The organ
◁ Retour au concert du lundi 6 février 2023
Programme détaillé
Avant le son, d’après un chant égyptien
[3 min]
Recercada primera sobre passamezzo antico
[10 min]
Tiento 59 de medio registro de tiple de segundo tono
[7 min]
«Melodia», extrait de la Sonate pour violon seul
[5 min]
Sonate pour viole de gambe et clavecin en sol majeur, BWV 1027
I. Adagio
II. Allegro ma non tanto
III. Andante
IV. Allegro moderato
[15 min]
--- Entracte ---
Musique d’autres jours, pour violoncelle et orgue
[7 min]
Prélude et Fugue pour orgue en do majeur, BWV 547
[10 min]
Elegy for Trisha, pour violoncelle et orgue
[13 min]
Distribution
Sonia Wieder-Atherton violoncelle
Bernard Foccroulle orgue
Wieder-Atherton, Avant le son
Composition : 2013, pour le spectacle Odyssée.
Création : Aix-en-Provence, Théâtre du Jeu de paume, du 5 au 7 mars 2013, dans le cadre de Marseille-Provence 2013.
S’inspirant d’une mélodie égyptienne, Avant le son est une pièce conçue par Sonia Wieder-Atherton pour Odyssée, un spectacle pour violoncelle et chœur imaginaire. La violoncelliste y entraînait son public dans de nouvelles régions musicales, partageait les trouvailles faites au fil de ses voyages, toutes ces mélodies découvertes par hasard et qu’elle avait souhaité emporter avec elle. Troisième volet d’un triptyque puisant successivement dans le chant liturgique juif, les mélodies d’Europe centrale et la musique méditerranéenne, Odyssée était néanmoins un voyage solitaire, voyage intérieur et exploration du monde : «Il m’est très vite apparu que, dans mon imaginaire, la Méditerranée c’était d’abord une image. Celle d’une scène ronde, au parterre de sable noir, entourée de gradins en pierre. Une femme seule, entourée par la mer, parle, crie chuchote. À la terre, aux dieux, à elle-même.» Un chant égyptien se rappelait à elle. Une de ces choses impromptues entendues à toute heure, qui frappent qui ou émeuvent, et que la musicienne garde précieusement en mémoire bien qu’elle en perde parfois l’origine.
Sonia Wieder-Atherton aime raconter comment elle est venue au violoncelle. Et comment le violoncelle est venu à elle, «parce que je voulais un instrument à cordes, quelque chose qui soit proche de la voix humaine et qui me permette de faire durer le son aussi longtemps que je le voulais». Dans Avant le son, le violoncelle change de voix, trouve un nouveau souffle en s’identifiant aux instruments à vent. Son modèle est le ney, une flûte typique dont le nom d’origine persane évoque le roseau originel. Très tôt représenté dans les cultures sumériennes et égyptiennes, notamment sur des peintures tombales de l’âge des pyramides, le ney exige de celui qui en joue une maîtrise parfaite dans la façon de guider le souffle. Il en dépend à la fois la qualité du timbre et la justesse. Si la violoncelliste doit plutôt veiller au placement de ses doigts sur les cordes, Sonia Wieder-Atherton a souhaité retrouver sur son propre instrument la richesse et la singularité sonore du ney. Reproduire ces harmoniques qui surgissent entre les notes et provoquent un basculement soudain. En passant d’une note à l’autre, le violoncelle fait émerger à son tour de magnifiques harmoniques. Avant le son est une exploration de l’entre-deux, de l’espace entre les sons, de cet espace qui est encore dans la résonance de l’un et déjà dans l’attaque de l’autre. Avec cette troublante idée que chaque son porte en lui cet espace et ces autres sonorités mystérieuses.
– François-Gildas Tual
Ortiz, Recercada primer
Publication : 1553.
Lyon, 31 mars 1504 ; à l’issue de la troisième guerre d’Italie, Louis XII cède la ville de Naples à Ferdinand II d’Aragon mais préserve les possessions milanaises et génoises. Les Espagnols s’installent en Italie. C’est ainsi que Diego Ortiz, originaire de Tolède, arrive à Naples vers 1553 en tant que maître de chapelle à la cour du Vice-roi, le troisième duc d’Albe. Si des historiens ont cru le reconnaître parmi les personnages des Noces de Cana de Véronèse, on ne sait guère de choses sur lui sinon qu’il a travaillé pour le Palais ducal et qu’il est resté à Naples jusqu’au début des années 1570. La suite est incertaine ; peut-être a-t-il été au service de la famille Colonna à Rome entre 1572 et 1576. Et la seule chose qui soit véritablement certaine demeure sa musique, un Traité de gloses publié à Rome en 1553 et orné du seul portrait qu’on lui connaisse, puis les motets du Premier Livre de musique paru en 1565.
