères jusqu’à s’unir pour s’embraser en un moment plus lyrique. Le ciel rougeoie encore un peu avant de s’apaiser.
Le dernier mouvement s’ouvre par un épisode froid et venteux nous emmenant vers la stratosphère. C’est dans cette strate de l’atmosphère la plus proche de nous que fusent à une vitesse hallucinante les «Jets bleus». Ces traits de lumière aussi brefs que rapides sont joués par les bois teintés de l’éclat des claviers. Avant le déchaînement, apparaît un moment suspendu et cosmique. Le cor y reprend le motif mélodique des accord-sphères dont la résonance se propage dans les bois puis les cordes avec sourdine. La matière gonfle et s’étend à tous les cuivres, exposant une dernière fois ces sept notes en un choral éclaté et rayonnant. Puis, avec une certaine urgence, les fulgurants jets bleus reprennent leur course effrénée. Plus ils se rapprochent de la Terre, plus le son se fait abrupt et sec. Enfin, un dernier grondement tumultueux, un ultime coup de tonnerre : c’est l’orage.
– Camille Pépin
Mozart, Sinfonia concertante
En dépit de son intitulé italien, la Sinfonia concertante pour violon et alto porte la marque de Mannheim et Paris, où Mozart séjourna en 1777-1778. C'est dans ces deux villes que se développa principalement le genre nouveau de la symphonie concertante, adaptation du principe du concerto grosso baroque au cadre de la sonate classique et aux possibilités nouvelles offertes par les virtuoses. La symphonie concertante était particulièrement en vogue dans la capitale française, où elle fit les beaux jours du Concert spirituel avec un apogée vers 1770 : il en naquit plusieurs centaines en quelques mois et, à lui seul,
Giuseppe Cambini en composa près de quatre-vingts. Elles adoptaient une découpe en deux mouvements vifs dans des tonalités majeures et reposaient sur des mélodies plaisantes et gaies, où pouvait s’illustrer le brio des instrumentistes : ainsi le genre gagna-t-il l’enthousiasme d’un nouveau public, issu de la bourgeoisie. Le genre essaima rapidement à Mannheim, berceau de la symphonie. S’ils composèrent des symphonies concertantes «à la française», les frères Stamitz, les Cannabich ou Danzi préféraient la forme en trois mouvements de la symphonie, soit deux mouvements vifs encadrant un mouvement lent plein de sensibilité, avec un orchestre au rôle plus développé et traversé de forts contrastes dynamiques (le fameux «crescendo de Mannheim»).
C’est à ce schéma que se réfère l’œuvre de Mozart, composée à Salzbourg en 1779 et l’une des rares contributions du compositeur autrichien au genre de la symphonie concertante : après le Concertone KV 190/186e avec deux violons, hautbois et violoncelle concertants (1774), puis le Concerto pour trois pianos KV 242 (1776), Mozart effectua six nouvelles tentatives à Paris en 1778 et à Salzbourg l’année suivante. Quatre seulement aboutirent : la Symphonie concertante pour hautbois, clarinette, basson, cor et orchestre KV 297b, le Concerto pour deux pianos KV 365, celui pour flûte et harpe KV 299 et la Sinfonia concertante pour violon et alto.
De la symphonie concertante pour piano et violon (KV Anh. 56/315f) et de celle pour violon, alto et violoncelle (KV Anh. 104/320e), il ne demeure que quelques mesures. Avec deux cordes solistes, la Sinfonia concertante reprend un effectif que Carl Stamitz prisait particulièrement. Mais Mozart fait dialoguer le violon et l’alto, qui sont loin de former un ensemble indissociable : ils sont plutôt traités dans l’esprit d’un double concerto. L’écriture orchestrale est largement influencée par l’école de Mannheim, et la palette est rehaussée par la division des altos en deux groupes : ils s’équilibrent ainsi avec les deux parties de violons, tout comme les deux solistes entre eux. Ce souci de symétrie est renforcé par la scordatura de l’alto solo, accordé un demi-ton plus haut qu’à l’accoutumée, de manière à rivaliser en brillance avec son compagnon. Une fois encore, l’invention est d’une richesse incroyable, autant dans le majestueux premier mouvement que dans le sombre Andantino, marqué certainement par la disparition récente de la mère de Mozart, et le primesautier finale, qui fait un usage original de la forme rondo-sonate. La variété de l’écriture instrumentale et la beauté des mélodies forcent l’admiration, tant dans l’orchestre que dans les parties solistes. L’alto solo déploie un jeu particulièrement virtuose pour l’époque, ce qui laisse à penser que Mozart joua cette partie lui-même. Mais le violon n’est pas en reste : la Sinfonia concertante montre Mozart au faîte d’un style de synthèse, capable d’exquises ornementations et d’éclats puissants, de voiles diaphanes et de textures compactes, de phrases immenses et d’éclats fusant de toutes parts. De Paris, de Mannheim et de l’Italie, il a su retenir le meilleur ; il s’est approprié les genres en vogue en les pliant à sa manière : telle est la marque d’un génie hors du commun.
– Claire Delamarche
Strauss, Don Quixote
Composition : 1897.
Création : Cologne, 8 mars 1898, par l’Orchestre Gürzenich, sous la direction de Franz Wüllner, avec au violoncelle Friedrich Grützmacher.
