Casse-Noisette de Tchaïkovski
◁ Retour au concert du sam. 16 déc. 2023
Programme détaillé
Casse-noisette
Ballet en deux actes et trois tableaux d’après Alexandre Dumas, sur un conte d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann
Premier tableau
1. La décoration de l’arbre de Noël – Entrée des invités
2. Marche
3. Petit galop des enfants – Entrée des parents
4. Arrivée de Drosselmeyer – Distribution des cadeaux
5. Le Casse-noisette – Grossvatertanz [Danse du grand-père]
6. Scène – Départ des invités – Nuit – Clara et le Casse-noisette
7. Scène – La Bataille
Deuxième tableau
8. Scène – Une forêt de sapins en hiver
9. Valse des flocons de neige
-- Entracte --
Troisième tableau
10. Scène. Le palais enchanté de Confiturembourg
11. Scène. Arrivée de Casse-noisette et de Clara
12. Divertissement
– a) Le chocolat (danse espagnole)
– b) Le café (danse arabe)
– c) Le thé (danse chinoise)
– d) Trépak (danse russe)
– e) Danse de mirlitons
– f) La mère Gigogne et les polichinelles
13. Valse des fleurs
14. Pas de deux. La fée Dragée et le prince Orgeat
15. Valse finale et apothéose
Durée : 1h30 + entracte (20 min).
Distribution
Orchestre national de France
Fabien Gabel, direction
L’Orchestre national de France sera finalement dirigé par Fabien Gabel, le chef Petr Popelka ayant été malheureusement contraint d’annuler sa venue pour des raisons de santé.
Argument
Le soir de Noël, les parents Stahlbaum et leurs invités décorent le sapin. Les enfants sont appelés à contempler le merveilleux spectacle. Le conseiller Drosselmayer, parrain de Clara, entre avec des cadeaux, une poupée et un soldat. Pour consoler les enfants qui ne peuvent emporter les jouets, Drosselmayer sort de sa poche un casse-noisette, dont Clara s’éprend, et que son frère abîme. Après le coucher de tous, Clara revient veiller sur son casse-noisette ; mais alors que minuit sonne, des souris apparaissent à la grande frayeur de la petite fille, et un combat s’engage entre les souris menées par leur roi et les soldats de pain d’épices puis les soldats de plomb dont le casse-noisette prend la tête. Après la victoire de ces derniers, le casse-noisette se change en prince charmant, et il emmène Clara dans son traîneau. Le voyage s’achève au palais de Confiturembourg, où Casse-noisette raconte ses aventures. S’enchaînent ensuite plusieurs divertissements et danses illustrant la fête orchestrée par la fée Dragée. Puis Clara se réveille, seule dans le salon de ses parents.
Genèse de l’œuvre
Composition : février 1891-avril 1892.
Création : Saint-Pétersbourg, Théâtre Mariinski, 6/18 décembre 1892, sous la direction de Riccardo Drigo, dans une chorégraphie de Lev Ivanov.
Lorsque Tchaïkovski s’attelle au début de l’année 1891 à la composition de Casse-noisette, il n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’il a déjà derrière lui ses deux autres ballets, Le Lac des cygnes (représenté en 1877) et La Belle au bois dormant (1888-1889). Comme ceux-ci, l’œuvre est une commande, et le sujet lui en est imposé. Pour autant (et malgré la différence qu’il faisait entre les œuvres qu’il composait de lui-même et celles qu’il écrivait dans des buts plus commerciaux), le compositeur avait expliqué à Rimski-Korsakov au moment de la commande du Lac des cygnes : «J’avais depuis longtemps envie de m’essayer à ce genre de musique.» Et d’ajouter : «Il n’y a pas de genre inférieur en musique, il n’y a que de petits musiciens !»
Tchaïkovski était familier du conte d’Hoffmann dont s’inspirait le scénario de Marius Petipa, le chorégraphe français qui fut à l’origine du renouveau du ballet russe. Il fut cependant très déçu par la version proposée, calquée sur l’adaptation d’Alexandre Dumas. La faiblesse dramatique du deuxième acte, grand divertissement dans la ville imaginaire de Confiturembourg qui ne prolonge en rien l’histoire racontée par l’acte I, lui déplut ainsi beaucoup. C’est en grande partie la raison pour laquelle la composition, malgré son habitude à honorer des commandes et à travailler sans attendre d’être emporté par l’inspiration, lui demanda des efforts, et la création fut ainsi repoussée d’un an. Donnée en même temps que celle de l’opéra Yolande, en décembre 1892, elle fut mitigée, certains saluant la maîtrise de l’auteur et la beauté de la musique, d’autres accusant le ballet de n’avoir suscité que l’ennui.
Au fil de la partition
L’acte I concentre la quasi-totalité de l’action, et mêle pages devenues pour certaines extrêmement célèbres et passages guère entendus, car le ballet est rarement interprété, au concert ou au disque, sous sa forme intégrale. (D’une manière générale, l’acte II est mieux connu : il est plus régulièrement donné seul et c’est également lui qui fournit la majorité de la matière musicale de la suite élaborée par Tchaïkovski après la première de l’œuvre.) La courte ouverture prend le parti de la légèreté (ni cordes graves ni cuivres, en dehors de deux cors ; nuance pianissimo et notes piquées), donnant le ton général de l’œuvre. Les numéros suivants alternent entre musique destinée à faire avancer l’action et arrêts sur image des pièces de caractère.