Le premier ouvrage de Diego Ortiz surprend par ses conceptions novatrices de la variation contrapuntique ou ornementale. Héritier des traités de Ganassi, il expose, en espagnol et en italien, les différentes techniques de la diminution ou de la variation à la viole de gambe – vihuela de arco ou violone – et au clavecin. Si l’on y découvre plusieurs versions de la même chanson Doulce memoire, on en retient aussi les reprises de motifs obstinés, reprises annonçant parfois les futurs développements de la basse continue. La structure des pièces est généralement simple et rigoureuse, mais le thème est toujours traité avec une grande liberté. Le compositeur explique alors comment varier les clausules (figures mélodiques), les punctos (intervalles) et pasos (lignes mélodiques conjointes) avec plus ou moins de fantaisie. L’improvisation est d’autant plus noble qu’elle témoigne des qualités de l’instrumentiste. Et ce dernier peut aussi bien s’approprier une œuvre polyphonique qu’inventer un simple déchant sur un motif de plain-chant ou de basse obstinée. Dans le cas d’une pièce avec clavecin ou avec orgue, le claviériste doit «jouer la composition parfaitement» ; la viole «l’accompagne en donnant de la grâce à ce qu’il joue, et en divertissant l’auditeur grâce aux sons différenciés des cordes».
La Recercada primera sobre passamezzo s’inscrit dans la série des Recercadas sobre tenores. Recercada désigne la fantaisie ou la variation dans le traitement du sujet. Les motifs empruntés sont ceux de la folia, de la romanesca, du passamezzo antico et du passamezzo moderno. D’origine italienne, le passamezzo est proche de la pavane avec ses deux formules possibles de basse. Sur deux fois quatre mesures, il est répété tel quel pour que la mélodie puisse se mouvoir librement. Avec, pour seules obligations, le respect de l’harmonie et la conduite des voix. Dire et redire toujours la même chose mais de manières différentes, et cela en échappant aux développements polyphoniques caractéristiques des anciens temps : c’est là le secret de la glose, l’art véritable pour sublimer l’expression des passions.
– F.-G. T.
Correa de Arauxo, Tiento 59
Publication : 1626.
Retour en Espagne en compagnie de Francisco Correa de Arauxo de Acebedo ; dans sa méthode d’orgue imprimée en 1626, Facultad Organica, le musicien raconte ses débuts dans sa ville natale de Séville : «Quand j’ai commencé à ouvrir les yeux sur la musique, il n’y avait aucune trace de musique d’orgue “accidentelle” dans cette ville ; et la première que j’ai vue ponctuée en chiffres [au sens de la tablature], après quelques années, était des versets du huitième ton de Peraza, et, après cela, un peu plus, d’autres de Diego del Castillo, organiste de la Cathédrale de Séville, et, plus tard, de la Chapelle royale.» Nommé lui-même à l’église San Salvador de Séville à partir de 1599, ordonné prêtre en 1608, Francisco Correa de Arauxo a peiné à trouver un poste plus prestigieux. Du moins jusqu’à son arrivée en 1636 à la cathédrale de Jaén, et quatre ans plus tard à celle de Ségovie. Entre-temps, il a fait publier son livre d’orgue avec soixante-neuf tientos en tablature chiffrée, un système de notation propre à l’orgue de la Renaissance.
Le tiento tire son nom du mot tientar, «tâter», soit «essayer» plutôt que seulement «toucher». Renvoyant aux accords posés par le musicien avant qu’il ne commence à jouer, les tientos se présentent sous de multiples formes en fonction de l’époque ou du compositeur. Ils peuvent avoir l’aspect d’une bataille, d’un récit accompagné ou d’un ricercare italien à la nature plus contrapuntique. Le compositeur y fait montre d’une grande attention aux doigtés et au toucher, à l’usage des dissonances et du chromatisme, à la subtilité des imitations et de l’ornementation.
