The organ
◁ Retour au concert du ven. 15 déc. 2023
À l’aube de son existence, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’harmonium envahit les salons huppés, engendrant un répertoire nouveau dont le Prélude, Fugue et Variation de César Franck est la pièce maîtresse. Il s’allie dans cette partition au piano, comme dans les délicieuses transcriptions de Humperdinck et Brahms. Mais c’est le grand orgue de l’Auditorium, dans tout son mystère et sa puissance, qui répondra au piano dans Choral’s Dream de Thierry Escaich et Joute de Grégoire Rolland. Ce sera l’occasion de découvrir la musique si riche et si humaine de ce jeune compositeur et organiste, que l’Auditorium-Orchestre national de Lyon accueillera comme artiste en résidence durant les saisons 2024/2025 et 2025/2026.
Un concert en famille, puisque Grégoire Rolland fut un brillant élève de Thierry Escaich au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, tout comme le furent Thomas Ospital, aujourd’hui professeur d’orgue dans le même établissement, et Pierre Thibout, pianiste de l’Orchestre national de Lyon.
Deux des plus beaux chorals de Bach, transcrits pour piano par le compositeur italien Ferruccio Busoni, et l’Évocation IV d’Escaich, spectaculaire page d’orgue, montreront les deux artistes en solo.
Programme détaillé
Ouverture de Hänsel et Gretel
Arrangement d’August Reinhard pour harmonium et piano
[8 min]
Joute, pour orgue et piano
[11 min]
Sonate pour violon et piano n° 2, en la majeur, op. 100
Arrangement d’August Reinhard pour harmonium et piano
Premier mouvement, Andante amabile
[8 min]
Évocation IV
[8 min]
Prélude, Fugue et Variation, pour harmonium et piano
[10 min]
Préludes de choral sur «Nun komm’ der Heiden Heiland» et «Nun freut euch, lieben Christen gmein»
Arrangements de Ferruccio Busoni pour piano
[8 min]
Choral’s Dream, pour orgue et piano
[14 min]
Concert sans entracte.
Distribution
Thomas Ospital orgue et harmonium
Pierre Thibout piano
Rolland, Joute
Joute, dialogue pour piano et orgue, tente de mettre en valeur à la fois la complémentarité des deux instruments à claviers, mais aussi ce qui les oppose. C’est pourquoi le titre se veut double : Joute offre cette notion de combat, et dialogue cette idée de deux éléments qui conversent. À n’en point douter, le côté nerveux de l’œuvre et les alternances entre les deux instruments traduisent le titre, dans une idée de surenchère quasi-omniprésente. Les instruments dialoguent et prennent de plus en plus la parole, au point de couper les interventions de l’autre, puis de s’exprimer tous les deux en même temps. Seul un moment au cours de l’œuvre amène un peu de calme, comme si les deux n’arrivaient plus à s’entendre eux-mêmes. Puis le ton monte à nouveau jusqu’à la fin, où les deux instruments se mesurent. Les progressions musicales sont régies par la construction d’un sinogramme. En effet, mon travail s’articule beaucoup autour de la relation entre calligraphie et musique, ou comment dégager une forme musicale et des éléments de tout ordre au travers d’un idéogramme. Dans cette œuvre, le caractère chinois utilisé est 对话 (duìhuà), qui signifie «dialogue». Chaque trait est tracé selon un ordre précis, et offre une courbure spécifique. Cela permet aussi de construire des progressions où les équivalents musicaux de chaque trait se superposent et créent ainsi une expansion continue.
– Grégoire Rolland
Escaich, Choral’s Dream
Choral’s Dream fait partie de ces nombreuses pièces où Thierry Escaich confronte son instrument, l’orgue, à d’autres. Le piano anime le son inerte de l’orgue, par ses arpèges et ses traits perlés. À l’inverse, l’orgue prolonge les résonances du piano, l’enveloppe de son large spectre grâce à ses jeux les plus aigus et les plus graves ; ses jeux de fonds et ondulants apportent assise et moelleux aux sonorités plus percussives du piano.