Dans la première catégorie, l’entrée des enfants sur de pressés triolets staccato, ou celle de Drosselmayer, accompagné d’un thème un peu saccadé des altos complétés des trombones et tuba. Dans la seconde, par exemple, la marche légère du numéro 2, avec ses cuivres et bois en homorythmie, le galop et danse des parents ou la «Grossvatertanz» du numéro 5, danse allemande traditionnelle du XVIIe siècle. Le numéro 6 marque un basculement : alors que toute la maisonnée dort, Clara redescend au salon pour admirer son casse-noisette bien aimé, et le monde réel cède la place à un univers fantastique. Tchaïkovski excelle dans ce changement d’ambiance : trilles frémissants des cordes, glissandos de harpes, flûte et piccolos en petites touches, grognements de clarinette basse, tout concourt à créer une atmosphère d’inquiétude. Un long crescendo orchestral, jusqu’au quadruple forte, mène à la scène suivante, la bataille menée par le casse-noisette contre le roi des souris et ses troupes, où l’on trouve les tropes militaires idoines (tambour, piccolos, etc.). Après la défaite des souris, le petit soldat se transforme en un prince charmant, qui emmène Clara dans son traîneau : dans la forêt féerique, Tchaïkovski nous gratifie d’une «Valse des flocons de neige» aussi légère qu’originale dans ses timbres (qui comprennent dans la version originale un chœur sans paroles de voix de femmes ou d’enfants).
Après le très beau tableau qui clôt l’acte I, les deux héros arrivent au pays de Confiturembourg, portés par les flots du fleuve d’Essence de Rose. La fée Dragée apparaît, accompagnée de ses sonorités de célesta et de harpe (dont la magie est ici renforcée par les deux violons solos). Casse-noisette raconte son histoire – la musique convoque alors des réminiscences de la bataille du premier acte. La table est dressée au son des fanfares, et le cadre est prêt pour le divertissement, une suite de danses miniatures qui comptent parmi les pages les plus connues de ce ballet si célèbre. L’espagnolade du chocolat, avec le sautillement de ses contretemps, les notes piquées et les accents de son thème de trompette, ses castagnettes en triolets, mène au chant géorgien (qu’importe l’exactitude géographique de cette danse «arabe»…) un peu désolé du café. Le thé, lui, fait s’élancer les flûtes en gammes rapides et trilles sur des grognements de basson, avant une danse russe au doux parfum de folklore, sans repos ni arrêt, portée par le tambourin. De délicats petits bergers jouent alors des parallélismes à la flûte, soutenus de pizzicati légers des cordes ; l’on achève ce voyage imaginaire en France, au son de deux chansons populaires, Giroflée-girofla et le bien connu Cadet Rousselle. S’ensuivent la «Valse des fleurs», avec son thème feutré de cors délicatement contrepointés d’une clarinette solo, puis l’ondoyant «Pas de deux», qui présente la fameuse variation de la fée Dragée et ses tendres accords de célesta. Pour finir, une souriante valse, à la fin de laquelle Clara se réveille de ce qui n’était qu’un rêve enchanté.
Soit, l’argument est faible ; mais Tchaïkovski a brodé sur le scénario bancal de Petipa de véritables merveilles musicales. L’orchestration, tout spécialement, est d’une extrême finesse et d’une inventivité rare. Elle convoque d’ailleurs, outre les trompettes et tambours d’enfants présents sur la scène, un instrument nouveau entendu dans un concert parisien, le célesta*, associé dans le ballet au personnage de la fée Dragée, et contribue à l’impression de variété qui se dégage à l’écoute de cette heure et demie de musique. L’inventivité des thèmes et la propension de Tchaïkovski à piocher dans tous les univers (romantisme allemand, folklore français dans les chansons des troisième et douzième numéros, exotisme joyeux des danses de l’acte II) renforcent ce sentiment. Le monde de l’enfance, avec ses terreurs (ah ! les souris…) et ses tableaux idylliques, a profondément inspiré le musicien, qui avait pourtant de nombreuses réticences à propos de l’œuvre achevée. Souvent considéré comme une pièce à part dans l’œuvre du musicien russe, Casse-noisette propose néanmoins une vraie synthèse de l’écriture tchaïkovskienne de ballet en particulier et d’orchestre en général, tout en atteignant le niveau des «enfantines» les plus réussies : on songe notamment à celles de Ravel – comme L’Enfant et les Sortilèges – quelques dizaines d’années plus tard.
– Angèle Leroy
* Célesta : instrument à percussion muni d’un clavier mis au point en 1886 par Auguste Mustel. Ses touches actionnent des marteaux qui viennent frapper des lames métalliques, créant un son proche de celui du glockenspiel. Il a été utilisé, avant Tchaïkovski, par Ernest Chausson dans sa musique de scène pour La Tempête de Shakespeare, et après lui, entre autres, par Mahler (Symphonies n° 6 et 8, Chant de la terre), Holst (Les Planètes), Ravel (Ma Mère l’Oye) ou Bartók (Musique pour cordes, percussion et célesta).