Roméo et Juliette de Prokofiev
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Programme détaillé
Ma Mère l’Oye, cinq pièces enfantines
I. Pavane de la Belle au bois dormant : Lent
II. Petit Poucet : Très modéré
III. Laideronnette, impératrice des pagodes : Mouvement de marche
IV. Les Entretiens de la Belle et de la Bête : Mouvement de valse modéré
V. Le Jardin féerique : Lent et grave
[16 min]
Concerto pour violoncelle et orchestre
Première partie
I. Granitique
II. Vif
Deuxième partie
III. Paradisiaque
IV. Cadence
V. Orgiaque
[25 min]
Roméo et Juliette
Suite de concert composite réalisée par Stéphane Denève : extraits des suites n° 1 (op. 64 bis), n° 2 (op. 64 ter) et n° 3 (op. 101)
– Montaigus et Capulets (Danse des chevaliers) (suite 2), extrait 1
– Menuet (suite 1)
– Juliette enfant (suite 2)
– Masques (suite 1)
– Montaigus et Capulets (Danse des chevaliers) (suite 2), extrait 2
– Roméo et Juliette (Scène du balcon) (suite 1)
– Père Lorenzo (suite 2)
– Mort de Tybalt (suite 1)
– Roméo au tombeau de Juliette (suite 2)
– Mort de Juliette (suite 3)
[45 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Stéphane Denève direction
Gautier Capuçon violoncelle
France 3 Auvergne-Rhône-Alpes partenaire de l’événement.
Ravel, Ma Mère l’Oye
Composition pour piano : 1908.
Création de la version originale : Paris, salle Gaveau, 20 avril 1910, par Germaine Durony et Jeanne Leleu, pour le premier concert de la Société musicale indépendante.
Orchestration par le compositeur : 1911.
Nombreuses furent les œuvres orchestrales de Ravel à connaître une première version pianistique : c’est notamment le cas d’Une barque sur l’océan, de la Rapsodie espagnole (écrite pour deux pianos), de la Pavane pour une infante défunte, d’Alborada del gracioso ou du Tombeau de Couperin. Ma Mère l’Oye (pour quatre mains) et les Valses nobles et sentimentales se virent également portées à l’orchestre, et même à la scène, puisqu’elles furent créées en 1912 (l’année de Daphnis et Chloé, écrit pour les Ballets russes de Diaghilev) sous forme de ballets.
«Le dessein d’évoquer dans ces pièces la poésie de l’enfance m’a naturellement conduit à simplifier ma manière et à dépouiller mon écriture», explique Ravel en 1928. Il est vrai que ces cinq pièces, qui font suite au piano virtuose de Gaspard de la nuit, sont autant d’exquises miniatures où la pudeur le dispute à la beauté.
Composées pour les petits Godebski en 1908, inspirées de Charles Perrault (Contes de ma mère l’Oye, 1697), de la baronne d’Aulnoy (Le Serpentin vert, 1697) et de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (La Belle et la Bête, 1757), elles sont de la veine des plus grandes «enfantines», au même titre que les Scènes d’enfants schumanniennes ou les Enfantines de Moussorgski ; une veine avec laquelle renouera l’opéra L’Enfant et les Sortilèges, composé quelque dix ans plus tard.
La très belle orchestration de 1911 conserve, contrairement à la suite de ballet, le déroulement du recueil pianistique. Une douce pavane emplie de couleurs modales évoque la Belle au bois dormant, bientôt remplacée par le Petit Poucet, qui erre sur des gammes en tierces aux cordes et chante sa mélodie toute simple au hautbois ou au cor anglais. Après les feux d’artifice de Laideronnette, impératrice des Pagodes (petits personnages de porcelaine), qui convoque une Chine de pacotille dans un pentatonisme de touches noires (comme les Pagodes de Debussy…), les Entretiens de la Belle et de la Bête, où supplie un contrebasson caverneux, prennent la forme d’une valse relevée de doux accents sur le temps faible. La dernière pièce est une merveille de grâce et de simplicité, avec ses suites d’accords parfaits, ses cordes émues, ses éclats de jeu de timbres, de harpe et de célesta et son grand crescendo final.
– Angèle Leroy
Connesson, Concerto pour violoncelle
Composition : 2008.
Commande : Musique nouvelle en liberté.
Création : Paris, Maison de la Radio et de la Musique, 8 novembre 2008, Paris (France), dans le cadre du festival Paris de la Musique / MNL, par Jérôme Pernoo (violoncelle) et l’Orchestre de l’Opéra de Rouen, sous la direction de Jérémie Rhorer.