La fusion entre les deux instruments s’illustre dès les premières mesures, où les harmonies de l’orgue se glissent dans le halo sonore du piano et en émergent tour à tour. Le climat de l’œuvre est d’emblée instauré : onirique, nimbé d’une douce lumière. Le premier thème entendu, dans ce «Rêve de choral», est Aus tiefer Not schrei ich zu Dir : l’équivalent luthérien du De profundis catholique, à savoir le Psaume CXXX, une supplique angoissée du croyant à son créateur («Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur…»). Mais, présenté ainsi dans l’aigu du piano, baigné de pédale, ce thème est dépossédé de son caractère tragique ; le compositeur l’utilise en effet non pour son contenu dramatique, mais pour les perspectives musicales qu’offre sa mélodie. Deux motifs s’en dégagent : le saut de quinte initial, descendant puis remontant au point de départ (ré – sol – ré), et la figure sinueuse qui s’ensuit (ré – mi bémol – ré – do – ré). Chacun de ces motifs va irriguer l’œuvre à sa manière, sans discontinuer, jusqu’aux mesures finales.
Un autre choral luthérien apparaît au premier tiers de l’œuvre, à la voix rauque du Cromorne : Herzliebster Jesu, was hast du verbrochen ? (Jésus aimé de tout cœur, quel mal as-tu commis ?), un choral que Bach a harmonisé sous plusieurs visages dans ses Passions et à l’orgue. Thierry Escaich en livre ici une version tourmentée : recto tono insistant, rythme haché, fioritures nerveuses. Les éléments issus de ce thème entrent à leur tour dans la ronde, se confrontent aux motifs initiaux dans une polyphonie complexe et de plus en plus véhémente où, derrière l’aspect jaillissant et exalté, rien n’est laissé au hasard.
Comme souvent chez Escaich, le rêve vire au cauchemar ; la détresse originelle d’Aus tiefer Not, longtemps tenue à distance, finit par éclater. Mais ici, au contraire de tant de ses œuvres, l’auteur va trouver l’apaisement. Un motif tournoyant du piano, dans le suraigu, sonne l’armistice ; il se dégonfle peu à peu pour entrer dans cette lueur irréelle. L’orgue énonce alors par deux fois Aus tiefer Not, totalement désamorcé. Puis la lumière se met à scintiller, sous l’effet du jeu le plus aigu de l’orgue (Piccolo 1’). On entend alors, dans l’aigu du pédalier, le troisième thème de choral : Wie schön leuchtet der Morgenstern (Comme est belle la lumière de l’étoile du matin) ; ses contours francs d’accord parfait majeur rassurent définitivement l’auditeur, qui glisse doucement, en sa compagnie, vers les échos apaisés et ultimes des motifs entendus précédemment.
Commande du Printemps des Arts de Monte-Carlo, Choral’s Dream a été créé dans le cadre de ce festival le 11 mai 2001, par Claire-Marie Le Guay et le compositeur.
– Claire Delamarche
L’ORGUE DE L’AUDITORIUM
Les facteurs d’orgue :
Aristide Cavaillé-Coll (1878)
Victor Gonzalez (1939)
Georges Danion/S. A. Gonzalez (1977)
Michel Gaillard/Manufacture Aubertin (2013)
Construit pour l’Exposition universelle de 1878 et la salle du Trocadéro, à Paris, cet instrument monumental (82 jeux et 6500 tuyaux) fut la «vitrine» du plus fameux facteur de son temps, Aristide Cavaillé-Coll. Les plus grands musiciens se sont bousculés à la console de cet orgue prestigieux, qui a révélé au public les Requiem de Maurice Duruflé et Gabriel Fauré, le Concerto pour orgue de Francis Poulenc et des pages maîtresses de César Franck, Charles-Marie Widor, Marcel Dupré, Olivier Messiaen, Jehan Alain, Kaija Saariaho, Édith Canat de Chizy, Thierry Escaich ou Philippe Hersant. Remonté en 1939 dans le nouveau palais de Chaillot par Victor Gonzalez, puis transféré en 1977 à l’Auditorium de Lyon par son successeur Georges Danion, cet orgue a bénéficié en 2013 d’une restauration par Michel Gaillard (manufacture Aubertin) qui lui a rendu sa splendeur. La variété de ses jeux lui permet aujourd’hui d’aborder tous les répertoires, de Bach ou Couperin aux grandes pages romantiques et contemporaines. C’est, hors Paris (Maison de la Radio et Philharmonie), le seul grand orgue de salle de concert en France. En 2019 et 2022, il a accueilli les deux premières éditions à l’orgue du Concours international Olivier-Messiaen.