Si la précision du ton suggère une pensée modale à laquelle la musique échappe de plus en plus, la mention de medio registro renvoie à une propriété de l’orgue ibérique. Disposant généralement d’un seul clavier divisé en son milieu, celui-ci permet aux mains de se mouvoir dans des registrations (timbres) distinctes. «Le Tiento 59 fait entendre la voix soliste à la main droite», précise Bernard Foccroulle. «Avec ses diminutions en figures binaires (en doubles et triples-croches), ternaires, en cinq, en sept ou en neuf, c’est sans doute la pièce la plus extraordinaire du recueil d’un point de vue rythmique. Les contrastes entre la gravité de certains passages et l’incandescence des diminutions atteignent des sommets.»
– F.-G. T.
Bartók, Melodia
Composition : 1944.
Dédicace : à Yehudi Menuhin.
Création : New York, 26 novembre 1944, par le dédicataire.
Dans les années 1920, tombé sous le charme d’une jeune et brillante violoniste, Béla Bartók se lançait dans l’écriture de ses deux sonates pour violon et piano. Deux décennies plus tard, la situation a changé. Forcé de se réfugier aux États-Unis, le compositeur se débat contre les contrariétés matérielles, confronté à l’impossibilité de publier ses travaux sur le chant populaire ainsi qu’à d’angoissants problèmes de santé. Parmi les satisfactions toutefois, les interprétations de son Concerto pour violon par Tossy Spivakovsky tout d’abord, par le tout jeune Yehudi Menuhin ensuite. Le second n’en reste d’ailleurs pas là et s’empare de la Première Sonate pour violon et piano. Avant un récital au Carnegie Hall de New York, une rencontre entre le violoniste et le compositeur laisse le second enthousiaste : «Il est réjouissant de voir qu’un jeune artiste s’intéresse à des œuvres contemporaines qui n’attirent aucun public, et qu’il les aime, et qu’il les joue comme il faut.»
Sur la proposition de Yehudi Menuhin, Bartók entreprend alors la composition d’une Sonate pour violon seul dans la lignée des sonates et partitas de Bach. De retour à New York après un séjour à la montagne pour prendre un peu de repos, il retrouve son commanditaire pour vérifier la faisabilité de certaines cordes multiples, de certains doigtés et de coups d’archet, sans oublier l’effet produit par les quarts de tons dans le finale. Est-il si peu sûr de lui pour avoir besoin de tels conseils ? Surpris par la Première Sonate pour violon et piano, Stravinsky ne lui avait-il pas demandé si, par hasard, il n’avait pas été autrefois violoniste ? Mais la nouvelle pièce est particulièrement exigeante, et Yehudi Menuhin lui-même suggère quelques aménagements.
Après une chaconne et une fugue à quatre voix à travers lesquelles on devine l’influence de l’écriture polyphonique pour violon de Bach, le troisième et avant-dernier mouvement, «Melodia», s’impose par son lyrisme teinté de nostalgie. Probablement y a-t-il quelque chose du ton populaire dans de nombreuses tournures et dans la récurrence de certains intervalles ; la mélodie se développe, modale mais indécise. Un poco più andante : les distances de dixième, de septième ou d’octave entre les deux voix offre à la page centrale une couleur quasi irréelle, avec de surprenant effets de trilles à la partie inférieure. Trémolo, alternance de jeux pizzicato et arco, avec ou sans sourdine, en harmoniques : Béla Bartók paraît vouloir tout essayer. Plus encore que la mélodie, le timbre est le fil conducteur. Une solution au problème de l’uniformité que le compositeur craignait en n’ayant à sa disposition qu’un violon. Et Bartók d’écrire à propos de sa sonate : «Je craignais qu’elle soit trop longue. Imaginez... Un seul violon pendant vingt minutes. Mais c’était très bien, au moins en ce qui me concerne.»
– F.-G. T.
Bach, Sonate pour clavecin et viole de gambe en sol majeur
Composition : date non connue.
Bach a probablement composé ses sonates pour clavecin et viole de gambe à Coethen où, durant quelques années, il a profité d’un cadre favorable à la musique instrumentale. En 1716 en effet, un conflit idéologique avec le duc Guillaume-Ernest de Saxe-Weimar l’a incité à changer d’employeur après quatre semaines d’emprisonnement pour insoumission. Il s’est alors installé dans cette petite ville de 5000 âmes, siège de la principauté des Anhalt qui avaient fait de la foi calviniste la religion officielle de leur territoire. Suivant les principes piétistes, la musique y a déserté les pratiques rituelles, et Bach s’en trouvait dispensé des obligations liturgiques. Homme éclairé, le prince Léopold était un artiste accompli, chantait et jouait aussi bien du violon que de la viole de gambe, ayant constitué un ensemble de dix-sept musiciens dont plusieurs provenaient de la chapelle de Berlin récemment dissoute. Les années passées à Coethen ont donc permis l’éclosion de nombreux chefs-d’œuvre : Concertos brandebourgeois, préludes et fugue du premier livre du Clavier bien tempéré, concertos, sonates, suites et partitas pour instruments divers.