Dédicace : à Jérôme Pernoo.
C’est par un début minéral et granitique que s’ouvre mon concerto. De grandes harmonies forte à base de quartes et des chocs de pierres et de fouet créent un paysage lunaire et ascétique. Ce premier thème d’accords va servir de colonne portante à toute la première partie. Après l’entrée théâtrale du soliste, un deuxième thème apparaît, plus chantant et mélismatique. Tout ce premier mouvement exprime une tension croissante qui aboutit par accélération progressive au deuxième mouvement. Tout ce qui était minéral dans le premier devient liquide dans le second. Deux thèmes dialoguent également : un premier rythmique, dérivé du premier mouvement et un deuxième très vocal. L’orchestre entoure le soliste d’une sorte de scherzo aquatique qui deviendra de plus en plus dramatique au fil du mouvement.
Après une pause commence la deuxième partie de l’œuvre, dans laquelle s’enchaînent trois mouvements : le troisième est une calme méditation en contraste total avec la première partie, un «jardin des Hespérides» paradisiaque où alternent la longue mélodie du soliste et des myriades d’oiseaux et d’insectes aux flûtes et xylophone. Au centre se déploie une partie étrange en pizzicati soutenus par un orgue de verre. Le quatrième mouvement est une grande cadence du soliste dans laquelle se combinent les différents motifs de la partition. Une danse joyeuse et violemment rythmique conclut ma partition.
– Guillaume Connesson
Prokofiev, Roméo et Juliette
Composition : 1935.
Commande : Théâtre d’État Kirov (Leningrad).
Création : Brno (Tchécoslovaquie), Théâtre Mahen, 30 décembre 1938.
Le ballet Roméo et Juliette, l’une des œuvres les plus célèbres de Prokofiev, occupe une position charnière dans sa production. En effet, après s’être exilé en Occident (essentiellement en France et aux États-Unis) de 1918 à 1935, Prokofiev, pris du mal du pays, songeait à revenir s’installer en Russie. Ayant déjà fait plusieurs tournées triomphales dans son pays d’origine, il pensait y être accueilli favorablement. Mais le moment était plutôt mal choisi : après avoir encouragé les artistes dans une certaine modernité, censée représenter un esprit d’avant-garde révolutionnaire, les autorités soviétiques opéraient alors un net revirement, prônant un art simple et accessible au peuple, dénué de toute sophistication «formaliste» qui serait jugée comme bourgeoise et dépravée. Le symbole de ce tournant est la censure qui s’est abattue sur Chostakovitch, à propos de son opéra Lady Macbeth de Mtsensk, en janvier 1936.
La commande de Roméo et Juliette, émanant du Théâtre académique d’État de Leningrad, était parvenue à Prokofiev avant même qu’il ne se réinstalle définitivement en Russie. Shakespeare était alors très en vogue en URSS. Le couple de héros Roméo et Juliette pouvait être interprété comme le symbole d’une jeunesse audacieuse, faisant fi de conventions sociales des générations antérieures, pour affirmer une société nouvelle, régénérée.
S’inscrivant dans la postérité du Lac des cygnes de Tchaïkovski, le ballet est conçu comme un vaste spectacle d’une durée de près de deux heures trente, parcouru de thèmes conducteurs qui en assurent l’unité musicale, d’un lyrisme et d’une intensité dramatique proche de l’opéra, où la danse, la gestuelle et les expressions du visage se substituent aux paroles d’un livret. Désirant se faire accepter comme compositeur soviétique, Prokofiev a simplifié son langage, redevenu résolument tonal, au profit d’une veine mélodique généreuse, tout en parvenant à rester profondément personnel et original.
Mais dès la nouvelle de son retour connue, les jalousies s’éveillèrent chez les compositeurs soviétiques qui voyaient d’une mauvais œil cette concurrence venue de l’étranger, contaminée par l’esprit décadent de la bourgeoisie capitaliste, et ils fourbissaient leurs critiques et leurs attaques. Prokofiev se jeta avec une certaine naïveté «dans la gueule du loup». Il présumait que son expérience de la modernité en Occident ferait de lui le rénovateur dont l’Union soviétique avait besoin, et que sa musique y serait acclamée comme à la fois «facile et savante ou savante mais facile». Mais il déchanta très vite, et comprit que les autorités soviétiques entendaient seulement mettre au pas le transfuge revenu au bercail, le considérant tout bonnement comme une prise de guerre gagnée sur l’Occident.