C’est en 1891, par l’intermédiaire de Cosima Wagner qu’il a rencontrée deux ans plus tôt, que Richard Strauss découvrit le roman en deux parties El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha (L’Ingénieux Gentilhomme Don Quichotte de la Manche), de Miguel de Cervantès (1547-1616). Cosima espérait ainsi consoler par la littérature un Strauss frappé par une pneumonie qui l’obligea à renoncer à diriger Tannhäuser à Bayreuth : «Je crois que vous y trouverez noble source d’amusement et de divertissement !» C’est ainsi que, quelques années plus tard, Don Quixote devint la cinquième œuvre musicale d’inspiration littéraire de Strauss, après notamment Macbeth (1890) et Ainsi parlait Zarathoustra (1896). Strauss évoque dès le 11 octobre 1896 dans son journal, alors qu’il est en vacances à Florence, l’idée de cette nouvelle composition : «Don Quixote, variations folles, libres, sur un thème chevaleresque». Le 16 avril 1897, il annonce l’avancée de la rédaction de son nouveau poème symphonique Héros et Monde, (qui deviendra ensuite Une vie de héros) et en parallèle, selon les propres mots de Strauss, d’«une pièce satirique : Don Quixote, pour l’accompagner». Strauss a en effet imaginé Don Quixote comme le pendant léger et humoristique d’Une vie de héros, qui ne pourrait être selon lui totalement compris sans la connaissance préalable de ce dernier. Mais la rédaction de cette nouvelle composition, dans un contexte professionnel surchargé, se révèle plus complexe que prévu et Strauss met de côté Une vie de héros pendant de longs mois pour se concentrer sur Don Quixote : «Don Quixote est une œuvre délicate à écrire, écrit-il à son épouse, et qui m’a tiré beaucoup de soupirs, quoique pas autant qu’aux critiques quand ils l’entendront.» Strauss met enfin le point final à cette partition le 29 décembre 1897 à 11h42 précise !
Cette œuvre étonnante, ni tout à fait poème symphonique ni tout à fait concerto, n’a guère d’équivalent dans sa forme au sein de la littérature musicale. Strauss met à profit son inépuisable sens de la fantaisie pour exploiter toute la richesse des timbres du grand orchestre symphonique post romantique, et donner vie aux fantasques péripéties de Don Quichotte et de son fidèle écuyer Sancho Panza, incarnés pour le premier par un violoncelle solo, et pour le second par l’alto et parfois le tuba ténor et la clarinette basse. Rarement en effet une musique aussi descriptive aura trouvé un tel raffinement ! En adoptant une forme à variations, Strauss permet à la fois d’unifier le discours à travers un thème unique et récurrent, en l’occurrence, celui de Don Quichotte, et de donner à chaque variation un caractère propre aux dix chapitres retenus du double roman de Cervantès.
«Là où est la musique, il n’y a pas de place pour le mal»
Miguel de Cervantès
L’œuvre débute par une vaste introduction orchestrale qui, à la façon d’une ouverture d’opéra, esquisse un portrait des différents personnages à travers différents fragments thématiques : Don Quichotte plongé dans la lecture assidue de romans de guerre et de chevalerie, la perte de son discernement, le départ pour «sa» guerre avec son écuyer Sancho Panza, mais aussi Dulcinée, au hautbois sur des arpèges de harpe, promise rêvée mais jamais rencontrée. Le violoncelle solo énonce ensuite en intégralité le thème de Don Quichotte, délicieux de volontarisme débridé teinté d’ironie et de mélancolie, Strauss offrant un regard plus tendre que moqueur sur son personnage. Il est une des plus grandes réussites de Richard Strauss car il dépeint parfaitement à la fois le caractère tourmenté du héros, son innocence, sa lutte contre les hallucinations de son imagination, de son propre monde.
Les aventures se succèdent ensuite dans un tourbillon de couleurs et d’effets sonores : l’auditeur croise ainsi les dissonances stridentes des cuivres pendant le combat contre les troupes de l’Empereur Alifanfaron, confondues avec un troupeau de moutons, un duo de bassons incarnant les deux sorciers qui ne sont en réalité que deux pauvres moines bien inoffensifs en train de converser, des traits chromatiques des flûtes ainsi que de la machine à vent pour la chevauchée dans les airs, mais avec une pédale des cordes graves pour nous rappeler que l’on reste bien sur terre. Ces pages purement descriptives côtoient des variations franchement poétiques comme la troisième, où Don Quichotte essaie de convaincre Sancho Panza de la légitimité de son combat au cours d’un savoureux dialogue entre les deux instruments solistes. Le finale est un sommet d’émotion et de tendresse, bien éloigné de l’esprit burlesque qui animait les épisodes précédents : revenu à la raison, don Quichotte est entouré de ses proches. Le violoncelle entonne un chant élégiaque, alors que des souvenirs des aventures sont énoncés furtivement par l’orchestre. Dans les dernières mesures, l’orchestre s’efface pudiquement, et c’est dans une atmosphère de recueillement que la mort de Don Quichotte est représentée par un saisissant glissando du violoncelle, avant deux derniers accords lumineux de l’orchestre, tout en douceur, annihilant tout effet larmoyant pour nous rappeler dans un clin d’œil que tout ceci n’est que littérature.
– Raphaël Charnay
Le titre original de la première partie du roman de Cervantès, publiée en 1604, est El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha. La deuxième partie est publiée en 1615. Le «x» original est remplacé dans le castillan moderne par la jota «j», perdant au passage le son [ ʃ ] (ch) original. Mais celui-ci est conservé en français, d’où la transcription de la lettre «x» en «ch». Richard Strauss a conservé le «x» du roman original plutôt que lui appliquer une transcription «sch» à l’allemande, à la sonorité légèrement différente.
Le finale de Don Quixote (la mort de Don Quichotte), avec au violoncelle Jacqueline du Pré, au cours d’une répétition avec Sir Adrian Boult et le New Philharmonia Orchestra. (Sur la photo, il s’agit de Sir John Barbirolli.)
https://youtube.com/playlist?list=RD3FNlLmLwuDA&playnext=1
Don Quichotte en musique, la chronique d’Anna Sigalevitch sur France Inter