Les sonates pour clavecin et viole de gambe s’inscrivent dans la forme corellienne de la sonate, da chiesa (d’église) plutôt que da camera (de chambre), c’est-à-dire faisant alterner mouvements lents et mouvements rapides, et se détournant du modèle de la suite de danses. Si l’on ne peut être sûr de leur destination première – Bach ayant pu aussi les écrire pour le Collegium musicum de Leipzig –, on sait qu’un excellent soliste, Christian Ferdinand Abel, se trouvait à Coethen, et que le prince lui-même était habile dans le jeu de la viole.
L’instrument en question n’est toutefois pas au premier plan. Indiqué sur des parties séparées autographes, le titre précise : a cembalo e viola da gamba, soit, selon l’usage, pour clavier avec accompagnement obligé de viole. Mais ce sont trois véritables parties qui se superposent : une basse et deux voix supérieures, se souvenant d’un trio antérieur pour deux dessus et basse continue. Dialogues, imitations, alternances : les instruments font jeu égal, prennent tour à tour le chant, parfois se figent sur des valeurs longues afin de laisser l’autre sur le devant. Et si le violoncelle s’approprie désormais ces sonates, on n’oubliera pas qu’elles comptent parmi les derniers chefs-d’œuvre offerts à la viole.
– F.-G. T.
Jolas, Musique d’autres jours
Composition : 2020.
Dédicace : à Sonia Wieder-Atherton et Bernard Foccroulle.
Création : Paris, Auditorium de Radio France, 7 février 2021, dans le cadre du festival Présences.
Impossible de résumer le parcours de l’œuvre de Betsy Jolas en ne retenant qu’un seul axe. Il y a chez elle le rapport aux maîtres du passé et à l’évolution du langage, un rapport à l’histoire et aux grands genres musicaux – le quatuor notamment –, aux instruments, à la littérature et aux arts. Au fil des partitions, la compositrice écrit son journal. Son quotidien parfois, avec Quatre Pièces en marge «composées à des moments perdus en août 1983, au coin d’une table de cuisine». Telle une coda imprévue, prolongeant l’Épisode cinquième, pour violoncelle seul. Les «épisodes» étant à Betsy Jolas ce que sont les «sequenze» à Luciano Berio, c’est-à-dire un moment de partage entre le compositeur et ses interprètes, il est revenu à Sonia Wieder-Atherton d’accompagner Betsy Jolas dans son exploration du domaine du violoncelle.
Quelques années plus tard, Betsy Jolas reçoit la commande d’une nouvelle pièce pour célébrer la mémoire de Delphine Seyrig, actrice et militante féministe, militante aux côtés de Ioana Wieder, vidéaste et mère de la violoncelliste. Aussi, lorsque le projet d’un concert mêlant l’orgue et le violoncelle a vu le jour, Bernard Focroulle a-t-il tout naturellement pensé à son amie : «Quant à Betsy Jolas, qui a également écrit une pièce pour orgue et violoncelle, je la connais elle aussi de longue date, et elle a accepté, malgré un agenda chargé, de composer une nouvelle œuvre, intitulée Musique d’autres jours. Un clin d’œil à sa propre Musique de jour… Que j’avais créée à Royan en 1976 et enregistrée en 1989 ! Je suis d’autant plus liée à Betsy Jolas qu’elle m’a proposé de la remplacer pendant une année, au Conservatoire de Paris, afin qu’elle puisse se consacrer à la composition d’un opéra. C’est ainsi que j’ai eu parmi les élèves de sa classe d’analyse des personnalités aussi diverses et aussi brillantes que Laurence Equilbey, Gérard Pesson ou Pascal Rophé.»