«Ce qu’il nous faut, c’est de la grande musique, c'est-à-dire de la musique qui tant par sa conception que par son exécution technique reflète la grandeur de l’époque […]. D’abord, elle doit être mélodieuse ; mais la mélodie doit aussi être simple et compréhensive, sans être répétitive ou banale. […]La même chose s’applique à la technique et au langage : il doit être clair et simple sans être conformiste. Nous devons chercher une nouvelle simplicité.»
(S. Prokofiev, Isvestia, 16 novembre 1934).
Les ennuis commencèrent très vite. Suite à un changement de direction, le Théâtre d’État de Leningrad (rebaptisé Kirov, aujourd’hui Mariinski) annula la commande. Heureusement, à Moscou, le Théâtre Bolchoï prit le relai. Mais lorsque Prokofiev apporta la partition achevée pour une première lecture au piano, il rencontra une hostilité générale de la part du comité : l’œuvre fut déclarée injouable et indansable. Elle bénéficia seulement d’une création partielle à Brno en 1938.
Pour que sa musique soit néanmoins entendue en concert, Prokofiev en tira immédiatement deux suites de concert dans lesquelles figurent les moments essentiels de la partition (une troisième suite fut réalisée plus tard, en 1944). Ce n’est qu’en 1940 que la création chorégraphique du ballet put avoir lieu en URSS, sur la scène du Théâtre Kirov, dans une version qui avait subi de nombreuses modifications et mutilations imposées par le chorégraphe. Dans la suite de sa carrière, Prokofiev dut endurer encore bien des déceptions, frustrations et humiliations...
Heureusement, rien de ce destin contrarié ne transparaît à l’écoute de la musique, d’une expressivité pleine de contrastes, d’une fraîcheur et d’une vitalité à l’image de l’intrigue palpitante vécue par les amants de Vérone.
La version choisie pour ce concert, réalisée par le chef d’orchestre Stéphane Denève, est une sorte de synthèse des trois suites de concert, qui reconstitue l’ordre de l’intrigue dramatique en sélectionnant les passages les plus célèbres et les plus significatifs du ballet.
Ce sont tout d’abord les «Montaigus et Capulets» qui s’avancent dans la salle de bal pour une «Danse des chevaliers» pleine d’arrogance et de défi. La lourdeur des cuivres et percussions, la mélodie tout en arpèges extravertis et un second motif fort appuyé laissent place à un épisode central d’un caractère noble et mystérieux, où dominent la douceur et la légèreté des flûtes, les pizzicati de cordes, la harpe et le célesta : c’est la danse de Juliette avec Pâris, un prétendant qui lui fait la cour. Le bal se poursuit par un «Menuet» pompeux, paré de mille couleurs orchestrales.
Un intermède plein de fraîcheur évoque la jeune Juliette, espiègle enfant de 14 ans passant en un instant de la joie bondissante et mutine à une douce rêverie romantique.
Le bal se poursuit avec la danse des «Masques» : il s’agit en fait de Roméo et Juliette qui exécutent une danse très stylisée, piquante et énigmatique, dans un tempo de marche légère et bien scandée.
Après le rappel de la rivalité des clans opposés, nous entrons dans un monde où le temps semble suspendu : il s’agit de la «Scène du balcon» où Roméo et Juliette se retrouvent enfin seuls, dans une ambiance voluptueuse crée par de riches harmonies et d’amples mouvements mélodiques, quasi extatiques.
Roméo va trouver le père Lorenzo, qui va marier les amoureux. Le portrait musical du moine est fait d’une calme assurance bienveillante et réconfortante. Mais l’action violente reprend le dessus au tableau suivant, où s’affrontent en duel Tybalt et Mercutio. Puis, Roméo venge son ami en frappant Tybalt à mort (étonnante succession de quinze coups fatals, que Prokofiev avait refusé d’écourter malgré l’injonction du chorégraphe). La scène se termine par une déploration tragique, rude et farouche. Roméo est banni loin de Vérone.
Refusant le mariage avec Pâris qu’on lui impose, Juliette, avec l’aide du père Lorenzo, a simulé la mort et a été ensevelie. Apprenant la nouvelle sans avoir pu être averti à temps du stratagème, Roméo se précipite au tombeau, et dans son désespoir, il se donne la mort en avalant une fiole de poison. L’élégie déchirante se mêle à des accents pesants de marche funèbre, mais Roméo s’éteint soudain dans le silence.
Juliette s’éveille alors dans le tombeau et, découvrant Roméo, va quérir sur ses lèvres la mort en un dernier baiser. Cette scène finale d’un grand lyrisme, étonnamment concise, confine au sublime.
– Isabelle Rouard