La reconnaissance de Betsy Jolas à l’égard de ses interprètes rappelle un peu celle de Béla Bartók à l’égard des artistes capables d’aborder les œuvres contemporaines. Ainsi, la compositrice confie avoir «des rapports très chaleureux avec Bernard Foccroulle et Sonia Wieder-Atherton, qui sont des amis de longue date. D’une manière générale, il me paraît fondamental de savoir pour qui l’on écrit. J’entends leurs sonorités en écrivant, et les pièces sont très différentes selon les dédicataires. Je voudrais dire enfin que je suis extrêmement reconnaissante aux artistes qui veulent bien prendre le temps d’apprendre ma musique. Parfois, l’initiative vient des interprètes, et j’en suis encore plus touchée. Ce fut le cas de Bernard et de Sonia, je n’ai pas pu refuser !».
Le matériau d’une précédente pièce va alors vivre, pour reprendre le terme de Betsy Jolas, de nouvelles «aventures». Comme si ces retrouvailles devaient être l’occasion à la fois de se souvenir et de se projeter, en faisant face pour la première fois au duo avec orgue, «avec ses éternels problèmes d’équilibre et de combinaisons de couleurs». L’occasion aussi de jouer ensemble, entre amis, car le défi lancé aux motifs porte quelque chose en lui de subtilement ludique : «Il y a par exemple des fragments de choral qui se défont et donnent des rubans de gammes ; et ce que j’appelle des tissus chromatiques, en triolets croisés, très pianissimo. La pièce s’ouvre sur une sorte de motif-clé : ré – mi – mi bémol, un jeu sur les tons et les demi-tons, qui gagne en importance au fil de l’œuvre tandis que le violoncelle, sur une durée assez longue, cherche à rejoindre ce mi bécarre en pleine force, échoue, et finalement y parvient et le dépasse.»
– F.-G. T.
Bach, Prélude et Fugue en do majeur
Composition : vers 1744 ?
Prélude : si l’on se réfère à l’étymologie latine du terme (præludere), le mouvement serait préalable au jeu ou, plus exactement, inviterait l’instrumentiste à se préparer à jouer. Introduisant les suites de danses, il prend de plus en plus de place dans la musique de clavier du XVIIIe siècle, associé à toutes sortes de pièces. Le Prélude en do majeur propose une écriture très contrapuntique, à quatre voix avec des entrées en imitation et une grande attention au développement thématique. Un motif récurrent, annoncé au clavier avant d’ouvrir la partie de pédalier, paraît issu d’une précédente cantate, Sie werden aus Saba alle kommen, BWV 65. Symbolisant la descente du Christ sur la Terre, il pourrait indiquer que la pièce a été conçue pour une fête de l’Épiphanie, le prélude pouvant introduire l’office, la fugue le clore. L’écriture en canon et les motifs de gammes évoqueraient alors le rapport entre le Fils et le Père dans un régulier va-et-vient entre le céleste et le terrestre.
De ce prélude, Bernard Foccroulle préfère toutefois retenir le formidable dynamisme, plus proche du caractère de la gigue. La comparaison est d’autant plus pertinente que cette danse a été propice aux développements contrapuntiques dans la musique française et chez Bach. Il en résulte un élan irrésistible, ponctué de riches modulations dans les tons majeurs et mineurs, jusqu’à une conclusion lumineuse avec le retour de la tonalité initiale.
Essentiellement à quatre voix, puis à cinq grâce à l’entrée tardive du pédalier, la fugue impose un style «sévère» mais plein de reliefs. En fait, ce sont tout d’abord trois voix qui se superposent, car à peine le soprano fait-il son entrée que l’alto s’efface. Les voix ainsi se relaient, se mettent régulièrement en retrait au profit des autres. Le sujet est longuement traité sous sa forme originale avant d’être renversé, les intervalles ascendants devenant descendants, les intervalles descendants ascendants. Lorsque le pédalier entre en jeu, il reprend le sujet original mais augmente les durées, remplace les croches par des noires, les doubles-croches par des croches. Peut-être certains motifs évoquent-ils d’autres chorals plus ou moins attachés au temps de l’épiphanie, mais le plus impressionnant demeure la capacité de Bach à construire un édifice polyphonique aussi complexe et solide avec une écriture d’une telle transparence et d’une telle légèreté.
– F.-G. T.
Foccroulle, Elegy for Trisha
Composition : 2020.
Commande : de Radio France.
Dédicace : à Sonia Wieder-Atherton.
Création : Paris, Auditorium de Radio France, 7 février 2021, dans le cadre du festival Présences.
Il y a quelques années, Bernard Foccroulle s’inscrivait dans une longue tradition de la musique française en composant un tombeau pour le clavecin. À l’opposé des pièces de Couperin et de Froberger pour Monsieur de Blancrocher, à l’opposé du Tombeau de Couperin écrit par Ravel, son tombeau n’était destiné à aucune personne en particulier, mais imaginé «pour ceux qui n’en ont pas». Elegy for Trisha, au contraire, ne cache pas l’identité de la dédicataire. En tant que directeur du Festival d’Aix-en-Provence puis du Théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles, Bernard Foccroulle a collaboré à plusieurs reprises avec la chorégraphe Trisha Brown : à l’occasion de la mise en scène de L’Orfeo de Monteverdi en 1998, plus tard sur une chorégraphie de la musique de Rameau. Car la représentante de la postmodern dance ne s’est pas limitée au répertoire musical du ballet ; elle a emprunté à Bach et à Webern, à John Cage et à Salvatore Sciarrino.
Bernard Foccroulle se rappelle avoir été «ébloui» par son Voyage d’hiver, chanté et dansé par Simon Keenlyside sur les lieder de Schubert. Il se rappelle tous les projets partagés avec elle : «La collaboration avec cette immense artiste est l’une des plus belles et des plus intenses qu’il m’ait été donné de vivre. Je garde un souvenir précis de chacune de nos rencontres et séances de travail à Bruxelles, New York ou Aix. Trisha était une artiste d’une grande douceur et d’une exigence extrême. Je me souviens avec une vive émotion du solo improvisé qu’elle nous a offert à Bruxelles fin juin 2007, lors de ma soirée d’adieu à La Monnaie. C’est, je pense, la dernière fois qu’elle a dansé en public.»
Bernard Foccroulle a rendu un premier hommage à Trisha Brown avec Climbing-Dancing, concerto pour violoncelle créé en mai 2018 par Sébastien Walnier au Théâtre de la Monnaie. Elegy for Trisha en reprend le matériau : «Retravailler ces matériaux pour le violoncelle et l’orgue nécessitait d’étudier la relation entre deux instruments extrêmement différents et rarement réunis. Le grand orgue Grenzing de Radio France m’a permis d’explorer de multiples formes de rapprochement ténu, grâce notamment aux trois claviers expressifs ainsi qu’aux nombreux jeux de détail, finement harmonisés. Après une introduction qui explore les fusions de timbres dans les différents registres du violoncelle et de l’orgue, la pièce prend le visage d’un “tombeau” qui se déploie progressivement du grave vers l’extrême aigu. Dans le prologue de L’Orfeo de Monteverdi, Trisha Brown avait rendu un hommage chorégraphique bouleversant à la musique, en contrepoint au chant de la “Musica” ; puisse cette élégie stimuler le souvenir de cette grande artiste et de son œuvre, plus vivante et nécessaire que jamais.»
– F.-G. T.
L’orgue de l’Auditorium
Les facteurs d’orgue :
Aristide Cavaillé-Coll (1878)
Victor Gonzalez (1939)
Georges Danion/S. A. Gonzalez (1977)
Michel Gaillard/Manufacture Aubertin (2013)
Construit pour l’Exposition universelle de 1878 et la salle du Trocadéro, à Paris, cet instrument monumental (82 jeux et 6500 tuyaux) fut la «vitrine» du plus fameux facteur de son temps, Aristide Cavaillé-Coll. Les plus grands musiciens se sont bousculés à la console de cet orgue prestigieux, qui a révélé au public les Requiem de Maurice Duruflé et Gabriel Fauré, le Concerto pour orgue de Francis Poulenc et des pages maîtresses de César Franck, Charles-Marie Widor, Marcel Dupré, Olivier Messiaen, Jehan Alain, Kaija Saariaho, Édith Canat de Chizy, Thierry Escaich ou Philippe Hersant. Remonté en 1939 dans le nouveau palais de Chaillot par Victor Gonzalez, puis transféré en 1977 à l’Auditorium de Lyon par son successeur Georges Danion, cet orgue a bénéficié en 2013 d’une restauration par Michel Gaillard (manufacture Aubertin) qui lui a rendu sa splendeur. La variété de ses jeux lui permet aujourd’hui d’aborder tous les répertoires, de Bach ou Couperin aux grandes pages romantiques et contemporaines. C’est, hors Paris (Maison de la Radio et Philharmonie), le seul grand orgue de salle de concert en France. En juin 2019, il a accueilli la première édition à l’orgue du Concours international Olivier-Messiaen.